« Un monde merveilleux » : robot pour être vrai ?

par Vincent Delaury
mardi 3 juin 2025

Un monde merveilleux, retour sur un film, hélas un peu passé sous les radars (« seulement » 41 362 entrées en trois semaines d’exploitation), et qui pourtant gagne à être vu – il ne joue sur Paris encore que dans quelques salles (Ciné Cité Les Halles 1er, 3 Luxembourg 6e, Lucernaire 6e, Le Chaplin - St-Lambert, 15e). C’est un film plaisant, amusant, au parfum loufoque (on pense par moments à l’univers déjanté de Quentin Dupieux), et qui ouvre, mine de rien (c’est un court film de seulement 1h18, un premier long métrage signé Giulio Callegari, bénéficiant d’un budget somme toute modeste : 2,5 millions d’euros), des perspectives intéressantes, notamment quant à notre rapport aux machines : aliénation ou bien « béquille sociale » pour aller mieux ? Le film est suffisamment ouvert pour nous laisser croire que la technologie de pointe (les robots, la VR, l’intelligence artificielle, sans oublier les téléphones portables chronophages) est capable, en voguant de l’utile au nuisible telle la langue d’Ésope, du meilleur comme du pire. Par rapport à ce film dystopique déjanté, comédie dramatique à la veine sociologique, je m'appuierai, en guise notamment d’éclairage ou de commentaire, sur deux articles récents parus dans la presse écrite : l’un dans Aujourd’hui en France (double page et couverture « À Los Angeles, on a testé la vie des robots  », #8587, jeudi 29 mai 2025), l’autre dans Libération (dossier « IA : une amie qui vous veut du bien ?  », #13648, vend. 30 mai 2025), qui peuvent étonnamment entrer en résonance avec les thèmes, entre fascination et répulsion pour la machine, qui y sont malicieusement développés.

Blanche Gardin est Max, ancienne prof asociale devant cohabiter avec un androïde tout mignon, dans « Un monde merveilleux » (2025) de Guilio Callegari

Un monde merveilleux : Blanche Gardin face à l’armada des robots bienveillants

Dans un futur (un peu trop) proche où les robots ont envahi le quotidien et où les humains dépendent de ces derniers, Max (trash et cash Blanche Gardin, 48 ans), une ancienne prof – remplacée par un robot, bouh ! – réfractaire à la technologie, et voleuse à ses heures, vivote avec sa fille Paula (Laly Mercier) grâce à de petites combines, sa devise cardinale étant, on a connu plus moral !, « Ce qu’on ne peut pas payer, on le vole. » Elle a un plan : kidnapper un robot dernier cri afin de le revendre en pièces détachées. Mais, bientôt, tout dérape. Flanquée de ce robot gentillet, de prime abord - il s’agit d’un robot très premier degré -, qui l’exaspère, cette ex-prof au bout du rouleau, profondément agacée par la pseudo-modernité et qui a bien du mal à joindre les deux bouts (pour s’en sortir, à l’image de l’actrice bord-cadre savoureuse qui la campe, elle pratique l’humour, si ce n’est l’ironie mordante, en guise de politesse du désespoir), s’embarque dans une course-poursuite pleine de péripéties hors limites pour retrouver sa fille, placée dans un foyer, et, qui sait, prouver qu’il reste un peu d’humanité dans ce bas monde.

Quand Black Mirror rencontre Buster Keaton

Pour la petite histoire, c’est l’image d’un robot qui tombe qui a fait naître l’idée d’Un monde merveilleux, titre ironique s’il en est, à son réalisateur Giulio Callegari, entre autres connu pour avoir réalisé en 2021 un court métrage, Erratum, et pour avoir notamment scénarisé la série Validé de Canal+. Plus précisément, en ce qui concerne la genèse du film (source, entre autres, AlloCiné), c’est une vidéo provenant du MIT (Massachusetts Institute of Technology, institut de recherche et université) aux États-Unis qui a inspiré à Callegari, bien lui en a pris, Un monde merveilleux : on y voit un robot buguer, envoyer tous les objets aux quatre coins du laboratoire avant de finalement chuter sur le sol ; le cinéaste confie à ce sujet : « Ça me rappelait les bugs de la machine à manger des ouvriers dans Les Temps modernes de Chaplin. Il y avait soudain quelque chose de très humain dans ce robot qui ne marchait pas, et de profondément burlesque dans la confrontation humain/machine. J’y ai tout de suite vu un personnage comique fascinant.  »

Face à la rationalité, par moments barbante !, du robot, le réalisateur lui oppose un personnage féminin désabusé et ironique (Max), interprété par Blanche Gardin en passe d’inventer un genre en soi (le film-avec-Blanche-Gardin, qui n’est autre qu’un film social à tendance caustique surfant sur le politiquement incorrect et s’appuyant sur le profil de femmes asociales et rebelles, que l’on pense à ses rôles précédents, mi-misanthropes, mi-dépressifs, tels Tout le monde aime Jeanne (2022) de Céline Devaux et Effacer l’historique (2020) du duo Delépine et Kerven, sans oublier son apparition mémorable, parce que carrément à l’Ouest, dans Fumer fait tousser, 2022, de Q. Dupieux). On imagine bien, dans ce rôle lui allant comme un gant, de femme quadragénaire monoparentale dont la méfiance envers les nouvelles technologies cause l’isolement de sa fille – selon cette enseignante borderline, les robots marquent tout simplement «  la fin de l’humanité et de la solidarité  » –, combien l’inénarrable Blanche Gardin y a mis du sien, elle qui fut, avant d’être humoriste et désormais actrice, éducatrice à l’aide sociale à l’enfance devenue marraine de la Fondation pour le logement des défavorisés (ex-Abbé Pierre).

Dans les punchlines qu’elle envoie à un robot trop docile, Théo ou T-0 (interprété avec une maladresse toute poétique convaincante par Angélique Flaugère), ou à certaines personnes, comme lorsque la policière, au poste, après son vol commis dans un supermarché, lui demande « Vous savez pourquoi je suis là ? », son personnage lui rétorque aussitôt : « Parce que vous n’avez pas bien travaillé à l’école ? » [rires], on se dit qu’elle est, à travers cette mère déboussolée (indigne ?), elle-même, elle y a très certainement mis son grain de sel, sa patte, sa signature comique décalée, ce que reconnaissait aisément Giulio Callegari dans Aujourd’hui en France #8565 daté du 7 mai 2025 accompagnant la sortie du film en salle (p. 29, « Où est Blanche Gardin ? », propos recueillis par Catherine Balle et Grégory Plouvier) : « [Au départ, concernant cette prof hostile, réfractaire à la technologie et qui se retrouve avec un vieux robot sur les bras, il avait d’abord pensé ce rôle au masculin, mais il l’a réécrit pour la comédienne qu’il avait découverte sur scène en 2015] J’ai pu monter [c’était avant une polémique liée à un sketch risqué de juillet 2024 sur le conflit israélo-palestinien] mon film parce que Blanche Gardin jouait dedans. (…) Je lui ai écrit. Je ne pensais pas qu’elle me répondrait : elle se fait rare, refuse beaucoup de projets… Et puis, on s’est rencontrés et on était raccord sur notre rapport au métier, à la politique. Blanche est une bosseuse, très concentrée, très sérieuse. Quand elle est arrivée, elle avait le personnage en elle. Sur le plateau, elle a apporté en plus des fulgurances. C’est quelqu’un qui peut remettre en question la mise en scène ou le scénario, mais qui ne débat jamais pour des problèmes de cantine ou de fringues. »

Max et son double ? Blanche Gardin et le robot T-O dans « Un monde merveilleux », 2025, signé Giulio Callegari

Un monde merveilleux de Giulio Callegari nous plonge dans une comédie satirique où l’humain, malgré sa technophobie, trouve bientôt, et ce contre toute attente (la dystopie présentée ne donne pas vraiment envie : les robots, dans ce futur bien trop proche, ont remplacé la plupart des aides-soignants, des enseignants, et même des forces de l’ordre), une forme d’entraide auprès de machines programmées pour le bien. Néanmoins, au départ, on n’y croit pas trop : entre Wall-E et les Stormtroopers de Star Wars, le pauvre T-0 est un brin neuneu, ce robot domestique, bien trop sage, étant, façon pilotage automatique, « programmé pour vous guérir » (« Programmé pour me faire chier, surtout », déplore aussitôt Max/Blanche Gardin). Mais, de fil (électrique) en aiguille, cette « gauchiste cynique » attachante, que d’aucuns pourront tout de même trouver irritante s’ils ne goûtent guère au « One Woman Show » de la mordante Gardin ou aux vannes souvent, à dire vrai, en dessous de la ceinture, découvre bientôt, au fil d’une course-poursuite rocambolesque, que ce triste T-0 (Théo), un robot médical déclassé, fait preuve, malgré sa programmation, d’une écoute attentive et d’une bienveillance pour le moins déconcertante. C’est un psy provocateur, n’hésitant pas à renvoyer sa propriétaire dans ses cordes ou à lui faire un doigt d’honneur pour lui rendre la pareille. De leurs discussions naît bientôt une étrange amitié. Ce robot personnel, conçu pour aider l’humain au quotidien (à vous de choisir le contexte : médical, domestique ou autre, où il servira), devient à la fois, pour Max, aide-ménagère (il peut vous faire un plat avec trois fois rien, genre des câpres à la sauce tomate ! Pour autant, la régalade n’est pas comprise dans le menu chiche concocté avec les restes du frigo), dame de compagnie (et partenaire de jeu pour une petite fille) et coach de vie. Ainsi, l’ambiguïté entre les deux – femme et robot – est plutôt bien décrite : les sentiments de l’héroïne envers la machine évoluent, ce nouveau compère devenant pour elle bien plus qu’un « grille-pain ». Véritable confident, il l’aide à vivre. On quitte alors, apparemment, le monde anxiogène de la série télé dystopique Black Mirror (2011, le « Miroir noir » en français, qui fait référence aux écrans noirs des appareils électroniques, tels que téléphones, tablettes et autres télévisions quand ils sont éteints), qui décrivait dans une tonalité souvent sombre et provocatrice les technologies modernes et futures – intelligences artificielles, réalité virtuelle, réseaux sociaux, surveillance façon Big Brother, etc. – pour lorgner davantage vers une vision optimiste de la technologie, façon « allô maman robot ».

Et, justement, dans un Libé récent (n°13648, 30 mai 2025, pages 2-5), au sein d’un dossier passionnant (« Amitiés IA-humains : trop bot pour être vrai ?  », par Élise Viniacourt), on apprenait, alors que dans le film signé Callegari, l’humaine faillible Max, pour aller mieux, finit par se confier au robot T-0, que de plus en plus de Français livrent leur vie intime à des intelligences artificielles conversationnelles (de type ChatGPT), faisant office de coach, psy ou confident. L’intelligence artificielle s’incruste de plus en plus dans nos vies : pour avoir un avis sur une galère au boulot, sur un amour perdu ou sur une angoisse existentielle, sans se sentir jugés, mais au risque de nous enfermer. Ainsi, Florian, usager régulier d’un chatbot d’IA conversationnelle, raconte à Libé : « J’ai parfois des conversations plus intéressantes avec l’IA qu’avec mes propres amis. » Quant à Elsa (22 ans), étudiante en cinéma, elle précise : « Je demande à l’IA de gérer mes émotions. (...) Comme je fais beaucoup d’hypocondrie, je demande un jour à ChatGPT comment gérer mon stress : il me dit de me calmer, de reprendre mon souffle et que tout va bien se passer. C’est bête, mais ça marche plutôt bien et je prends l’habitude de l’utiliser dans d’autres situations. Il m’arrive de faire des crises d’angoisse et, dans ces moments-là, c’est difficile pour moi d’être apaisée par un humain. D’autant plus que, dans mon entourage, il y a beaucoup de gens stressés. Alors je demande aussi à l’intelligence artificielle de m’aider à gérer mes émotions. »

Pour autant, précise le journal, en la personne du psychanalyste et psychologue Michaël Stora, se confier à une machine-miroir (qui veut vous rassurer et ne dit, souvent, que ce que vous voulez bien entendre) peut inévitablement nous enfermer dans une extrême solitude, comblant ou alimentant nos failles narcissiques : « Une utilisation excessive des intelligences artificielles conversationnelles pourrait diminuer nos capacités de réflexion. (...) L’IA est sympa, toujours dispo, a réponse à tout, alors que, dans la réalité, l’autre, l’ami ou le psy, ne répond pas forcément ce qu’on veut entendre. (...) La naissance de la pensée chez l’être humain se construit dans l’absence ; une présence constante empêche donc de penser et d’apprendre à être bien seul. Il y a, dans la verticalité des messages, quelque chose de l’ordre de l’infantilisation. Être assisté pour tout ne peut que nous fragiliser, car nous avons besoin de nous confronter à l’autre, à l’échec, au réel. Il n’est pas impossible qu’ils alimentent une certaine phobie sociale, comme le phénomène des hikikomori, ces jeunes qui évitent toute relation sociale — un phénomène qu’on trouve aussi en France. »

Un robot… humaniste, c’est possible ?

Comme par hasard, dans cette fable loufoque futuriste qu’est Un monde merveilleux (qui n’est pas sans faire penser à d’autres films SF, de RoboCop à Terminator 2, d’autant plus qu’on y trouve un road movie réunissant mère, fille et robot, sans oublier les burlesques R2-D2 et C-3PO de Star Wars, le HAL 9000 inquiétant, ordinateur omniscient et omniprésent tout-puissant de 2001 : l’Odyssée de l’espace, ou encore la séduisante Samantha de Her, qui n’existait que par la voix de Scarlett Johansson), ce robot de fortune, qui bugge sans cesse faute de mises à jour, est volé - façon enlèvement - par Max et sa fille Paula dans… un hôpital gériatrique où il sert tant d’infirmier que d’animal de compagnie. C’est à la fois une maison de retraite et une clinique, en quelque sorte.

Or, dans un Aujourd’hui en France récent (n°8587, pp. 2-3, « À Los Angeles, l’ère des robots est arrivée », par Anaïs Maquiné Denecker, sans oublier qu’en Chine, les robots se mettent désormais à courir le semi-marathon, rien que ça !), on apprenait que le robot n’est plus, de nos jours, une fantaisie technologique, mais bel et bien, sous le ciel de Californie, un service opérationnel au quotidien - notamment dans le service à la personne (faire le taxi, faire office de majordome dans les hôtels de luxe, faire les courses - dans Un monde merveilleux, on voit un robot jeter dans la rue, comme n’importe quel quidam humain, un sac-poubelle, sauf qu’il se trompe et fait maladroitement tomber les ordures en dehors du contenant) ou dans le secteur médical.

Moxi, en Californie (photo tirée de « Aujourd’hui en France » n°8587, 29 mai 2025, ©photo Citizens of the Planet/Universal Images Group via Getty Images), est un robot serviable qui se charge de transporter médicaments et prélèvements pour soulager le personnel infirmier

Extrait : « Direction Beverly Grove. Dans les couloirs du prestigieux Cedars-Sinai Hospital, Moxi croise notre chemin. Haut comme un chariot médical, yeux lumineux en forme de cœur, il glisse sans bruit. Moxi transporte médicaments, prélèvements, draps et cadeaux. Il répond aux infirmiers via un SMS sécurisé. "Nous avons calculé que le personnel médical économise près de 480 km de marche par semaine", souligne David Marshall, chef du service infirmier. "Moxi est conçu pour soulager le personnel infirmier des tâches logistiques afin qu’il se recentre sur les soins. Notre robot assure les livraisons de fournitures, médicaments, échantillons et améliore l’efficacité globale", assure la “maman” de Moxi, et patronne de Diligent Robotics, Andrea Thomaz.  »

Dessin d’humour paru dans « Aujourd’hui en France » n°8587 (29 mai 2025, page 3) pour illustrer le papier « À Los Angeles, on a testé la vie avec les robots »

Quant à Serena Ivaldi, chercheuse et spécialiste de l’interaction humains-robots, elle ajoute (dans l’interview « Ils ne peuvent pas effectuer de tâches à forte valeur ajoutée », mots rapportés par Maxine Marchand) : « À l’hôpital, ça fait des années qu’on développe des robots pour aider sur certaines tâches, comme des livraisons de médicaments ou d’analyses de sang. L’idée, c’est d’alléger le travail des infirmiers et du personnel médical pour qu’ils ne perdent pas de temps à faire un travail de livraison et se concentrent plutôt sur les soins. Les start-up dans ce domaine travaillent sur la meilleure manière pour les robots de naviguer dans les couloirs, d’interagir avec les infirmiers. Il y a beaucoup de projets européens sur ce créneau, mais ça reste très cher.[Devons-nous craindre que les robots remplacent un jour les humains au travail ?] Les robots sont limités dans leurs compétences et ne peuvent pas effectuer de tâches à forte valeur ajoutée. Il y a beaucoup de métiers, pénibles ou dangereux, où ils peuvent décharger la personne, mais dans la grande majorité des cas, les humains ne sont pas remplaçables. L’objectif du robot, c’est d’améliorer la qualité de vie. Et pour fabriquer les robots, n’oublions pas qu’il faut des ingénieurs, des gens qui produisent les matières premières, donc ça va créer des emplois. C’est toute une chaîne de production qui va être créée. [Côté consommateurs, doit-on craindre une vie “sans contact” ?] Non, pour les mêmes raisons évoquées plus haut. Parce qu’ils sont chers et ne peuvent pas réaliser de tâches extrêmement complexes, les robots ne vont pas envahir le quotidien. Il faut faire attention à ne pas croire toutes les vidéos que l’on voit passer sur les réseaux sociaux.  »

La gouaille râleuse de Blanche Gardin plutôt que le ton neutre d'un ordinateur parfait

Voilà, on y est. Un monde merveilleux, sous ses airs bonhommes de comédie sans prétention, nous montre ça : la cohabitation entre humains et robots dans la cité ou à la campagne, notamment lorsque le film, assez réaliste, et sans grands moyens il faut bien l’avouer (ne vous attendez pas aux moyens visuels de Denis « Dune » Villeneuve, c’est de la SF lo-fi ! Mais c’est aussi ce qui fait le charme de ce film buddy movie « bricolé »), s’attarde sur des routes de Bretagne ou bien dans des décors très ordinaires de « la France moche », tels que des stations-service en supermarché ou des zones pavillonnaires — pour l’anecdote, certaines scènes en compagnie des robots ont été tournées à même l’espace public, avec de véritables passants en guise de figurants… pour le moins étonnés ! Ce film, accompagné par la gouaille râleuse de Blanche Gardin, venant épouser à merveille la lose magnifique, ne manquant pas de panache, de son personnage fatigué, Max, propose une réflexion sur notre dépendance croissante aux technologies, sur la déshumanisation de notre société (la technologie peut également accroître la solitude dans les grandes villes, et pas seulement) ou sur notre soumission à l’obsolescence programmée. À travers les mésaventures rocambolesques de Max et de T-0, ce long-métrage soulève, sans en avoir l’air, des questions pertinentes : les machines ont-elles une âme ? (façon Lamartine : « Objets inanimés, avez-vous donc une âme ?  »). Les robots, dans leur geste d’empathie envers l’humain, ont-ils un cœur ? Jusqu’où ira notre dépendance aux machines ? Et à quel moment risquons-nous de perdre notre humanité ? Les dialogues incisifs et les situations ubuesques, notamment lorsque la phobie administrative et la paranoïa s’y mêlent - comme au poste de police (cf. le « Je ne suis pas là pour me faire insulter, c’est donc Hervé, notre robot maison, qui va s’occuper de vous » de la policière en chair et en os) - illustrent cette thématique de manière accessible, permettant à chacun de s’identifier aux enjeux, y compris dans ce contexte futuriste.

En outre, au-delà de la satire, Un monde merveilleux porte un message d’espoir. À travers la quête de Max pour retrouver sa progéniture, il rappelle que, même dans un monde dominé par la technologie, l’amour, la famille et les liens humains restent essentiels. Ainsi que le système D et la débrouille généralisée. Bonne nouvelle : dans l’empathie que peut ressentir un humain pour une machine, et vice-versa, c’est dans la machine qui se grippe, le facteur humain, que les personnalités se révèlent, à leur meilleur. T-O, dans sa quête effrénée de rendre service aux humains, peut se détraquer. Il débloque et part en vrille. C’est désormais à l’humaine Max, qui au départ ne le considérait que comme un simple aspirateur ou un vulgaire grille-pain, de prendre soin de lui. Exit l’obsolescence programmée : Max ne jette pas T-O quand il part en morceaux, suite à un accident, elle le soigne. Cet objet inanimé a peut-être une « âme ». Et c’est en s’éloignant de la simple ferraille, via sa faiblesse comme assumée et ses pannes multiples à l’œuvre, qu’il tutoie l’humanité. Leur dialogue, ensemble, devient fructueux et roboratif, le but du cinéaste étant de rendre cette machine rétrofuturiste « grossière » (c’est un ancien modèle) attachante sans pour autant l’humaniser. Mission, ma foi, réussie.

Giulio Callegari, à la réalisation, s’appuie sur une esthétique visuelle soignée et inventive pour donner vie à cet univers dystopique : les décors futuristes et les designs de robots, que vient soutenir, à un moment donné (scène nocturne), un écran publicitaire diffusant en boucle, façon Blade Runner, des images de robots domestiques dociles au service des hommes, renforcent l’impact du film. Le tout avec une touche vintage bienvenue. En plus des teintes froides dominantes, Callegari et son chef-op, Aurélien Marra, ont privilégié, nous précise AlloCiné dans sa rubrique Secrets de tournage, des optiques « vintage » afin de contrebalancer le côté trop aseptisé du décor, comme celui de la villa-loft squattée en Bretagne, et d’apporter du grain à l’image. Les scènes d’action décalées et les dialogues ciselés contribuent à donner au film un rythme soutenu, malgré un certain flottement dans son dernier tiers (ouf, ce film a le mérite d’être court, et ainsi assez percutant), oscillant entre humour grinçant et moments de réflexion attendrissants, voire poignants.

Au final, Un monde merveilleux est une comédie sarcastique et intelligente, portée par une Blanche Gardin touchante et hautement convaincante (ainsi que particulièrement séduisante dans certains plans, notamment lorsqu’elle est filmée au crépuscule, seule, avec un certain vague à l’âme dans le regard, en bord de mer). À mi-chemin entre la satire sociale, le film d’anticipation et l’aventure abracadabrante, le film fait rire, ou plutôt sourire (ne vous attendez tout de même pas, avec, à des scènes totalement désopilantes entraînant de grands éclats de rire — n’est pas Quentin Dupieux qui veut), tout en suscitant la réflexion. Du 4 sur 5 pour moi, somme toute bien mérité, pour cette œuvre attachante postmoderne qui, sous son aspect de comédie futuriste bon enfant - retombant certes un peu trop vite sur ses pattes (la dernière demi-heure, sur fond d’amourette naissante, surfe un peu trop sur les bons sentiments, son final, sur la plage, aurait pu être bien plus audacieux) - nous invite à réfléchir sur notre rapport aux technologies, aux intelligences artificielles et à l’humanité. Pour l’instant, encore aux commandes. Mais pour encore combien de temps ?

Paula, T-O et Max en route vers « Un monde merveilleux »

Dernière chose, à la toute fin — attention spoiler — le film parvient même à nous arracher une larme avec ce T-0, robot attachant parce que maladroit et « enfantin » (il n’est jamais angoissant comme Terminator ou HAL 9000), qui se sacrifie, en se jetant dans un immense aquarium - geste sacrificiel qui attire l’attention des touristes et des vigiles - pour permettre la fuite de la maman avec sa fille. Ainsi, un robot peut faire pleurer au cinéma, au même titre qu’un humain sensible, en chair et en os, ce qui est plutôt une bonne nouvelle. Mais, dans le septième art, il y a déjà eu un précédent : que l’on se souvienne du magnifique A.I. Intelligence Artificielle (2001) de Steven Spielberg, d’après une trame de départ kubrickienne inspirée des Supertoys durent tout l’été de Brian Aldiss, lorsque l’enfant-robot David, avec une innocence bouleversante, cherche inlassablement l’amour de sa mère humaine, c’est toute la fragilité d’un cœur artificiel en quête d’un amour véritable qui nous arrache les larmes. Sans atteindre les mêmes cimes émotionnelles et intimes, Un monde merveilleux, dans une geste nostalgique assez proche, s’enroulant dans une sorte de « mélancolie numérique » larvée, du Spielby (mais en bien plus modeste — c’est une petite comédie d’anticipation sympathique, n’en faisons pas non plus un chef-d’œuvre de la science-fiction), parvient à rappeler, derrière l’aspect clinique de la « robotique froide  » des androïdes, la part humaine, en chacun de nous, à ramener, à l’arrivée, au centre des préoccupations et de l'attention. D’hier, d’aujourd’hui et de demain.

Un monde merveilleux (2024 - 1h18). France. Couleur. De Giulio Callegari. Avec Blanche Gardin, Angélique Flaugère, Laly Mercier, Lucie Guien, Édouard Sulpice, Georgia Scalliet. ©Photos VD. En salles depuis le 7 mai 2025.


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