Bœuf carottes et blanquette de Veaux

par Sylvain Rakotoarison
mercredi 26 juillet 2023

« Je considère qu'avant un éventuel procès, un policier n'a pas sa place en prison, même s'il a pu commettre des fautes ou des erreurs graves dans le cadre de son travail. » (Frédéric Veaux, le 23 juillet 2023 dans "Le Parisien").

La petite phrase de Frédéric Veaux, directeur général de la police nationale, dans une interview au journal "Le Parisien" parue le jour même de l'intervention télévisée du Président de la République a fait l'effet d'une bombe médiatique. L'effet d'une bombe à fragmentation.

Frédéric Veaux n'est pas n'importe qui ; il est depuis le 3 février 2020, le directeur général de la police nationale. À 67 ans (qu'il vient d'avoir au début du mois), il a eu une belle carrière qui l'a mené de l'École nationale supérieure de la police à la police judiciaire de Lille, de Nice et de Marseille. Puis, en 1998, il a été nommé directeur régional de la police judiciaire d'Ajaccio, il a participé à l'enquête sur l'assassinat du préfet Claude Érignac (puis il a dirigé l'arrestation d'Yvan Colonna en 2003 sous une autre casquette), ensuite en 2000, directeur régional de la police judiciaire de Lille, etc. Il a occupé divers postes à hautes responsabilités de la police judiciaire. Le 24 décembre 2009, il a été nommé numéro deux de la direction centrale du renseignement intérieur (DCRI) où son nom a été vaguement impliqué dans une affaire annexe de l'affaire Woerth-Bettencourt (il a été blanchi). Limogé par Manuel Valls, il a été nommé numéro deux de la direction centrale de la police judiciaire.

Préfet de la Mayenne le 17 mai 2016, puis préfet des Landes le 7 janvier 2019, Frédéric Veaux est retourné à la police par la grande porte en devenant le directeur général de la police nationale (grand chef de la police), nommé par Emmanuel Macron au conseil des ministres du 29 janvier 2020. Il devrait en principe quitter ses fonctions en septembre 2023 pour prendre sa retraite.

On pourrait difficilement dire que Frédéric Veaux méprise les juges et les lois. Sa compagne est une magistrate réputée, qui a été directrice adjointe de l'École nationale de la magistrature (2006-2008), procureure générale près la cour d'appel de Rennes (2013-2017) puis de Versailles (2017-2018), secrétaire générale du Ministère de la Justice (2018-2020), directrice du cabinet du ministre Éric Dupond-Moretti (2020-2022) et enfin, depuis mars 2022, elle est membre du Conseil Constitutionnelle, l'institution suprême de la justice (nommée par Richard Ferrand).

Mais comme on pouvait l'attendre de lui, Frédéric Veaux n'est pas du genre à ne pas défendre ses hommes, c'est-à-dire les policiers. Il s'est ainsi rendu le 22 juillet 2023 à Marseille (où il avait été affecté il y a longtemps) pour essayer d'apaiser le climat de suspicion et de doute des policiers : en effet, un policier a été placé en détention provisoire à la suite d'une plainte pour coups et blessures lors de la nuit d'émeutes du 1er juillet 2023. Pour beaucoup de policiers, qui ont subi de nombreuses violences de la part de manifestants et d'émeutiers, cette détention provisoire est un scandale et certains ont commencé une grève.

Il faut aussi rappeler un autre contexte, le policier qui a tiré et tué l'ado Nahel le 27 juin 2023 a été, lui aussi, placé en détention provisoire (mais semble-t-il, à part ses avocats, personne dans la police ne semble considérer que ce soit un scandale).

La détention provisoire, c'est-à-dire avant un procès et donc avant une éventuelle condamnation, est toujours extrêmement grave, pour des policiers mais aussi pour tout justiciable, puisque ceux-ci peuvent être innocentés au cours du procès. Elle doit être justifiée et motivée, mais elle peut aussi répondre à une pression sociale et médiatique que les juges tentent souvent de résister pour agir selon leur conscience et le droit. Cette affaire rappelle à quel point il y a traditionnellement, du moins en France, cette rivalité entre la police (répression) et la justice (compréhension sociale). Un syndicat de policiers avait d'ailleurs fustigé la justice, trop laxiste à son goût.

Un mouvement social dans la police (qui est syndiquée à 90%) est toujours très dangereux dans une démocratie car l'ordre républicain pourrait être remis en cause sans cette capacité de défense et de protection. Il y avait donc une urgence à calmer les policiers marseillais avant que le mouvement ne devienne national, d'autant plus que la police sera encore très sollicitée pendant un an avec la perspective de la coupe du monde de rugby puis des jeux olympiques et paralympiques.



L'interview au journal "Le Parisien" est donc consécutive à son déplacement à Marseille. Frédéric Veaux a voulu leur exprimer sa compréhension : « Je comprends l'émotion et la colère. » en précisant : « Le savoir en prison m'empêche de dormir. ». Mais c'est la petite phrase citée en tête d'article qui a provoqué le scandale, principalement dans les ranges de la gauche : « Avant un éventuel procès, un policier n'a pas sa place en prison (…). ».



Dès le dimanche soir, le préfet de police de Paris, qui fut aussi préfet de police des Bouches-du-Rhône, Laurent Nunez, a apporté son soutien à Frédéric Veaux : « Je partage les propos du directeur général de la police nationale. ». Là aussi, Laurent Nunez n'est pas n'importe qui ; il a la confiance du Président Emmanuel Macron qui l'avait nommé Secrétaire d'État à la Sécurité intérieure à l'époque où Christophe Castaner officiait à l'Intérieur.

Pour beaucoup d'observateurs, il est impossible que Frédéric Veaux, haut fonctionnaire respectueux de la hiérarchie, ait pu s'exprimer ainsi sans avoir l'avis et l'accord de son ministre de tutelle, à savoir Gérald Darmanin. Le hic, c'est qu'il n'en aurait pas informé Emmanuel Macron.

On peut imaginer quelle fut l'irritation du Président lorsqu'il a dû s'exprimer sur cette petite phrase lors de son interview du 24 juillet 2023. Il n'avait absolument pas prévu de commenter ni d'alimenter la polémique sur la mauvaise humeur de la police alors qu'il concluait la période politique de cent jours qu'il s'était fixée.

Pendant ce voyage en Nouvelle-Calédonie, Emmanuel Macron et Gérald Darmanin seraient particulièrement en froid (malgré les félicitations publiques du Président à son ministre). Certains proposent comme explication une mesure de rétorsion de Gérald Darmanin parce qu'il n'a pas été nommé Premier Ministre, ce qui laisserait entendre des relations qui pourraient s'apparenter à celles entre Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy. Mais quel intérêt Emmanuel Macron aurait-il eu à nommer Gérald Darmanin à Matignon alors qu'il serait incapable d'élargir la majorité à une quarantaine de députés LR, ce qui manque à la majorité absolue ?

Le Président de la République a donc fait le service minimum sur cette question sur TF1 et France 2 : d'abord, un hommage aux forces de l'ordre qui gardent sang-froid face à la violence fréquente, ensuite l'idée très républicaine que nul n'est au-dessus des lois, et en particulier les représentants de la loi, ceux qui la défendent, les policiers. Nul n'est au-dessus des lois, et aussi, une décision de justice ne doit pas être commenté par le garant de son indépendance.

Le lendemain, les lignes étaient claires. Le 25 matin, la Première Ministre Élisabeth Borne, au cours d'un déplacement, a dit le même "en même temps" présidentiel : hommage à la police et nul n'est au-dessus des lois. Tandis que le Ministre de la Justice Éric Dupond-Moretti, au risque de surprendre les juges qui ne l'apprécient guère, a soutenu les juges dans leur action et condamné les propos du directeur général de la police nationale, y voyant une pression inadmissible sur les juges.

Qu'en conclure ? Deux choses.

Sur le fond, le pouvoir exécutif marche sur des œufs. Le Président de la République a senti le piège, et a su l'éviter en soutenant les policiers sans soutenir l'idée qu'ils seraient au-dessus des lois. Il faudra veiller à ce principe républicain absolument crucial car des tentatives vont avoir lieu dans les prochains mois pour légiférer en ce sens, en imaginant une sorte de protection judiciaire des policiers dans leur action, ce qui réduirait encore la confiance en la police de certaines catégories de la population. Ce projet, soutenu par l'extrême droite en général, pourrait trouver des adeptes au sein de partis dits républicains.

Sur l'aspect plus politique (pour ne pas dire politicien), cela prouve la puissance politique de Gérald Darmanin qui a fait là une démonstration de force assez instructive. En outre, Gérald Darmanin réunira ses disciples à la fin de l'été, démarrant ainsi une écurie présidentielle. À ce rythme-là, pas sûr que le Ministre de l'Intérieur et des Outre-mer (qui voulait au moins avoir le titre de Ministre d'État) fasse long feu au gouvernement. À force de tirer sur la corde, elle finit par céder, même celle d'un premier de cordée.


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (25 juillet 2023)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Frédéric Veaux.
Frédéric Péchenard.
Claude Érignac.
Claude Guérant.
Emmanuel Macron le 24 juillet 2023.
Élisabeth Borne.
Gérald Darmanin.
Le Sénat s'inquiète de l'avenir de la gendarmerie.
Les émeutes urbaines de 2023.
Les gilets jaunes.
Prison à Nancy.


 


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