1977, Jacques Goddet : Plaidoyer pour un New Tour, retour des forçats de la route et supplice de Darwin

par Axel_Borg
mardi 13 novembre 2018

En 1977, lassé de la passivité des attaquants face au maillot jaune Dietrich Thurau (finalement 5e d’une Grande Boucle remportée par Bernard Thévenet), Jacques Goddet lance une de ses boîtes à idées dont il a le secret, ces concours Lépine pour rendre le cyclisme plus spectaculaire. Bien entendu, uchronie et fiction totales à l'heure où l'UCI a limité le kilométrage des étapes du Tour de France et de l'ensemble des courses du peloton professionnel.

Dans les années 50, le journaliste et cruciverbiste Max Favalleli donnait cette belle définition du Tour de France : Cent vingt acteurs, vingt mille décors peints par la nature. Une figuration innombrable et une action pleine d’incessants rebondissements, traités à la façon inspirée de la Commedia dell’ArteC’est le plus grand spectacle du monde. Pour assister à cette gigantesque tournée, chaque année durant trois semaines, quinze millions de spectateurs occupent leur fauteuil d’orchestre le long des routes. Le Tour donne sa représentation annuelle et la France se met au balcon.

En 1947, l’écrivaine Colette regarde de façon émerveillée les coureurs du Tour : Un maquillage de sueur et de poussière les masque, empâte leurs moustaches, leurs yeux caves entre des cils plâtreux leur donnent l’air de puisatiers rescapés. Elle décrit le peloton : les dos noirs et jaunes chiffrés de rouge, l’échine en arceaux, ils ont disparu très vite, eux seuls muets dans le tumulte.

La même année, le Président du Conseil Paul Ramadier fait le plaidoyer de l’épreuve dans une France soumise au rationnement : Messieurs les députés, faite des restrictions sur ce que vous voudrez sauf pour le Tour de France. Le Tour de France, c’est le moyen d’être tranquille une fois dans l’année.

L’écrivain et journaliste Louis Aragon avait rédigé, la veille du départ de l’édition 1947, ce billet de présentation : Le Tour … c’est ce soir qu’ils partent ! Toutes les années de mon enfance (j’habitais à Neuilly), ce soir là était une date féérique. Je m’échappais de chez mes parents pour aller me mêler à ce cheminement mystérieux qui de toutes les directions, convergeait vers la Porte du Bois. C’était pour moi sans rapport avec quoi que ce soit, une sorte de cérémonie liée avec les souvenirs d’autres âges, d’autres siècles sans bicyclette et sans sport. Le passage des concurrents avec leurs supporters, dans la nuit chaude, l’espèce de grande familiarité de la foule, tout cela avait d’abord le caractère d’une fête de l’été commençant, comme la mémoire des fêtes païennes. Mais s’y mélangeaient la mythologie moderne et cette odeur d’asphalte et d’essence, qui hantait la Porte Maillot. Le Tour … je l’ai vu passer un peu partout en France : en Bretagne, sur la Côte d’Azur, dans les Alpes … C’est dans les lieux déserts que le passage fou de cette caravane éperdue est surtout singulier. Il y a un étrange moment, au Lautaret ou au Tourmalet, quand les dernières voitures passent et s’époumone le dernier coureur malheureux … le moment du retour au silence, quand la montagne reprend le dessus sur les hommes … Le Tour … la folie de l’arrivée et toutes les photos, la réclame et les affaires, l’industrie mêlés à l’héroïsme, l’enthousiasme populaire qui ne s’arrête pas à si peu. … Le Tour … C’est la fête d’un été d’hommes, et c’est aussi une fête de tout notre pays, d’une passion singulièrement française : tant pis pour ceux qui ne savent pas en partager les émotions, les folies, les espoirs ! Je n’ai pas perdu cet attrait de mon enfance pour ce grand rite tous les ans renouvelé. Mais j’ai appris à y voir, à y lire autre chose : autre chose qui y est écrit dans les yeux anxieux des coureurs, dans l’effort de leurs muscles, dans la sueur et la douleur volontaire des coureurs. La leçon de l’énergie nationale, le goût violent de vaincre la nature et son propre corps, l’exaltation de tous pour les meilleurs … La leçon tous les ans renouvelée et qui manifeste que la France est vivante, et que le Tour est bien le Tour de France.

Le sociologue Roland Barthes s’intéresse aussi au Tour de France, notamment au dopage : doper le coureur est aussi criminel, aussi sacrilège que de vouloir imiter Dieu : c’est voler à Dieu le privilège de l’étincelle.

L’intellectuel poursuit : Le Tour et exprime les Français à travers une fable unique où les impostures traditionnelles (psychologie des essences, morale du combat, magisme des éléments et des forces, hiérarchie des surhommes et des domestiques) se mêlent à des formes d’intérêt positif, à l’image d’un monde qui cherche obstinément à se réconcilier par le spectacle d’une clarté totale des rapports entre l’homme, les hommes et la nature […] Un fait national fascinant, dans la mesure où l’épopée exprime ce moment fragile de l’Histoire où l’homme, même maladroit, dupé, à travers des fables impures, prévoit tout de même à sa façon une adéquation parfaite entre lui, la communauté et l’univers.

Mais il faut également retenir la version d’un acteur du spectacle, un coureur, soit Henri Pélissier en 1924 se confessant au journaliste Albert Londres lors de la fameuse interview au vitriol de Coutances  : Vous n’avez pas idée de ce qu’est le Tour de France, c’est un calvaire. Et encore le chemin de croix avait quatorze stations, tandis que le nôtre en compte quinze. Nous souffrons du départ à l’arrivée.

En réalité, le chemin de croix de 1924 comptait seulement quinze étapes, mais quelles étapes, avec 5425 kilomètres entre Paris et Paris, en moyenne 361.6 kilomètres par jour, un minimum de 275 km entre Nice et Briançon et un maximum de 482 km entre les Sables d’Olonne et Bayonne.

Ce n’est pas un hasard si Albert Londres parla des coureurs comme des forçats de la route, lui qui revenait d’un reportage sur l’île du Diable, au bagne de Cayenne, là où Alfred Dreyfus avait été déporté en 1895.

Le capitaine Dreyfus, homme involontairement à l’origine des passions exacerbées qui ont rongé la France des années 1894-1906, le comte de Dion (anti-dreyfusard) engageant Henri Desgrange et L’Auto pour faire sombrer le journal Le Vélo de Pierre Giffard (dreyfusard) en raison de ses opinions politiques.

De ce double défilé en forme de serpentin, alias peloton et caravanes du Tour, Jacques Goddet fut pendant quatre décennies le personnage le plus influent, en tant que directeur de l’épreuve et fondateur du quotidien L’Equipe en 1946, héritier du journal L’Auto qui avait fondé la Grande Boucle en 1903. L’obsession de Goddet était de s’assurer du spectacle du Tour de France, vitrine du cyclisme, de s’assurer que les champions allaient tirer la substantifique moelle de leurs capacités intrinsèques pour s’offrir en sacrifice sur l’autel de la victoire.

Directeur du Tour de France entre 1947 et 1987 (ainsi qu’en 1936 entre Charleville-Mézières et Paris en remplacement d’Henri Desgrange, malade), immortalisé depuis 2001 par un buste sur la cime du col du Tourmalet, Jacques Goddet était coutumier des idées novatrices, lui dont Antoine Blondin avait fait l’éloge en ces termes à la fin des années 50 : le Général de Gaulle est le président des Français onze mois sur douze. En juillet, c'est Jacques Goddet.

En 1947, près de trente ans avant l’idée d’Yves Mourousi (1975), le fils de Victor Goddet avait imaginé une arrivée du Tour de France sur les Champs Elysées, superbe avenue qui symbolisait la grandeur de Paris et la Libération. Le Parc des Princes accueillit l’arrivée de la Grande Boucle jusqu’en 1967 avant sa démolition pour reconstruction, puis ce fut la Cipale, le vélodrome de Vincennes, qui assura l’intérim entre 1968 et 1974.

En 1982, après l’euphorie née de la Coupe du Monde espagnole et du drame de Séville pour l’équipe de France de football des Platini et autres Giresse contre la RFA, le fondateur de L’Equipe prenait la plume pour défendre l’idée d’un retour des équipes nationales une fois tous le quatre ans. Le projet resta une belle utopie, mais Goddet avait montré, une fois encore, sa vision d’avenir pour le Tour de France.

La même année, avec Félix Lévitan, Jacques Goddet présentait la formule Open en vue de l’édition 1983, afin de permettre la participation des meilleurs coureurs de pays non professionnalisés : Soviétiques et ressortissants de pays communistes du Pacte de Varsovie, Colombiens et autres Nord-Américains. La victoire de Greg LeMond en 1986, les chevauchées de Lucho Herrera dans les années 80 vinrent donner de l’eau au moulin de cette formule Open. Quinze ans après le tennis (1968) qui acceptait les professionnels (les Australiens Ken Rosewall et Rod Laver ayant boycotté le circuit amateur de 1963 à 1967 afin de monnayer leur talent entre Europe, Amérique du Nord et Océanie), le cyclisme devenait Open à son tour …

En 1997, pour le cinquantenaire de la renaissance du Tour de France, Jacques Goddet imaginait le parcours fictif du Tour de France de l’an 2000 : retour exceptionnel aux équipes nationales pour introduire un zeste de classicisme, avec des maillots faisant place aux sponsors traditionnels pour ne pas pénaliser les groupes investissant dans le peloton cycliste traditionnel. Départ de New York (prologue vers Central Park), étapes à Boston, à Montréal (arrivée jugée au sommet du Mont-Royal surplombant la grande ville québécoise). L’idée de Goddet est bien entendu d’introduire de la modernité mais aussi de rendre hommage aux coureurs nord-américains qui avaient brillé sur le Tour de France depuis le milieu des années 80 : le Canadien Steve Bauer mais surtout les Américains Greg LeMond et Andrew Hampsten. Embarquement via le Concorde pour l’Europe (ironie du destin, le sort porta l’estocade au mythique avion français le mardi 25 juillet 2000, deux jours après l’arrivée du Tour de France 2000 remporté par Lance Armstrong), de Montréal vers Londres. Départ d’étape depuis l’aéroport d’Heathrow et passage devant Buckingham Palace. Transfert en Eurostar vers Calais pour un CLM par équipes vers Lille. Le Concorde et l’Eurostar symbolisent la modernité et l’excellence française. Ce chrono par équipes devait être particulier, non pas couru en commun mais par relais à la façon de l’athlétisme, soit une dizaine de kilomètres environ par coureur. Le peloton rejoint ensuite Bruxelles, Maastricht, Bonn, Luxembourg et Strasbourg pour célébrer la construction européenne, fait majeur politique du XXe siècle qui s’achève alors, en profitant des Ardennes belges comme terrain de jeu. De Strasbourg via le Ballon d’Alsace le peloton descend ensuite vers Lausanne pour célébrer la renaissance des Jeux Olympiques, œuvre du baron Pierre de Coubertin en 1896. C’est sur les rives du Lac Léman qu’on dispute un contre-la-montre individuel. Les Alpes sont ensuite au menu via l’Italie avec le Mont Ventoux comme troisième étape de montagne. Un transfert aérien s’engage vers Barcelone pour enchaîner sur les Pyrénées juste après les Alpes, le chrono final ayant lieu au Futuroscope de Poitiers, avant une ultime étape parisienne entre le Stade de France et la Grande Arche de la Défense, via les Champs-Elysées en utilisant le traditionnel circuit passant par l’Orangerie, le quai du Louvre, la Rue de Rivoli et les Tuileries, l’arrivée finale à la Défense, autre symbole du modernisme français, devant marquer une arrivée différente à Paris. Jacques Goddet avait donné une version légèrement différente à Rouen pour le départ du Tour de France 1997 : chrono par équipes en relais vers Bruxelles et non Lille, aller-retour vers Copenhague puis retour à Mulhouse. Au final, devant cette feuille de route démesurée d’ambition, Jean-Marie Leblanc retiendra quelques lieux pour le parcours 2000 : le Futuroscope pour le départ, le Mont Ventoux, Lausanne ou encore Mulhouse.

Coiffé de son chapeau colonial qui rappelait Alec Guinness (alias le colonel Nicholson) dans le Pont de la Rivière Kwaï (1957), le fils spirituel d’Henri Desgrange possédait une autorité sans pareille sur la caravane du Tour.

L’amour de Jacques Goddet pour le Tour de France était viscéral, sa plume trahissait son émotion, qu’elle soit positive (enthousiasme) ou négative (colère, déception). Sorte de barycentre entre la verve romantique d’Antoine Blondin et la prose analytiquement parfaite de Pierre Chany, il n’avait pas son pareil pour écrire le cyclisme.

En 1952, la victoire édifiante de Coppi au Puy-de-Dôme le 17 juillet 1952 inspire au directeur du Tour de France La vérité sort aussi du Puy, titre d’un éditorial écrit à Clermont-Ferrand : Monsieur Bon Dieu ne pensait sûrement pas en éteignant ce vieux volcan que ses flammes finiraient par servir de vélodrome, vélodrome olympique avec virage unique et piste sans cesse montante. Sur cette montagne conique, au pourcentage continu de 12 % dans ses quatre derniers kilomètres […], fut livrée la bataille la plus limpide du Tour. Si Coppi gagne, évidemment de la manière qu'il l'entendit, avec une marge étroite, il fut durement gêné par deux éléments différents et contraires : d'une part la remarquable tenue du jeune hollandais Nolten […] ; d'autre part, l'obligation de jouer le rôle d'arbitre dans le combat quadrangulaire Ockers-Robic-Bartali-Ruiz, plus exactement de protecteur envers son très cher et très tendre ami Gino.

Ainsi en 1954 Fausto Coppi s’était attiré les foudres du directeur de la Grande Boucle après sa défaite au Giro face au Suisse Carlo Clerici. Si, Fausto, vous n’avez même pas pris la peine de chercher à ravir, sur cette altière Bernina, aux très modeste Assirelli, la place de premier Italien, si vous êtes entré dans ce jeu ragoûtant de la grève des mollets, si vous avez trompé le public installé à 2300 mètres pour vous voir achever votre revanche si nécessaire, c’est que, pauvre campionissimo, près de la déchéance, vous aviez peur. Peur de souffrir, peur de de ne pas dominer, sinon de défaillir, peur de décevoir […]. Vous n’êtes plus apte, mentalement et physiquement, à supporter l’effort, la répétition de l’effort, l’idée même de la bagarre. Vous êtes devenu un personnage hanté où les fantômes de vos exploits passés se bousculent affreusement.

En 1953, pour le cinquantenaire de l’épreuve dans un numéro spécial de L’Equipe, Jacques Goddet rendait hommage aux coureurs, des magiciens : Les géants de la route sont des magiciens qui, pour un mois, oui, un des douze mois du calendrier, apportent une bienheureuse trêve. Les présidents du Conseil l’attendent pour travailler dans le silence momentané qui leur est accordé. Les journaux non seulement sauvent un mois de mévente, mais encore poussent leurs tirages. Les fabricants de postes de télévision vont accomplir un nouveau bond en avant. Les grandes firmes basent leurs lancements publicitaires sur le plus gros évènement de contact avec le public qui soit au monde. Des municipalités ont été battues aux récentes élections pour n’avoir pas obtenu le passage du Tour. Les maîtres d’école préparent les leçons de choses que l’expédition routière suscite dans les domaines de l’enseignement : géographie, géologie, histoire, arithmétique (oh ! la complication des multiples classements) …. Les malades attendent de tourner les boutons de leur poste de radio pour entrer en communication avec la vie… Et tous les comptoirs sont astiqués pour que, coudes solidement posés, le bon peuple de France discute le coup sur son Tour, sur ce Tour que le monde entier suit avec passion, comme si seul notre pays possédait ces monts et ces vallons, ces mers et ces torrents, ces mœurs et ces accents, cette richesse du sol et de la pensée, d’où est surgie la Trêve de Juillet.

Le 12 juillet 1964, Jacques Goddet s’enthousiasme dans un éditorial La bataille du Tour des Tours : Ce fut grandiose, comme l'est la masse abrupte du vieux volcan des millénaires passés, comme l'était, à la dimension d'une population entière, la masse des spectateurs […] enserrant le parcours, comme le demeure, dans son intensité dramatique, dans son faste et son tumulte, le Tour de France. Grandiose, implacable, poignante, la lutte que se livrèrent, dans un coude à coude muet où se plaçaient défi, souffrance, ruse, les deux antagonistes à la taille gigantesque du Tour 1964, Anquetil et Poulidor. Jamais deux hommes qui se disputaient férocement le plus beau et le plus rare des trophées n'avaient été si rapprochés dans l'effort.

En 1973, la victoire de Luis Ocaña avait conduit Jacques Goddet à ne pas fuir ses responsabilités de journaliste quant au duel avorté par le forfait d’Eddy Merckx, auteur d’un inédit doublé Giro – Vuelta au printemps. Orphelin du Belge, l’Espagnol n’en faisait pas moins un superbe maillot jaune, dans la lignée de l’estocade portée sur la route d’Orcières Merlette en 1971 avant qu’un soleil noir ne s’abatte sur la course avec le drame du col de Menté (chute d’Ocaña et abandon de ce dernier en maillot jaune).

Dans un éditorial intitulé Quand la qualité du vainqueur dépasse celle de la course, Jacques Goddet ne se dérobe pas. Tel un gladiateur, il descend avec courage dans l’arène pour débattre de l’édition 1973, la 60e depuis 1903 …

Impossible, ce Tour achevé, de se dérober devant l’inévitable question : « Et si Merckx avait été là, Ocaña aurait-il gagné ? » Nous donnerons donc une réponse, mais en évitant la voie directe, oui ou non, parce qu’il est contraire aux fondements du sport de trancher catégoriquement en fonction seulement d’hypothèses, du moment que celles-ci concernent des êtres humains, dont les capacités et le comportement sont forcément fluctuants. Je prendrai une position formelle sur ce que je considère être le principal, c’est-à-dire sur ce qu’eût pu être la confrontation en montagne. Pour moi Ocaña y eût pris un net avantage.

En 1977, furieux de la passivité des rivaux de Dietrich Thurau, Goddet exprime son ressenti via les colonnes du quotidien L’Equipe, comme il avait fait en 1961 via le célèbre éditorial Les Nains de la Route pour un courroux digne de Jupiter, en 1969 via un papier intitulé Merckxissimo pour un enthousiasme sans bornes ou encore en 1971 après le camouflet du Belge à Orcières (Jamais plus les choses ne seront comme avant) :

Puisse la bataille des Alpes nous consoler de toutes ces journées moroses passées derrière un peloton composé de types qui me faisaient penser à des assurés sociaux, en congé de maladie, irresponsables et ayant légèrement tendance à tirer au flanc.

Face au surprenant rookie allemand Dietrich Thurau (maillot jaune du prologue de Fleurance à l’Alpe d’Huez où Bernard Thévenet prit la Toison d’Or), Eddy Merckx avait baissé pavillon sous le maillot de la FIAT. Loin de tutoyer la perfection comme entre 1968 et 1975 quand il réussissait la quadrature du cercle, le Cannibale avait perdu l’éclat et la forme stratosphérique qui lui avait valu tant de superlatifs par le passé. Nourri au nectar et à l’ambroisie par les fées du destin, l’ogre de Bruxelles avait vu l’émergence d’un nouveau prodige au fur et à mesure que l’usure du pouvoir le condamnait aux accessits, loin de l’hégémonie de ses grandes années, du climax de la période 1971-1973. Au printemps 1977, Bernard Hinault avait imposé par trois fois sa férule au reste du peloton, par des triomphes dans Gand – Wevelgem, Liège-Bastogne-Liège et le Critérium du Dauphin Libéré, avec cette fameuse chute dans le col de Porte avant de l’emporter à Grenoble sur les pentes de la forteresse de la Bastille. A 22 ans, le Blaireau sortait ses griffes. Mais malgré le crépuscule du dieu Merckx, l’ennui collait au Tour du France comme le sparadrap du capitaine Haddock. Il manquait des joutes d’anthologie, des montagnes russes d’adrénaline dignes des grandes étapes du passé, le Brive – Agen de 1951 pour Hugo Koblet, le massacre de la Chartreuse de 1958 pour Charly Gaul, l’ascension homérique du Puy-de-Dôme en 1964 pour Jacques Anquetil et Raymond Poulidor, la partition de soliste aux airs de requiem sur la route de Mourenx en 1969 signée Eddy Merckx, la formidable chevauchée de Luis Ocaña vers Orcières-Merlette en 1971

Dans cet éditorial de juillet 1977 baptisé Plaidoyer pour un New Tour, Jacques Goddet donne quelques pistes pour moderniser le Tour de France, de créer une Grande Boucle 2.0, d’en faire un antidote à l’ennui et à l’inertie, alors que la grand-messe de thermidor atteignait l’âge canonique de 74 ans, après 64 éditions … 1977 n’est pas une année anecdotique puisque le Tour de France appartient au groupe Amaury, et son fondateur Emilien Amaury était mort d’une chute de cheval el 2 janvier 1977 à Chantilly, provoquant des réactions au vitriol de la presse de gauche.

En 1946, Emilien Amaury avait aidé Jacques Goddet à relancer le journal sportif l'Auto en le renommant L'Équipe. L'année suivante, L'Équipe et le Parisien libéré sont autorisés par l'état français à organiser le Tour de France. Amaury détient alors 50 % de la course. En rachetant L'Équipe en 1965, son groupe devient unique propriétaire de la course. Bien que bon cavalier, Amaury est désarçonné par le cheval Chouan d'Ive le 2 janvier 1977 dans sa propriété de Verneuil-en-Halatte et meurt des suites de ses blessures. Charlie Hebdo se contentera d'un lapidaire : Un salaud est mort, tandis que le journal Libération titrera : Le cheval d'Amaury se sort indemne d'un accident, avec en écho la devise du patron de presse : L'information ne doit pas être exacte, elle doit être énorme.

Philippe Amaury, successeur de son père au Parisien, avait-il exercé une pression sur Jacques Goddet afin que la Grande Boucle soit plus sélective en troisième semaine ? Ce dernier avait-il pris l’initiative d’une idée novatrice pour monter qu’il ne s’endormait pas sur ses lauriers, à 72 ans (Goddet étant de deux ans le cadet du Tour de France) ? Nul ne le sait …

L’objectif de Jacques Goddet était de couronner un athlète complet sans trahir l’ADN du Tour de France, mais pour cela le directeur de l’épreuve était prêt à briser quelques totems sur l’autel du spectacle roi :


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