Endemol a tué un moineau

par Ouri Wesoly
mardi 22 novembre 2005

Certes, ce n’est là qu’une bagatelle, mais qui tue un oiseau met en danger son audimat. La théorie des dominos, c’est le nom qu’on donne au phénomène. Cessera-t-on jamais de s’extasier sur le monde merveilleux de la télé-réalité ? A question idiote, réponse brève : bien sûr que non. On croit toujours que ses concepteurs ont atteint le fond, mais pas du tout, ils continuent à creuser et à découvrir de nouveaux filons. Dernier exemple en date, le « Domino Day » : au départ un rigolo jeu pour bébés : tu fais tomber un domino qui en fait tomber un autre et un autre, et tu souris aux anges dans ton lange. Un concept idéal pour le téléspectateur de base. Simplement, au lieu d’en renverser une dizaine, il faut battre le record mondial de chute de dominos : 4 millions. Ce qui n’est encore rien : avant de les faire tomber, il faut les placer, les 4 millions. Ah, ah : un faux mouvement, un éternuement, un postillon peut-être, et tu peux remettre en place les 2 000 derniers.

Inutile, stupide, sado-masochiste, l’émission devrait donc cartonner dans le monde entier. Elle se déroule aux Pays-Bas, les Néerlandais adorant les dominos, ne me demandez pas pourquoi. Peut-être parce qu’en cas d’urgence, ils peuvent servir à renforcer les digues ? C’est juste une hypothèse. Notez bien que je ne me moque nullement de nos amis du proche Nord : on est bien fous de frites, nous, en Belgique, ça nous fera une belle jambe quand le réchauffement climatique menacera d’inonder le pays.

Quoi qu’il en soit, l’émission, organisée par Endemol (mais oui, ceux du « Loft » et de la « Star Ac » et autres merveilles) se prépara donc dans la riante cité de

Leeuwarden, où une équipe de héros modernes se mit à ranger des dominos, un, puis un autre, puis un, puis un autre. Vers les trois millions et demi, par là, catastrophe : il y avait une fenêtre tout en haut de l’entrepôt- studio, elle était ouverte. Et un moineau entra.

Stupéfaite par l’idiotie de l’occupation, participant elle-même à un jeu télévisé pour oiseaux, ou faisant simplement son boulot de volatile, toujours est-il que la petite bête se mit à voleter deci delà. 23 000 dominos renversés plus tard, la panique régnait dans la salle. Comme le confia par la suite l’un des participants : « Si nous n’avions pas prévu 750 ruptures dans la chaîne, l’oiseau aurait pu renverser tous les dominos ». Inconcevable. Intolérable. Coûteux.

On fit donc appel à la sécurité. Qui envoya un garde. Avec une arme. Et avec son arme, le garde envoyé par la sécurité tua le moineau. Cette exécution qui ressemblait fort à une bavure (l’enquête subséquente révéla que l’oiseau se tenait, épuisé et inoffensif, dans un coin de l’entrepôt quand il fut massacré) suscita une légitime émotion chez les amis des animaux.

Deux chansons furent écrites à la mémoire de la piaf (c’était une femelle). Une radio pour djeunes promit 5 000 euros à quiconque arriverait à renverser un domino avant l’émission. Sept organisations de protection de la faune montèrent au créneau. L’assassin reçut des lettres et des e-mails insultants, voire menaçants. Le site dédié à la défunte (www.dodemus.nl) reçut 250 000 visites qui laissèrent un millier de messages de condoléances.

A tel point qu’un des éminents porte-parole d’Endemol se sentit obligé d’intervenir : « Nous sommes conscients d’être responsables de la grande émotion qui touche le pays, et nous comprenons que nous ne pouvons pas continuer sans lui rendre l’hommage qu’il ( le moineau) mérite  » C’est ce qu’on appelle « communiquer » : on met les mots importants (« responsable », « émotion », « hommage ») dans une phrase vide de sens, en présumant que le bon peuple retiendra les premiers sans s’apercevoir que la seconde n’était qu’un simple constat aussi dénué d’excuses que d’émotion. Et c’est bien ce qui arriva : le 18 novembre, « Domino Day » fut diffusée, entre autres, sur TF1 : 4 115 476 dominos se renversèrent, sous les yeux ravis de 5,78 millions de spectateurs, performance honorable, s‘il en fut. Les chiffres d’audience des oiseaux ne nous sont pas encore parvenus.


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