Instabilités et tensions géopolitiques mondiales face à des marchés financiers résilients

par Eliane Jacquot
mardi 23 janvier 2024

A un moment où de graves conflits ressurgissent avec le spectre d'un affrontement entre grandes puissances, tout semble aller pour le mieux dans le cercle clos des marchés boursiers et des entreprises multinationales. Dans ce contexte les économistes sont confrontés à un environnement où les tensions qui fragilisent la mondialisation des échanges risquent de faire remonter les prix des matières premières et reculer le commerce des biens.

Un monde de turbulences

L'année 2024 ne sera pas un long fleuve tranquille. De nombreuses incertitudes géopolitiques la jalonnent dans un environnement fracturé entre démocraties et régimes autoritaires. Quatre millions de citoyens sont appelés aux urnes soit 41% de la population mondiale. Les démonstrations de force de la Chine autour de Taiwan ont été ravivées ce 13 Janvier par l'élection de Lai-Ching-Te du parti démocrate progressiste qualifié de grave danger par Pékin. Le monde est à l'écoute des élections américaines du mois de novembre avec l'anticipation d'une victoire de Donald Trump et le risque d'une poussée eurosceptique et nationaliste aux Européennes du mois de Juin. La guerre est revenue sur le continent européen avec le conflit russo-ukrainien qui s'intensifie. La crise au Moyen-Orient entre Israel et le Hamas s'étend en mer Rouge et fait planer le danger d'une escalade régionale représentant un risque sur les équilibres internationaux et pourrait faire rebondir les cours du pétrole tous en perturbant les approvisionnements mondiaux ( 15% du trafic des marchandises au niveau mondial transitent par le Canal de Suez ), et ce sans oublier les considérations humanitaires.

Le bras de fer entre la Chine et les Etats-Unis continue avec de nouvelles restrictions sur les exportations des technologies chinoises de pointe ( semi-conducteurs, Intelligence artificielle ) pour lesquelles elle a acquis une position dominante. A l'égard de l'urgence climatique à part le programme de l'IRA développé par le Président Biden qui a provoqué une marée de projets industriels aux Etats-Unis, au détriment de ses alliés européens, les états développés n'ont pas réussi ou pas voulu mobiliser les ressources financières nécessaires ni l'aide aux économies émergeantes qui représentent les 2/3 des émissions de gaz à effet de serre.

Va-t-on assister à la fin du conte de fées sur les marchés boursiers mondiaux ?

Les indices boursiers ont terminé l'année 2023 en forte hausse tout en profitant du reflux des prix de l’énergie ( pétrole et gaz) et des anticipations en trompe l'oeil du reflux de l'inflation en Europe et aux Etats-Unis.

Le Nasdaq 100 a progressé de 53, 8% tiré par une poignée de valeurs représentées par les « Magnificent Seven » : Apple, Microsoft, Alphabet , Amazon, Nvidia, Meta et Tesla, occupant des positions dominantes dans leurs domaines, portant Wall Street à des sommets encore jamais atteints. Apple, dont la capitalisation s'élève à 3000 Mds de Dollars avoisine la capitalisation de l'ensemble des sociétés cotées à la bourse de Paris. Aux Etats-Unis le plein emploi soutient la consommation et le déploiement d'une politique expansionniste de l'état démocrate stimule les profits des grandes entreprises qui restent en 2024 sur une courbe ascendante, dans la technologie, la finance, la santé, l'énergie, la vente en ligne.

En zone euro, l'économie a tourné au ralenti mais le Stock 600 européen a progressé de 13,7% et le CAC 40 de 16, 5%. Les groupes du CAC 40 qui réalisent près de 80 % de leur chiffre d'affaires à l'international ont distribué à leurs actionnaires 97,1 Mds d'euros dont 30,1 Mds sous forme de rachats d'actions et 67,1 Md d'euros sous forme de dividendes en numéraire (1), au détriment d'investissements et de création d'emplois productifs et l'indice a atteint son plus haut historique. Les trois premiers groupes concernés sont TotalEnergies, BNP Paribas et LVMH tout comme pour l'année précédente.

Lettre Vernimmen Janvier 2024

Des travaux récents effectués par l'économiste Vincent Vicard montrent que ces sociétés cotées très performantes génèrent des revenus massifs pour notre économie équivalent à 2,4 % du PIB en 2021 mais sont à l'origine du creusement du déficit commercial de la France de par leurs activités délocalisées à l'étranger. Ces firmes ont aussi profité de la période de forte inflation pour augmenter leurs prix et leurs marges en recourant au « pricing power » ( pouvoir de négociation sur le marché des biens) malgré un ralentissement de la croissance de leur activité.

Qu'en est-il de ces firmes internationales, acteurs nomades de la mondialisation ?

Elles restent en position dominante dans le monde de par leurs schémas d'optimisation et d'évitement fiscaux bien rodés au fil du temps et ont des taux d'imposition réels bien inférieurs aux taux effectifs qui s'élèvent à environ 17 % au niveau mondial. Une étude récente réalisée par Ludwig Wier et Gabriel Zucman en 2023 (2) soulève les défis posés au cours de la dernière décennie par la mondialisation en matière de taxation des entreprises multinationales tout en réduisant les recettes perçues par les états. Elle souligne qu'environ 1000 Mds de Dollars de bénéfices, soit 35 % de leur part réalisée à l'étranger ont été délocalisées vers des paradis fiscaux et « la perte mondiale de recettes fiscales due à ce transfert représente 10% des recettes fiscales des entreprises en 2022. » Ces dernières réussissent ainsi à échapper largement à l'impôt. Pour les pays de l'UE l'évitement fiscal représente un manque à gagner de 20% des recettes fiscales de l'IS, contre 14% aux Etats-Unis et 9 % dans les autres pays de l'OCDE. Ce rapport publié par l'Observatoire européen de la fiscalité sera régulièrement mis à jour visant entre autre à pérenniser l'accord international sur les taux d'imposition minimum élaboré par les services fiscaux de l'OCDE. Rappelons le, l'évasion fiscale des multinationales reste un choix politique des démocraties avancées.

Enfin, les évènements récents en mer Rouge ont conduit les Etats-Unis et le Royaume-Uni à riposter aux militants Houthis soutenus par l'Iran en représailles aux attaques de navires qui perturbent le transport maritime. Dans la foulée les gestionnaires de fonds spéculatifs se positionnent à la hausse sur les prix du pétrole Brent et WTI, alimentant sa hausse probable. On voit ici que la volatilité des marchés de matières premières et les perturbations des chaines d'approvisionnement se propagent dans l'économie réelle au travers d'une inflation qui perdure.

Dans ce contexte de tensions géopolitiques accrues et de ralentissement de la croissance les marchés financiers vont-ils continuer leur course vers de nouveaux sommets ? En ce début d'année, toute prédiction est aléatoire, mais on observe la complexité de la tâche qui incombe aux banques centrales dans le cadre de pressions inflationnistes persistantes et aux Etats.

 

(1) Lettre Vernimen.net N° 214 - janvier 2024 

(2) Global Tax Evasion Report - 2024 

 


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