Franquin et son petit monde parfois très noir

par Sylvain Rakotoarison
mercredi 3 janvier 2024

« Cela vient sûrement d'une tendance à la dépression qui n'était pas mortelle car ce sont tout de même des gags pour faire rire, non ? » (Franquin, évoquant "Idées noires").

L'auteur de bande dessinée André Franquin est né près de Bruxelles il y a 100 ans, le 3 janvier 1924, soit un mois après Morris. Il est mort il y a un peu moins de 27 ans, le 5 janvier 1997, peu après son 73e anniversaire, à Saint-Laurent-du-Var.

Ce n'est pas très utile de présenter précisément Franquin car il fait partie des grands génies de la BD francophone avec Hergé, Morris, Uderzo, Goscinny, Peyo, Gotlib, Greg, et quelques autres. En revanche, lui rendre hommage est toujours un plaisir, un plaisir de gamin. Faisant partie de la première génération de la BD franco-belge, Franquin se caractérisait cependant par des dessins très précis, et surtout, des mouvements plus forts que d'ordinaire, des énervements, des cris, de la dynamique, de la vitalité.

À l'origine, Franquin est connu pour avoir repris les aventures de "Spirou et Fantasio", des éditions Dupuis qui l'ont embauché en 1946, mais il a aussi créé de nouvelles séries, comme "Modeste et Pompon" et surtout, deux géniales séries, "Gaston Lagaffe" et "Idées noires" (cette dernière n'étant pas vraiment une série mais un album et demi).

Si Franquin n'est pas à l'origine de "Spirou et Fantasio" (série dessinée à l'origine par son mentor Jijé), il en a été l'auteur le plus emblématique avec des créations très personnelles comme le Marsupilami, une sorte de marsupial à la queue très longue d'Amazonie, ou encore des personnages récurrents, le comte Pacôme de Champignac, une sorte de professeur Tournesol, un scientifique un peu distrait, très sympa et pacifiste, la journaliste d'investigation au nez pointu Seccotine, le cousin Zantafio (devenu général Zantas, dictateur), et un autre affreux, Zorglub, un scientifique lui aussi fou d'ambition (créé avec Greg).

Entre octobre 1955 et août 1959, fâché avec son employeur, Franquin a quitté Dupuis et a rejoint "Le Journal de Tintin" (des éditions du Lombard) où il a créé "Modeste et Pompon", mais rapidement (parce que le patron lui a donné raison), il est revenu à la maison d'origine au "Journal de Spirou" où il a créé (avec Yvan Delporte) le 28 février 1957 un personnage à sa mesure, Gaston Lagaffe. Initialement, c'était un personnage secondaire qui vivait dans les locaux des éditions Dupuis avec pour chef Fantasio, mais le personnage, en anti-héros, a été très apprécié par les lecteurs et Franquin s'est concentré sur cette série en abandonnant progressivement Spirou et Fantasio en 1968 à Jean-Claude Fournier et Modeste et Pompon à Dino Attanasio. En effet, entre 1961 et 1963, Franquin a fait une dépression en raison d'un trop-plein de projets (Spirou, Gaston Lagaffe, etc.). De plus, la série Spirou était pour lui une véritable contrainte et plus un plaisir, les personnages principaux ne lui appartenant pas.

Parfois, les dessinateurs et scénaristes s'échangeaient des collaborations. Franquin était aidé ainsi pour sa dernière aventure de Spirou par Peyo et Gos, tandis que lui-même a aidé Peyo sur le scénario de l'album "Les Schtroumpfs et le Cracoucass" ainsi que sur le nom et l'esquisse de l'affreux oiseau.



Gaston Lagaffe est vraiment la marque du génie de Franquin. Le personnage, qui serait désormais viré dès la première heure de n'importe quelle entreprise depuis la fin des Trente glorieuses, fait tout à son bureau, sauf le travail pour lequel il a été embauché, à savoir répondre aux courriers des lecteurs. Il préfigure d'autres anti-héros comme le Grand Duduche de Cabu.

Un brin écologiste avant l'heure, un brin inventeur, un brin amoureux, un brin farceur, il permet de s'identifier à son personnage car il véhicule les vraies valeurs, celles de la famille, de l'amitié, de la créativité, et certainement pas celles de l'argent et du matérialisme consumériste. Il est un employé qui porte des vêtements décontractés voire très négligents pour l'époque (espadrilles, vieux pull, jeans).

Franquin en a profité pour créer son petit monde humain spécifique à Gaston Lagaffe : Mademoiselle Jeanne, la secrétaire aux archives, secrètement amoureuse, Prunelle remplaçant Fantasio appelé à d'autres aventures, Lebrac, le dessinateur toujours en retard d'un dessin ou d'une planche (personnage au long nez dont se sentait le plus proche Franquin), Jules de chez Smith-en-face, son alter ego dans la boîte voisine, et plein d'autres personnages, dont deux animaux fort utiles, sa mouette rieuse et son chat hyperactif.

Sans oublier deux victimes de Gaston Lagaffe, Longtarin, agent de police obsédé par les contraventions, et Monsieur De Mesmaeker, gros plein de soupe cherchant à signer un contrat chez Dupuis mais ratant toujours ses tentatives à cause d'un gag de Lagaffe. Pour ce dernier personnage, Franquin s'est inspiré du physique et du nom du père de son ami Jidéhem (pseudo de Jean De Mesmaeker), qui dessinait ses décors (ce qui fut une catastrophe pour ce père en question qui était commercial et n'était plus pris au sérieux avec la notoriété de Gaston Lagaffe !).

Gaston Lagaffe a fait l'objet d'une adaptation au cinéma, particulièrement mauvaise (film de Pierre-François Martin-Laval sorti le 4 avril 2018 avec Théo Fernandez dans le rôle de Gaston) à propos duquel Isabelle Franquin, la fille du créateur, a déclaré : « Ça fait mal, très mal même, car j'assiste impuissante au désastre ! ».



L'autre marque du génie de Franquin, où il s'était beaucoup lâché, ce sont ses "Idées noires" publiées chez Fluide glacial après une diffusion dans la revue "Le Trombone illustré" (puis dans la revue "Fluide glacial") entre 1977 et 1983. Les dessins sont noirs et blancs et les traits excessivement noirs, négatifs, déprimants et pour le coup, aussi dépressifs. Cependant, on rigole bien en lisant son Intégrale (l'ensemble des pages) car c'est de l'humour caustique, parfois loufoque, très acide et très décapant.

Ainsi, on y comprend les tendances antimilitaristes et écologistes de Franquin, sujets qui devenaient importants dans les années 1970. Mine de rien, on pourrait faire une belle étude sociologique de ce recueil d'humour assez particulier et très spécifique à Franquin.



L'auteur parlait par exemple des nombreuses constructions de l'époque, une sorte de bétonnisation de l'espace à en faire des cauchemars jurassiques ! (Paradoxalement, avec les nouvelles lois, on risque de rebétonner nos territoires par des hautes tours pour réduire l'artificialisation des sols, en d'autres termes, pour débétonner !).


Le sujet de la peine de mort revient également plusieurs fois avec un argument imparable : la loi dit que tout homme qui tue sera tué, et alors, le bas de la page représente une succession de bourreaux qui se tuent les uns les autres dans une logique implacable.



On sent l'antimilitarisme dans cette courte histoire du ministre de la défense gros plein de soupe qui trottine gaiement dans la capitale, la tête en l'air à regarder un avion militaire dont la commande lui a valu sa piscine (en commission occulte), un hélicoptère qui lui a permis de faire rénover sa maison secondaire (en commission occulte), etc. jusqu'à ce qu'une voiture le heurte car il traversait la rue sans regarder, et à la fin, l'ambulancier explique qu'il est arrivé trop tard car il n'y a qu'une seule ambulance déjà utilisée, à cause du manque de crédits...



Il y a aussi des critiques plus insolites de la mode et des innovations, comme ce fauteuil au design stupide qui, finalement, empale l'acheteur potentiel. Ou cette condamnation judiciaire qui contraint le prévenu à errer indéfiniment dans un labyrinthe sphérique (sans sortie, donc), puis ce nouveau jugement qui renforce la sanction en y mettant aussi un prédateur carnivore (le condamné se dit alors : surtout, ne pas péter !). Et puis les amateurs de miniatures qui s'occupent de leurs gamins comme de leurs bonsaïs en coupant tous les bouts qui dépassent, les amateurs de viande fraîche de cyclistes à recycler (mais le dopage rend la viande immangeable), les chasseurs qui tirent avec des cartouches de protection des lapins, etc. Bref, dans "Idées noires", il y a beaucoup de violence, de sadisme, de masochisme, de côtés sombres de l'âme humaine.



À l'occasion du centenaire de Franquin, La Poste veut marquer le coup par un timbre de 1,29 euros (tarif de Lettre Verte) qui va sortir à la fin du mois avec un tirage de plus de 700 000 exemplaires : représentant un autoportrait de Franquin tenant un combiné téléphonique d'une main et un pinceau de l'autre, le timbre a été conçu par Bruno Ghiringhelli. Il sera disponible au public à partir du 29 janvier 2024. La journée premier jour aura lieu le 26 janvier 2024 à Angoulême, à l'occasion du Festival de la bande dessinée et il pourra être acheté en avant-première au Centre commercial Champ de Mars d'Angoulême et au Carré d'Encre à Paris (13 bis rue des Mathurins, dans le 9e).



Une autre actualité a fait grand bruit avec les fêtes de Noël : la sortie d'un nouvel album de "Gaston Lagaffe", le numéro 22 le 22 novembre 2023, intitulé "Le Retour de Lagaffe" par Delaf (pseudo de Marc Delafontaine, auteur canadien), d'après Franquin (éd. Dupuis). Le dernier vrai album datait de 1982, et un der des der est sorti peu avant la mort de Franquin, en décembre 1996, publiant ses dernières planches inédites dessinées de manière très irrégulière par Franquin (après, l'éditeur a sorti quelques autres livres, en particulier des gags inédits).

Le dessinateur a cédé les droits d'auteur de Gaston Lagaffe en 1992 à Marsu Productions et les éditions Dupuis en sont devenus propriétaires en 2013. Dans la cession des droits, il était bien précisé : « Aucune adaptation (…) ne peut avoir lieu sans l’accord de l’auteur qui ne pourra le refuser que pour des motifs éthiques ou artistiques. Il en est de même pour toute création d’une œuvre nouvelle. ».

Isabelle Franquin a vivement critiqué et même attaqué en justice l'éditeur contre la sortie de cet album qu'elle a jugé comme un plagiat au nom des droits moraux de son père, qui ne voulait pas poursuivre la série après sa mort : « Mon père ne voulait pas que Gaston existe après lui. C’était implicite. Ni moi ni mes enfants ne nous souvenons de l’avoir entendu dire le contraire. (…) Toute œuvre a une fin. Celle-ci a été imprimée et reste le reflet de son époque. Qui oserait s’amuser à refaire des chansons des Beatles ? » (17 mars 2022). Cet album est considéré comme un plagiat en raison des techniques numériques particulières utilisées pour concevoir l'œuvre (reprise numérique de tous les personnages et objets sous différentes perspectives à partir des 900 planches d'origine).

Dans les années 1980, Franquin a demandé à son compère Jidéhem de reprendre la série (il dessinait déjà les décors et même bien plus que cela) mais ce dernier a refusé cet honneur car il ne se sentait pas à l'aise avec une créature de Franquin. Selon les éditions Dupuis, rien n'empêche juridiquement de créer de nouveaux gags, mais il faut que le droit moral soit respecté. Après un arbitrage judiciaire tenu le 30 mai 2023, la publication d'un nouvel album de Gaston Lagaffe a été autorisée, mais il fallait l'accord d'Isabelle Franquin (qu'elle n'a pas eu l'occasion de donner).

Qu'importe, l'album n°22 de Gaston Lagaffe est sorti le 22 novembre 2023, et mon avis est qu'il peut être effectivement considéré comme un plagiat un peu décevant dans le sens où l'œuvre de Franquin est si bien respectée qu'elle est surtout imitée, sans beaucoup d'innovation sinon quelques jeux de mots et clins d'œil avec l'époque actuelle (par exemple, "aïe-phone"). C'est même tellement imité qu'il y a trop de cris, d'énervement, de mouvements alors que Franquin équilibrait mieux avec des dessins plus "calmes". Tous les clichés de Gaston Lagaffe y sont, la mouette, le chat, la boule de bowling, le bilboquet, le jokari, les appeaux animaliers, le plâtre corrosif (au lieu de la cire corrosive), etc. Avec aussi des non-sens, comme De Mesmaeker qui va signer un contrat chez les voisins, qui font des constructions métalliques, au lieu de signer chez Dupuis, un éditeur de bandes dessinées (dont l'activité n'a rien à voir avec les constructions métalliques), etc.

Cela dit, l'amateur de Franquin ne peut que se réjouir de goûter de nouveaux plats, surtout pour honorer le dessinateur pour son centenaire. Au risque de l'indigestion.


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (02 janvier 2024)
http://www.rakotoarison.eu


(La première illustration est un autoportrait de Franquin pour la couverture de son premier tome de ses "Idées noires").


Pour aller plus loin :
Pour ou contre la peine de mort ?
Gaston Lagaffe.
Petite anthologie des gags de Lagaffe.
Jidéhem.
André Franquin.
Morris.
François Cavanna.
Charlie Hebdo.
Art Spiegelman.
Maus.
Jean Teulé.
Dmitri Vrubel.
La fresque qui fait polémique.
Sempé.
Maurits Cornelis Escher.
Reiser.


 


Lire l'article complet, et les commentaires