La Belle Fille

par C’est Nabum
dimanche 19 mai 2024

 

Et la queue de la Merluche

 

Il advint une fort curieuse histoire qui ne laissa semble-t-il aucune trace dans l'esprit et les mémoires des gens de ce Val de Touraine. Parfois, des réminiscences sèment ici ou là des indices qui peuvent éveiller quelques curiosités quand la toponymie se plaît à placer de petits cailloux mémoriels afin que rien ne tombe véritablement dans l'oubli. Ce fut le cas pour cette histoire que vous n'aurez nul besoin de croire tant elle vous semblera incertaine. Et pourtant…

Une jeune fille qui vivait sur le coteau qui domine la Loire à Saint Étienne de Chigny, non loin de ce qui fut jadis le vieux bourg, était si belle que tout le monde la nommait avec respect et admiration : « Dame Claude ! ». Il y a parfois des tournures du langage qui ne s'expliquent pas autrement que par la puissance de l'effet que cette jeune fille faisait sur tout le monde.

Elle avait grandi au lieu-dit « La queue de la Merluche » un nom qui impose le respect et provoque bien des interrogations pour qui veut lui donner du sens. La Dame Claude prenant la chose au mot et par dérision sans doute vis à vis de la foule innombrable de ses soupirants qu'elle repoussait les uns après les autres avec une constance à coiffer Sainte Catherine, joua de la situation pour justement mettre à dessaler de la morue dans le petit ruisseau émissaire de l'étang de la Remellerie.

Interloqués par cette pratique inhabituelle en Touraine, les prétendants se voyaient tous répondre : « Vous ne voyez en moi qu'une morue que vous entendriez bien tous dessaler. Je m'en charge moi-même et vous prie de bien vouloir passer votre chemin ! » L'anecdote fit le tour de toute la marine de Loire et il n'était pas rare de voir des mariniers venir lui conter fleurette en lui apportant un « stockfish » dur comme pierre.

Dame Claude s'en amusa avant que de se lasser du manège tout autant que de manger plus souvent qu'à son tour du poisson : un privilège dont elle ne mesurait pas l'importance. C'est ainsi qu'elle se décida à changer d'existence sans à devoir le faire comme nombre de ses amies par le truchement du mariage.

Elle alla gagner la troupe des lavandières qui sévissaient de la langue et du battoir dans le lavoir installé sur la Bresme, un petit affluent de la Loire. Elle y fit rapidement son trou même si les commères trouvaient fort surprenant que la Dame Claude ne profite pas d'avantages dont la nature l'avait comblée, pour faire beau et riche mariage.

Si les langues allaient bon train à ce propos, curieusement ce n'était jamais au lavoir tant la Dame Claude avait fait l'unanimité par une gentillesse en proportion de ses talents esthétiques. Elle avait trouvé sa place et acceptait comme ses collègues les contraintes d'un métier très rude. Cependant, il se trouvait encore quelques courageux pour venir tourner autour d'elle alors qu'elle était à l'ouvrage en dépit des remarques acerbes que leur présence déclenchait dans cette noble académie du battoir.

Sa vie se serait passée ainsi, respectant un choix qui quoique étonnant pour beaucoup, était respecté. Il faut avouer que le harcèlement qu'elle avait subi permettait de comprendre le peu d'envie que la magnifique jeune femme avait de donner sa confiance à un homme. Mais un jour, le destin se mua en tragédie en des circonstances qu’il me revient de vous narrer.

Dame Claude comme toutes les autres lavandières avait des clients fidèles et d'autres plus occasionnels. Il importait de toujours les satisfaire tout en cherchant de nouvelles commandes pour améliorer l'ordinaire. Ce fut ainsi qu'elle entra par la petite porte de la grande histoire même si ce fut en un temps qui ne laissa pas de trace tout en préparant le chemin.

Une vieille lavandière, atteinte par la limite de l'âge, un dos qui ne supportait pas de travailler à genoux et des mains si pleines de crevasses qu'elles ressemblaient à un incunable, un vieux parchemin usé par le temps, lui confia son meilleur client. C'était le tenancier d'une maison borgne : un bordeau dans lequel des dames faisaient de leur corps boutique pour satisfaire la clientèle batelière.

Dans un premier temps, Dame Claude tiqua quelque peu devant l'origine des draps qui lui seraient confiés. Puis elle se dit que l'argent, bien moins que la Merluche n'avait d'odeur et quitte à faire de la perruche, que cela s’y fit sur le dos de ces greluches qui avaient cédé au pêché de chair, n'était pas pour lui déplaire. Elle avait avec de telles pensées déplacé son exaspération et les griefs qu'elle n'avait eu de cesse d'entretenir vis à vis de la gente masculine, sur ces pauvres filles que déesse famine, a un beau matin, contraint à soulever leurs jupons en bord de rivière…

Rapidement sa réserve vis à vis de ces dames tomba tant celles-ci lui offrirent sincèrement leur amitié, venant discuter avec elle quand la lavandière s’échinait à effacer des traces dont il convenait de taire l'origine. Elle leur évoqua son aversion des hommes, certaines de ses interlocutrices lui avouèrent qu'il en allait de même pour elles. Ces conversations firent naître dans son esprit une colère froide contre ce métier que l'on qualifie abusivement de plus vieux au monde…

En dépit des ressentiments exacerbés qui étaient siens, elle pauvre lavandière n'eut pu mener à bien un combat contre cette institution du commerce charnel. Pourtant le destin se chargea de lui donner un coup de pouce, un jour qu'elle était à l'ouvrage. Agenouillée sur sa selle, se battant contre des traces tenaces de sang mêlées à un sirop de corps d'homme, elle en pleura de rage, imaginant ce qui avait bien pu se dérouler ce soir-là. Elle en vint à invoquer l'esprit de la rivière, le très grand ou bien la foudre pour abattre la demeure à la lanterne.

Ce fut cette dernière requête qui se trouva dans l'instant exaucée par une intervention céleste qui mit le feu à la bâtisse. Dame Claude fut sur le coup fort contente de ce malheur qu'elle avait appelé de ses vœux. Puis le temps passa, ses amies vinrent la saluer, expliquant qu'elles devaient trouver nouvelle maison pour les accueillir.

Ce fut le temps des regrets pour Dame Claude. Elle avait somme toute provoqué le malheur quand elle espérait apporter du réconfort. Elle tomba dans une langueur dont jamais elle ne parvint à se sortir. Elle avait perdu le goût de vivre et fit ainsi que nombre de ligériens font dans pareille extrémité. Elle alla se jeter à la Loire là où sa petite rivière faisait de même.

L'histoire cessa d'être tragique par un curieux hasard, de ceux qui ne se trouvent que dans les contes de fées et les séries télé. À cet instant un chaland : « Le Brasse-Bouillon » remontait le courant alors que le toutier, le matelot de la proue, indiquait le meilleur itinéraire à son pilote. L'homme sans hésiter une seule seconde plongea pour secourir la dame.

Il la sauva, la ramena sur la rive et la réconforta du mieux qu'il put. Le courage de l'homme, sa gentillesse aussi, la douceur d'un visage qui n'avait rien de déplaisant et surtout la lumière qui émanait de ses yeux bouleversèrent la dame Claude qui dans l'instant tomba sous son charme. Ses réserves tombèrent et elle embrassa son sauveur.

Par la suite, il y eut un mariage et monsieur Richard épousa la belle lavandière qui était née à la queue de la Merluche. Pour que ce récit ne tourne pas en queue de poisson, je me dois de vous signaler qu'une certaine Marthe fut une lointaine descendante de madame Claude et qu'elle réalisa bien plus tard ce que son ancêtre avait voulu faire à sa modeste mesure.

Les gens ont oublié cet épisode qui laissa pour unique trace le nom d'un lieu-dit. Le bec où ses deux-là s'embrassèrent pour la première fois, cette langue de terre étroite entre la Bresme et la Loire se nomme encore la Pointe de la Belle Fille. Vous saurez désormais pourquoi !

 Tableaux de

 André Bauchant

 Peintre de Touraine


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