Copenhague : Christiania, la fin d’une utopie

par Fergus
mardi 18 juin 2024

Née il y a plus d’un demi-siècle par la volonté d’une communauté de hippies, la « Ville libre de Christiania » a perduré tant bien que mal au fil des décennies. Au prix, depuis des années, d’une boboïsation de fait de cette étonnante enclave libertaire de la capitale danoise. Son artère mythique, Pusher Street, n’en a pas moins conservé sa tradition de vente libre de haschich. Jusqu’au samedi 6 avril 2024. Retour sur une expérience sociologique atypique...

Le 26 septembre 1971, une communauté hétéroclite de hippies et d’anarchistes, installée illégalement dans les friches et les fortifications abandonnées de l’ancienne base navale de Copenhague, décrète l’indépendance du lieu. Ils le nomment Fristaden (ville libre) Christiania* et le dotent d’un drapeau constitué de trois points jaunes sur fond rouge (les trois points des "i" de Christiania). Il s’agit en réalité d’un squat géant entièrement dédié aux idéologies libertaires et aux cultures alternatives. Toutes sortes de drogues y circulent et sont mises ouvertement en vente sur des étals au cœur du site. Au point que l’allée principale prend très vite le nom de Pusher Street, autrement dit « rue des trafiquants ».

Oui à la drogue, non au chaos. Les autoproclamés Christianites comprennent rapidement qu’une organisation est nécessaire pour préserver l’unité de la communauté et la prémunir contre les tentatives de reprise en main par les autorités danoises, peu enclines à voir se développer une zone de non-droit dans la capitale. Est alors élaboré un règlement intérieur qui crée trois niveaux de décision : la Husmøde (assemblée de maison), la Omrademøde (assemblée de quartier) et la Fœllesmøde (assemblée générale), cette dernière étant appelée à statuer sur les questions d’intérêt général ou à arbitrer les différends non résolus aux niveaux inférieurs.

Cela n’empêche pas, ici et là, quelques conflits de surgir, sans que cela ne remette en cause le fonctionnement de la communauté, les møder (assemblées) y veillent tant bien que mal. Dans les faits, c’est surtout la prolifération de la vente des drogues – du haschich à l’héroïne – dans Pusher Street qui pose des problèmes. D’autant plus que de nombreux consommateurs extérieurs à Christiania prennent l’habitude de venir s’y approvisionner pour échapper aux lois en vigueur ailleurs sur le territoire. Au point que les autorités envisagent dès 1976 de fermer le site de manière autoritaire. Une décision de ce type est d’ailleurs prise en février 1978 par la Cour suprême danoise.

Survient alors un évènement stupéfiant (sans jeu de mot) aux yeux d’un peuple comme le nôtre : poussés par leur goût prononcé pour la Liberté, des milliers de Copenhagois – y compris des personnes très éloignées de l’idéologie libertaire et des fantasmes hippies – se mobilisent sous les fenêtres du Folketing (le parlement danois) en soutien de cette expérience alternative sans précédent ! Rapporté à la France, c’est comme si des milliers de Parisiens se massaient devant le Palais-Bourbon pour soutenir l’existence, dans notre capitale, d’un squat géant dont la superficie (34 hectares) équivaudrait grosso modo à celle des iles Saint-Louis et de la Cité réunies !

Les pouvoirs publics danois – assurément plus tolérants que leurs homologues français – cèdent à la vox populi humaniste en acceptant de pérenniser l’expérience. À une condition non négociable : l’exécutif danois exige en contrepartie des Christianites l’éradication définitive des drogues dures. Malgré quelques réticences au sein de la communauté contre ce qui est considéré comme un abus de pouvoir, le message est entendu par les occupants du site. Après validation par la Fœllesmøde, est mis en œuvre en 1979 la Junkblokaden dont l’objectif affiché est l’expulsion définitive des drogues dures et de leurs vendeurs de la Ville libre de Christiania.

La Ville libre perd son statut

Durant des années, l’expérience se poursuit, enrichie par de nouveaux arrivants qui, à l’apogée du site, portent la population de Christiania à près de 3000 habitants, dont certains venus de différents pays d’Europe, attirés par cette vie alternative. Au fil du temps, les roulottes se raréfient et les Christianites retapent des casernements et construisent, en toute illégalité, des maisons résolument écologiques, souvent faites de bric et de broc, et parfois empreintes d’une réelle créativité ou d’une indéniable poésie. Quelques antennes de télévision apparaissent ici et là, mais l’esprit libertaire des origines continue de dominer très largement au sein de la communauté.

Les concessions au mode de vie extérieur sont d’ailleurs rares, à l’image des voitures, bannies de Christiania au profit des vélos et des triporteurs. Parallèlement aux maisons, de nombreux équipements collectifs voient le jour au fil du temps : des théâtres, des bistrots, des restaurants et des boutiques de petit artisanat, tous vecteurs de la pensée anarcho-hippie qui a prévalu à la création de Christiania, le plus célèbre établissement étant le fameux bistrot Mannefiskeren (Le pêcheur de lune) où la jeunesse copenhagoise aime venir boire une bière en écoutant de la musique et en fumant l’un de ces joints qui font flotter dans l’air une âcre odeur de haschich.

Tout cela ne va pas sans remous ni difficultés avec des autorités danoises qui, dès le début des années 90, veulent enfin « normaliser » la Ville libre bien que le gouvernement lui ait reconnu le titre de « zone d’expérimentation sociale ». Un titre délivré au prix d’importantes concessions de la part des Christianites. Les principales étant l’arrêt définitif des constructions sauvages et le paiement d’une TVA par les établissements commerciaux établis sur le site. Le temps passe, et l’esprit du début évolue insidieusement : Christiania se transforme progressivement en une sorte d’attraction touristique haute en couleurs où la drogue reste le principal produit d’appel. 

Après de longues années d’un relatif statu quo, la Ville libre doit, au tournant des années 2000, faire face à une volonté d’éradication sans précédent de la part des pouvoirs publics. Menacés dans la survie de leur communauté, les Christianites, sous l’impulsion des aktivister (la frange politisée de la communauté), renoncent « officiellement » en 2005 à la vente de haschich. En signe de bonne volonté, ils détruisent même des stands de Pusher Street. L’initiative est toutefois jugée insuffisante par les autorités car, de fait, les trafics perdurent sous le manteau, non seulement dans les allées de Christiania mais jusque dans les quartiers environnants où ils ont essaimé.

Conséquence : la machine administrative se met en marche, soutenue par les Copenhagois. Fatigués des dérives, et inquiets des débordements hors des limites du site, les habitants de la capitale se montrent nettement moins solidaires des Christianites que dans le passé. Il est vrai que la sympathique pensée anarchiste des origines s’est peu à peu délitée, polluée par des intérêts commerciaux, mais également desservie par le départ de la majorité des pionniers. Le 1er janvier 2006, Christiania perd la reconnaissance officielle de son statut de Fristaden. Et en mai 2007, une première maison est symboliquement détruite, non sans heurts violents avec la police.

Oublié, le temps du flower power

Le gouvernement hésite malgré tout à aller plus loin bien qu’il subisse la pression du ministère de la Défense, désireux de récupérer son bien pour le mettre à disposition des pouvoirs publics dans le cadre d’un vaste projet de réaménagement, et celle des investisseurs qui misent sur de juteuses retombées. Une hésitation compréhensible : en dépit de la déliquescence de son esprit d’origine, Christiania reste en effet un symbole identitaire fort dans un pays de culture libérale. L’expérience communautaire bénéficie également, et surtout, du soutien intéressé des médias qui trouvent là une matière de reportage inépuisable sous les angles les plus divers : économique, sociologique, sécuritaire, écologique.

Le temps passe. La Ville libre autoproclamée de Christiania n’est pourtant pas phagocytée par les projets urbains de la municipalité comme la menace en a pesé après qu’un jugement de la Cour suprême ait officialisé en 2009 le retour dans le giron de l’État des 35 hectares du site. Grâce à une fondation créée en 2011 et un emprunt garanti par l’État danois – remboursable pour partie en argent, pour partie en travaux de restauration des espaces patrimoniaux – les Christianites parviennent à se rendre propriétaires de la partie des casernements où sont rassemblées la plupart des habitations et des lieux d’activités culturelles de la Ville libre, soit un peu moins de 8 hectares.

Amputée d’une importante partie de l’ex-domaine militaire retournée dans le giron des autorités, Christiania prend peu à peu, sur le domaine acquis par son millier d’habitants, la forme d’un quartier bobo. Bien que le schéma d’autogestion d’origine ait perduré, cette évolution est un véritable crèvecœur pour les rares pionniers libertaires encore présents sur le site. En revanche, les jeunes Christianites, très éloignés des vieux rêves de flower power des anciens, se satisfont pleinement de vivre dans cet espace atypique et baroque dont le cachet si particulier fait de Christiania le 4e lieu le plus visité du Danemark après avoir un temps fait jeu égal avec les jardins de Tivoli

26 avril 2024. Lassé des conflits résiduels avec les vendeurs de drogue, et profondément affectés par la mort de deux hommes, exécutés par balle en 2022 et 2023, les Christianites** passent à l’action, encouragés par la promesse d’une aide financière des pouvoirs publics : ils descellent les pavés de Pusher Street au son de Another Brick in the Wall de Pink Floyd et démantèlent les derniers stands de vente de haschich. La « rue des trafiquants » n’est plus ! Sophie Hæstorp Andersen, la maire de Copenhague, s’en félicite. Elle n’en souhaite pas moins que le lieu puisse rester « un sanctuaire créatif où les gens viennent encore expérimenter différentes façons de penser ».

De belles paroles qui n’occultent pas le fait, indiscutable, qu’une page a été tournée, bien qu’il subsiste un mode d’autogestion original dont les assemblées tenues à Den Grå Hal (la Halle grise)*** restent emblématiques. Et qui sait ? peut-être l’histoire de Christiania donnera-telle matière à une future saga. À l’une de ces légendes qui, sur les rives de l’Øresund, sont solidement ancrées et font plus sûrement rêver les foules que les utopies déchues. Si vous visitez Copenhague, ne manquez pas d’aller demander à la Petite sirène ce qu’elle en pense. Juchée sur son rocher non loin de Christiania, elle ne manquera pas de vous dire qu’à coup sûr Andersen lui-même eût fait un conte de cette singulière histoire. 

Le nom de Christiana a été choisi en référence au roi Christian IV qui aurait présidé à l’édification des fortifications au 17e siècle et fondé le port voisin qui porte son nom : Christianhavn.

** Christiania compte 990 habitants, dont 220 enfants.

*** Cette salle accueille également des concerts. Naguère, nombre d’artistes s’y sont produits. Parmi eux, Bob Dylan, Metallica, Portishead ou Red Hot Chili Peppers.

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6 avril 2024 dans Pusher Street (Photo Lena Hunter)

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