Explication d’un texte de Fernand Braudel sur les modalités du temps historique

par Robin Guilloux
vendredi 21 octobre 2022

Fernand Braudel, Les modalités du temps historique - Le blog de Robin Guilloux

Dans un débat présenté par Denis Richet en 1971 sur l'école historique française, Fernand Braudel, Raymond Aron, Claude Lévi-Strauss et Emmanuel Leroy-Ladurie se font face-à-face. Ils aborde...

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Selon Fernand Braudel, l'historiographie est un "travail" qui "décompose le temps révolu" et dans lequel intervient la "subjectivité" de l'historien. Le travail auquel nous sommes le plus habitués en tant que lecteurs de livres d'histoire est le "temps bref", le temps court. L'historien se proposera d'étudier par exemple "le règne de Louis XIV" qui a duré, comme chacun sait 72 ans. On pourrait considérer qu'il s'agit d'un temps relativement long, mais au regard d'une étude qui porterait sur "la Renaissance" par exemple, il s'agit d'un temps court.

"Un événement peut s'annexer un temps très supérieur à sa propre durée" : prenons par exemple le règne de Philippe II d'Espagne. Cet événement est un fait. Il relève du temps court, mais ne saurait être un objet d'étude à lui tout seul.

Le règne de Philippe II d'Espagne s'inscrit dans une histoire bien plus longue et "s'annexe un temps très supérieur à sa propre durée", celle de la Méditerranée et de ses habitants. 

On peut dire, pour employer une métaphore cinématographique que l'historien "fait le point" sur un détail, sur un fait (plan rapproché ou gros plan) et élargit ensuite de plus en plus sa prise de vue (plan moyen puis plan d'ensemble).

Georges Duby dans Le dimanche de Bouvines (1973), survenue le 27 juillet 1214, ne se contente pas d'évoquer la bataille de Bouvines et la victoire de Philippe Le Bel, il "s'annexe un temps très supérieur à sa propre durée" en étudiant l'enchaînement des causes et des effets de l'événement et surtout en montrant les implications culturelles de la bataille de Bouvines et en retraçant le souvenir de cette bataille tel qu'il s'est propagé à travers les siècles, c'est-à-dire sa dimension anthropologique et non simplement factuelle.

C'est pourquoi selon l'historien Benedetto Croce que cite Fernand Braudel, dans tout événement, l'histoire entière, l'homme entier s'incorporent et puis se découvrent à volonté".

Le temps court, selon Braudel est le temps par excellence du chroniqueur, du journaliste. "Chacun comprendra qu'il y ait, ainsi un temps court de toutes les formes de vie économique, social, littéraire, institutionnel, religieux, géographique même" : Il y a un temps court de toutes les formes de la vie économique, par exemple l'augmentation du prix des denrées alimentaires à tel moment ou l'inflation au mois d'octobre 2022 en France, social, par exemple les effets de cette augmentation sur les "classes populaires", importantes et susceptibles d'engendrer des mouvements sociaux ou sur les "classes aisées" (plus ou moins négligeables, en fonction de l'importance des revenus), littéraire, par exemple la rentrée littéraire en France au mois d'octobre 2022 et l'attribution du Prix Nobel de littérature à l'écrivaine Annie Ernaux, institutionnel, par exemple le discours de tel ou tel ministre sur la "sobriété choisie" à l'approche d'un hiver qui s'annonce difficile en raison de l'augmentation du prix du gaz et de l'électricité, religieux, par exemple la dernière encyclique du pape François.

Le temps du chroniqueur et du journaliste est un temps extrêmement court. Il est encore plus "précipité", "dramatique", "de souffle court" que celui de l'historien.

Fernand Braudel évoque la "rupture récente avec les formes traditionnelles de l'histoire du XIXème siècle", en l'occurrence avec l'Ecole des Annales dont il fut, avec Marc Bloch, Pierre Goubert, Ernest Labrousse, André Burguière, Emmanuel Leroy Ladurie, Jacques Le Goff, Marc Ferro, Jacques Revel, un éminent représentant, peut-être le plus éminent.

L'Ecole des Annales n'a pas totalement rompu avec le temps court, mais avec une certaine façon d'étudier l'histoire ; l'histoire n'est plus seulement l'évocation des règnes, des Traités de paix ou des déclarations de guerre. Les historiens s'intéressent désormais à la dimension économique et sociale de l'histoire qui entraine "un bouleversement et un indéniable renouveau".

Braudel parle de "l'entrée en scène d'une histoire quantitative", c'est-à-dire chiffrée, qui va par exemple s'intéresser au salaire des ouvriers sous le second Empire, à leur condition économique, à leurs conditions de logement, etc.

Cette histoire quantitative qui ne remplace pas l'histoire "qualitative", mais la complète utilement en ne s'intéressant plus exclusivement aux "grands" hommes d'autrefois, mais aussi aux "petits", aux "sans grade", à tous ceux que l'historiographie traditionnelle avait tendance à négliger.

Ce changement dans les méthodes et les centres d'intérêt a entraîné "une altération du temps historique traditionnel". Pour l'historien politique d'hier, la mesure du temps était "l'année" et même "la journée" (pensons à la bataille de Bouvine), mais les faits nouveaux auxquels s'intéresse désormais l'historien : courbe des prix, mouvement des salaires, variations du taux d'intérêt, étude de la production, analyse de la circulation de la monnaie et des marchandises réclament des mesures bien plus larges que la journée.

Une courbe des prix, par exemple n'a d'intérêt significatif que si on étudie en termes de variation sur un quart de siècle ou un demi siècle, par exemple entre 1791 et 1817 (montée des prix) et 1817 à 1852 (recul des prix), tandis que l'historien politique s'intéressera à la succession des régimes, depuis la Révolution jusqu'au début du Second Empire.

Un mode nouveau de récit apparaît, peut-être moins passionnant, mais plus exact, le récitatif de la conjoncture, du cycle, voire de l'intercycle initié par l'économiste russe Nicolaï Kondratieff. 

Fernand Braudel évoque l'intérêt de certains économistes pour la "tendance séculaire".

Ces analyses se présentent, selon lui, à l'état d'ébauches et d'hypothèses et portent sur le passé relativement présent : les facteurs financiers et économiques qui ont abouti à la crise de 1929) ou sur le passé relativement relativement plus lointain : les facteurs financiers et économiques (et pas seulement militaires) qui ont entraîné la fin du second Empire). 

Les études portant sur les "tendances séculaire" offrent une introduction utile à l'histoire de longue durée dont elles constituent une première clé.

A l'étude des cycles et des intercycles initiée par Kondratieff, à celle de la "tendance séculaire", s'ajoute, selon Braudel, la notion de "structure" qui, selon lui, domine les problèmes de longue durée. Braudel et les "observateurs du social" entendent par structures "des cadres une organisation, une cohérence, des rapports assez fixes entre réalités et masses sociales", c'est-à-dire des cadres immuables ou quasi immuables qui déterminent la vie des masses sociales".

Ces structures sont des soutiens et des obstacles : des soutiens car elles deviennent des éléments stables d'une infinité de générations ; des obstacles car elles se marquent comme des limites dont l'homme ne peut guère s'affranchir.

Braudel donne comme exemple les contraintes économiques comme la productivité qui dépend des techniques et des moyens de production.

Les hommes ne peuvent s'affranchir des contraintes de la productivité lorsque les innovations technologiques n'existent pas encore. On peut penser aux "colliers de gorge" des chevaux de labour étudié par Lefebvre des Noëttes. Il ne peut pas non plus s'affranchir des cadres spirituels et religieux de la société dans laquelle il vit quand l'existence de Dieu et la vérité de la religion chrétienne est tenue comme un "évidence" par l'ensemble des membres de la société, comme c'était le cas au Moyen-Âge.

Chaque époque est marquée par un "horizon de savoir", une "épistémè" pour parler comme Michel Foucault dont les individus ne peuvent s'affranchir sans un changement global. Songeons par exemple au passage de l'épistémè de la Renaissance fondée sur l'analogie à celui de l'âge classique. 

Mais l'exemple le plus accessible, selon Fernand Braudel est celui de la contrainte géographique. "L'homme est prisonnier, des siècles durant, de climats, de végétations, de populations animales, de cultures, d'un équilibre lentement construit, dont il ne peut s'écarter sans risquer de remettre tout en cause".

La relation entre l'homme et la nature est certes d'ordre culturel, mais la culture est déterminée par des contraintes "d'une fixité surprenantes". Braudel donne l'exemple de la transhumance dans la vie montagnarde, des rapports entre la vie maritime et les articulations littorales, de l'implantation durable des villes, de la persistance des routes et des trafics. Tous ces exemples montrent la "fixité surprenante du cadre géographique des civilisation". 

Le cadre géographique des civilisations est d'une fixité plus surprenante que les événements de l'histoire courte, les cycles et les intercycles de l'histoire économique, les structures économiques et sociales et même que les cadres spirituels.

A chacune de ces formes de durée, brève ou longue, correspond un type particulier de causalité : culturelle, économique, sociale, politique ou géographique.

Cette importance déterminante du cadre géographique amène Fernand Braudel à diviser les temporalités : en premier lieu une histoire "longue à s'écouler", "quasi immobile", celle des grands ensembles géographiques, des climats, des courants marins.

Au-dessus de celle-ci, l'histoire moyenne des conjonctures sociales et économiques ; celle des fluctuations plus rapides, des marchés, des courbes de prix, des inflations et récessions, des mouvements humains.

Enfin, au dernier étage l'histoire des événements politiques, des batailles et des traités.

 


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