Montaigne, « La plupart de nos vacations sont farcesques » (explication et commentaire)

par Robin Guilloux
mardi 21 février 2023

Pour lire le texte et les questions, cliquer sur le lien : http://lechatsurmonepaule.over-blog.fr/2023/02/michel-de-montaigne-notre-fonction-sociale.html

"La plupart de nos vacations sont farcesques" : la plupart de nos occupations, de nos fonctions relèvent du théâtre. Nous n'exerçons pas une fonction, nous jouons un rôle. Notre fonction n'est pas notre être, notre substance, notre essence. Il faut distinguer entre l'essence et l'accident. Notre fonction sociale est une détermination accidentelle, extérieure à nous-mêmes, si bien que nous pouvons exercer plusieurs fonctions sans cesser d'être nous-mêmes. Il faut distinguer entre l'être et l'avoir : nous avons une fonction sociale, mais nous ne sommes pas notre fonction.

Ce rôle, il faut le jouer, mais comme le rôle d'un personnage emprunté. Il faut distinguer la personne du personnage. Notre personne n'est pas le rôle que nous jouons, elle ne se confond pas avec notre personnage.

Un médecin ou un chirurgien par exemple ne joue pas un rôle, il exerce une profession indispensable. Il y va de la vie et de la mort du malade qu'il opère ou qu'ils soigne. Un diagnostic erroné, un geste maladroit et la vie du malade est compromise.

Montaigne ne veut pas dire que la plupart de nos occupations, de nos métiers ne sont pas "sérieux". Il faut les exercer sérieusement, mais il ne faut pas se prendre au sérieux en jouant au grand chirurgien, au médecin omniscient comme le faisaient les médecins de Molière.

Il faut jouer dûment notre rôle, mais il faut éviter de s'identifier totalement à notre rôle. Il faut distinguer entre notre rôle dans la société, le métier que nous exerçons et ce que nous sommes, notre être profond.

Montaigne distingue entre le masque, l'apparence et l'essence. Il ne faut pas faire de l'apparence une essence. Nous sommes autre chose et infiniment plus que notre métier, notre fonction : avocat, professeur, maire, financier, voire empereur. Avant d'être tout cela, nous sommes des hommes avant tout.

La double attitude qu'il faut avoir vis-à-vis du rôle que l'on joue est : a) jouer notre rôle du mieux que nous pouvons ; b) ne pas nous identifier à notre rôle, ne pas confondre notre rôle avec notre essence, ne pas nous laisser emprisonner, aliéner par notre rôle car il y va de notre liberté.

Le mot "personne" vient du latin "persona" qui veut dire masque de théâtre. Le masque que revêt le comédien ou le tragédien dans le théâtre antique met en évidence le rôle qu'il est appelé à jouer. Le comédien est une personne à part entière distincte du rôle qu'il joue et il serait stupide de reprocher au comédien qui joue le rôle d'un "méchant" d'être lui-même méchant.

"Nous ne savons pas distinguer la peau de la chemise. C'est assez de s'enfariner le visage, sans s'enfariner la poitrine..." : Montaigne exprime l'opposition de l'apparence et de la réalité en utilisant des images concrètes ; la chemise (l'apparence) et la peau (la réalité), le visage (l'apparence), la poitrine (la réalité). Par poitrine, Montaigne entend le cœur, c'est-à-dire l'essence d'un être humain, son âme, qui ne se confond pas avec sa fonction.

Il poursuit la critique de la confusion entre l'être et la fonction entre l'apparence et la réalité, à travers des métaphores concrètes, comiques et pittoresques : "se prélater jusques au foie et aux intestins", "entraîner leur office jusques en leur garde-robe", "Je ne puis leur apprendre à distinguer les bonnetades (c'est à dire les salutations, les marques de respect) qui les regardent de celles qui regardent leur commission ou leur suite, ou leur mule."

Les "bonnetades", les salutation s'adressent à leur fonction et non à leur personne, mais ils ne font pas la distinction entre les deux. Si bien qu'ils reçoivent les marques de respect pour leur commission (leur mission), leur suite ou leur mule comme les marques de respect pour ce qu'ils sont.

Ils sont tout entiers dans leur apparence, dans les vêtements d'apparat ostentatoires qui les distinguent des gens du peuple : fraise, pourpoints de brocard ou de velours, luxueux manteaux, ornés de revers de fourrure de vair, de martre ou d'hermine.

En estimant qu'en se découvrant devant leur cortège, la mission qui leur a été confiée, la mule sur laquelle il sont assis, les hommes qui les voient passer saluent leurs mérites, ces pompeux imbéciles se comportent comme des ânes.

En admettant cependant que trompés par leur imagination, ces passants ne font pas la différence entre leur cortège, leur mule, les atours dont ils sont revêtus et ce qu'ils sont dans la solitude de leur "garde-robe", les "grands" ne doivent pas tomber dans le piège de la vanité et ne pas se croire aussi "considérables" que les autres le considèrent.

Certains hommes ne parviennent pas à distinguer leur rôle public de leur rôle privé et perdent tout naturel. Montaigne illustre cette idée par une image qui les ridiculise : jusque pendant leur digestion, ils restent dans leur rôle public et "entraînent leur office jusques dans leur garde-robe".

Selon le dictionnaire Larousse, le mot "garde-robe" a plusieurs significations : une garde-robe est une chambre où l'on rangeait les habits, mais aussi un lieu où l'on plaçait la chaise percée, un cabinet d'aisance.

Ils sont tellement imbus d'eux-mêmes qu'ils refusent d'avoir un corps, des fonctions digestives et des besoins naturels. Jusque sur la chaise percée, ils continuent à s'identifier à leur fonction, alors que le fait d'avoir des besoins et d'y être soumis, comme les autres hommes devrait leur rappeler leur condition et les inciter à l'humilité.

Un magistrat, un maire, un avocat, un financier, un prélat n'est qu'un homme comme les autres. En sacralisant leurs corps et leurs besoins corporels, en refusant de les mettre à leur juste place, ils manquent de la plus élémentaire humilité et se couvrent de ridicule.

Montaigne les accuse également d'adapter leur apparence à leur fonction et de changer d'apparence et de moi en fonction de leur apparence, comme des caméléons : "j'en vois qui se transforment et se transsubstantialisent en autant de nouvelles figures et de nouveaux êtres qu'ils entreprennent de charges."

"Se transformer et se transsubstantialiser" : La transsubstantiation est un phénomène surnaturel, qui est la conversion d'une substance en une autre. Le terme désigne pour une partie des chrétiens (les catholiques et les orthodoxes) la conversion du pain et du vin en corps et sang du Christ lors de l'Eucharistie par l'opération de l'Esprit Saint.

Certains hommes se "transsubstantialisent" en autant d'avatars qu'ils exercent de fonctions : ils n'étaient que des hommes, faits de chair et de sang, ils deviennent tout entiers par la force de l'imagination avocats, financiers, juges, mandarins et exigent qu'on les vénère pour leur intelligence, leur compétence et leurs mérites dans tous les domaines, y compris dans des domaines où ils ne connaissent rien. 

Montaigne les accuse également d'être prétentieux puisqu'ils "enflent et grossissent leur âme et leur discours naturel à la hauteur de leur siège magistral". Il se moque de leur langage prétentieux et ampoulé et leur reproche de s'identifier tellement à leur fonction qu'ils en oublient leur vraie nature. 

Ernst Kantorowicz dans Les deux corps du roi (1957) explique que le roi possède un corps terrestre et mortel, tout en incarnant le corps politique et immortel du royaume. L'historien Patrick Boucheron le décrit ainsi : "Parce qu'il est naturellement un homme mortel, le roi souffre, se trompe parfois : il n'est ni infaillible, ni intouchable, et en aucune manière l'ombre de Dieu sur Terre. Mais dans ce corps mortel du roi vient se loger le corps immortel du royaume que le roi transmet à son successeur."

Le roi doit se souvenir qu'en tant qu'homme, son pouvoir, son intelligence, ses facultés sont limitées. Il n'est pas Dieu sur Terre, il n'est pas infaillible et la pompe qui l'entoure ne sert qu'à honorer son deuxième corps, le corps immortel du royaume.

Ceux qui détiennent leur autorité du roi doivent d'autant plus se souvenir que les honneurs qu'ils reçoivent ne s'adressent pas à leur personne, mais à leur fonction.

Dans son premier Discours sur la conditions des grands, Pascal affirme que la condition des grands n'est pas liée à des qualités naturelles, mais à une suite de hasards établie par la coutume. Un grand doit donc avoir une "double-pensée", en se comportant extérieurement comme le veut son rang, mais en sachant par-devers lui qu'il n'est pas intrinsèquement supérieur aux autres hommes.

Dans son deuxième discours, Pascal distingue les "grandeurs d'établissement" des "grandeurs naturelles". Les sociétés décident d'accorder un respect particulier à certaines fonctions, il s'agit alors de grandeurs d'établissement : le respect des conventions établies par les hommes est nécessaire pour la société.

Il y a en même temps les grandeurs naturelles, d'un autre genre, et qui sont le fait du talent, de la vertu ou de la sainteté. Un grand ne peut pas exiger qu'on admire chez lui des grandeurs naturelles s'il n'en possède pas, car cela serait commettre une injustice en confondant les deux sortes de grandeurs.

Le même Pascal distingue dans les Pensées trois ordres et leur hiérarchie : l'ordre des corps, l'ordre des esprits et l'ordre de la charité :

Soit l'ordre des corps, qui rassemble "le firmament, les étoiles, la terre et ses royaumes", mais aussi les rois, les riches, les capitaines, et tous ces grands esprits de chair".

Soit ensuite l'ordre des esprits, des "recherches de l'esprit" où, par exemple, Archimède, "n'a pas donné des batailles pour les yeux, mais (...) a fourni à tous les esprits des inventions"

Soit enfin "l'ordre de sainteté", de la "charité", où Jésus-Christ "est bien venu avec l'éclat de son ordre".

Non seulement ces trois ordres restent incommensurables les uns aux autres, "différents, de genre", le second étant "d'un ordre infiniment plus élevé" que le premier, et le troisième, "d'un autre ordre, surnaturel".

Mais surtout, aucun des ordres inférieurs ne peut voir un ordre supérieur, tandis que tout ordre supérieur voit et juge les ordres inférieurs. "Comme les corps et les grandeurs de chair ne voient pas les esprits ni la charité, les esprits ne voient pas la charité." (Pascal, Pensées, §308, in Œuvres complètes, éd. L. Lafuma, Paris, seuil, 1963, p.540)

Ce que dénonce Montaigne dans ce texte, ce sont les conséquences perverses de l'esprit de sérieux qui anime les gens de pouvoir qui prétendent incarner une institution en s'épargnant le souci de se chercher eux-mêmes : la domination, le mépris de "ceux qui ne sont rien", l'incapacité de déceler les problèmes réels et de voir dans les autres hommes, autre chose que des sujets ou des subordonnés.

A la fin des Essais, Montaigne critiquera encore la prétention de ceux qui s'identifient à leur fonction : "Nous avons beau monter sur des échasses, car sur des échasses, il faut encore marcher sur nos jambes. Et sur le plus haut trône du monde, nous ne sommes assis que sur notre cul."

Jean-Paul Sartre parle d'un garçon de café qui joue tellement bien à être "garçon de café" que son existence se confond avec son essence. Il n'est pas un être humain avec un nom et un prénom, des qualités et des défauts, des préoccupations qui lui sont propres, une vie intérieure, il est ou plutôt il veut être tout entier dans son apparence.

Le garçon de café joue à être garçon de café, à se fondre dans ce rôle comme s'il n'était plus que cela : ses gestes sont ceux d'un automate, un peu trop appuyés, machinaux. Il mime le garçon de café, oubliant d'être lui-même, un homme avant tout et non un métier.

Pour Sartre, cet comportement relève de la "mauvaise foi". La mauvaise foi consiste à faire comme si nous n'étions pas libres, elle désigne une tentative pour se masquer à soi-même notre liberté.

Montaigne refuse, quant à lui, d'aliéner sa liberté à la vie sociale et aux occupations mondaines : "Le Maire et Montaigne ont toujours été deux, d'une séparation bien claire." Montaigne et le maire de Bordeaux sont deux entités distinctes. Montaigne est un homme comme les autres, avec des besoins, des maladies (notamment les calculs rénaux, la gravelle, une maladie particulièrement douloureuse), des qualités et des défauts qu'il s'efforce de peindre avec lucidité dans les Essais. 

Maire de Bordeaux est une fonction, un masque transitoire, un rôle qu'il doit s'efforcer de jouer du mieux qu'il peut en se mettant au service de ses concitoyens, dans la mesure de ses forces et de ses capacités et non en se faisant vénérer et servir.

"Pour être avocat et financier, il n'en faut pas méconnaître la fourbe qu'il y a en telles vacations" : un acteur ne doit pas refuser le rôle d'un personnage odieux parce qu'il est odieux, pas plus qu'un honnête homme ne doit refuser la charge d'avocat ou de financier sous prétexte que ces métiers exigent parfois de dissimuler sa pensée.

On doit se comporter le mieux possible en respectant la morale, le droit et l'équité, mais il n'est pas possible quand on est financier de mépriser l'argent au point de préférer en perdre ou, quand on est avocat de dire que son client est un vaurien irrécupérable, même s'il est enclin à le penser.

L'acteur n'est pas odieux parce qu'il joue le rôle d'un "méchant", l'avocat n'est pas fourbe parce qu'il utilise parfois la ruse et le public serait injuste de leur tenir rigueur du rôle qu'ils jouent et du métier qu'ils exercent. 

Il ne faut pas exercer le métier de financier uniquement par amour de l'argent, mais il ne faut pas se cacher à soi-même quand on est financier que ce métier implique une certaine "avidité" inhérente à sa nature et non à la nature de celui qui l'exerce.

De même, quand on est avocat, il faut tâcher de rester un honnête homme, mais il ne faut pas se cacher à soi-même que ce métier exige une certaine "fourberie" inhérente à sa nature qui est de défendre son client par tous les moyens, y compris en édulcorant la vérité ou en lui cherchant des "circonstances atténuantes", ou alors il faut choisir un autre métier que celui d'avocat.

"Le jugement d'un empereur doit être au-dessus de son empire" : Montaigne fait allusion à l'empereur et philosophe stoïcien Marc-Aurèle qu'il admirait particulièrement pour sa sagesse, sa lucidité et sa capacité de séparer sa vie publique de sa vie privée.

Note : Marc Aurèle (en latin : Marcus Aurelius Antoninus) est un empereur, philosophe stoïcien et écrivain romain né le 26 avril 121 à Rome et mort le 17 mars 180 à Sirmione (selon Tertullien) ou à Vindobona. Il est le dernier des souverains connus sous le nom des « cinq bons empereurs » et le dernier empereur de la Pax Romana, une époque de paix et de stabilité relatives pour l'Empire romain. Il est consul romain en 140, 145 et 161.

Marc-Aurèle a cherché toute sa vie à concilier ses aspirations philosophiques à la sagesse et la vie à la cour. Selon lui, il s'agit d'une synthèse difficile, mais réalisable  : "En quelque endroit que l'on vivre, on peut toujours y vivre bien. Si c'est à la cour que l'on vit, on peut toujours vivre bien, même dans une cour."

Si on est né empereur, on ne doit pas se prendre pour un empereur en profitant de sa charge pour assouvir tous ses caprices, comme le fit Néron ou Caligula, on ne doit pas non plus renoncer à exercer sa charge sous prétexte qu'elle est un fardeau trop lourd, mais on doit jouer son rôle d'empereur le mieux possible, avec justice et droiture.

"Le jugement d'un empereur doit être au-dessus de son empire" : Un empereur ne se réduit pas à la charge qu'il exerce. Son jugement ne doit pas se confondre avec le pouvoir presque absolu qu'il détient. Un empereur est aussi un homme, son comportement et ses pensées doivent rester celle d'un homme raisonnable. Il doit donc se souvenir qu'il est un homme et non un dieu et restreindre son pouvoir en conséquence. "Un homme, c'est quelqu'un qui s'empêche dit Albert Camus dans Le Premier homme".

Marc Aurèle, en tant que dernier grand philosophe stoïcien, n'a pas réellement d'apport fondamental au stoïcisme, bien que son ouvrage Pensées pour moi-même soit une synthèse complète du mouvement philosophique. Il s'est laissé guider par la philosophie même pendant les moments difficiles de sa vie publique et personnelle et il a pu, en tant qu'homme d'État, suivre la voie philosophique.

Selon Marc Aurèle, la gloire est éphémère et ne permet pas d'échapper à la mort. Il prend en exemple plusieurs grands noms oubliés et relativise sa vie insignifiante et si rapidement oubliée par rapport à l'univers : "C'est bien peu de chose que le temps que vit chacun d'entre nous ; c'est bien peu de choses que le misérable coin de terre où l'on vit. C'est peu de chose que la renommée qui nous survit, même celle qui dure le plus longtemps."

Quand il était maire de Bordeaux, Montaigne s'est certainement identifié à l'auteur des Pensées pour moi-même, qui demeure pour lui un modèle de sagesse, notamment dans sa volonté de séparer son rôle social de sa vie privée.

Montaigne, dans son rôle de maire, comme Marc-Aurèle dans son rôle d'empereur, remplit scrupuleusement son devoir politique, mais il reste conscient de la futilité de son action qui ne changera ni le caractère irrationnel des événements, ni la vanité des choses humaines.

 


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