Guérir par... le jeûne ?
par lephénix
samedi 8 février 2025
Guérir par le jeûne ? Depuis le commencement de son aventure vitale, le mammifère présumé pensant demande à être guéri voire sauvé des maux qui l’accablent. Et s’il commençait par reconsidérer sa consommation quotidienne de nourriture ? La guérison ou « le salut » adviendraient-ils par la mise au repos de ses organes ? Pour les praticiens interrogés par les journalistes Sylvie Gilman et Thierry de Lestrade, la pratique du jeûne opère une « augmentation de la puissance d’agir ». Elle constitue un geste d’ « auto-émancipation » pour le plus grand bien d’un corps vécu comme « l’un des derniers lieux-refuges de notre liberté critique et thérapeutique » (1). Alors, manger moins pour vivre mieux et plus longtemps ?
En juin 1965, un jeune homme de vingt-six ans, Angus Barbieri (1939-1990), se présente à l’hôpital universitaire de Dundee (Ecosse). Il pèse 207 kilos et il y a urgence : il veut maigrir pour pouvoir rencontrer une fiancée... Ses parents tiennent un Fish and Chips réputé – sa voie ou sa pente semblent tracée... Pris en charge par l’équipe médicale, il entame le régime ultime : un jeûne de 382 jours mémorable - resté un record.
Au terme de cette période de privation volontaire de nourriture solide, il pèse 82 kilos – pour se stabiliser à 89 kilos pendant un quart de siècle, jusqu’à sa mort.
Si l’animal malade refuse la nourriture, pourquoi persister à gaver un corps humain engorgé sous prétexte de le "fortifier" ? D’anciennes pratiques ont montré qu’une réduction même modérée de l’alimentation se solde par une diminution de la morbidité. Alors, une fois admis qu’ « on mange trop en général » voire que l’homme « creuse sa tombe avec ses dents », le jeûne ne serait-il pas plus bénéfique qu’une alimentation surabondante et dénaturée ?
Les pionniers du jeûne thérapeutique
Dans la canicule de l’été 1877 sur Les Grandes Plaines aux Etats-Unis, le Dr Edward Hooker Dewey (1837-1904) est confronté à la maladie de son fils de trois ans, en pleine épidémie de diphtérie : comment faire avaler à un enfant qui peine à respirer l’amère potion prescrite, à base de quinine et de fer ? Il se souvient alors du cas d’un patient qui guérit en... cessant de s’alimenter. Il décide de ne pas forcer son fils et de ne lui donner que de l’eau. Après quelques jours, l’enfant retrouve ses forces et guérit. Il « fait école » et publie de nombreux ouvrages à succès, dont The True Science of Living. The New Gospel of Health (1894) – le « nouvel Evangile de la santé »...
Cette année-là, le docteur Henry Tanner (1831-1918), accablé de maux dus notamment au surmenage et à son impuissance à guérir ses patients, décide de ne plus s’alimenter pendant quarante jours... pour en finir avec ses souffrances. Ses douleurs chroniques disparaissent, il se retrouve si regaillardi que la presse s’en mêle, faisant du praticien un « héros de reality show » avant l’heure.
Quelques décennies avant eux, le pasteur Sylvester Graham (1794-1851), inventeur du « pain Graham », prônait déjà la diète et la vie au grand air. En ce temps-là, la médecine américaine, dans sa période dite « héroïque », s’inspire des écrits de Benjamin Rush (1746-1813), signataire de la Déclaration d’indépendance : « La médecine est conçue comme une guerre, le corps comme un champ de bataille » rappellent Thierry de Lestrade et Sylvie Gilman, journalistes et réalisateurs indépendants qui livrent une nouvelle version, copieusement augmentée d’un ouvrage paru en 2012 – le film documentaire associé est diffusé sur ARTE.
Depuis Hippocrate (460-370), une lutte implacable fait rage jusque dans le champ politique entre une école « rationaliste » entendant dominer la nature et une école empirique qui tente d’activer son pouvoir guérisseur – Vis medicatrix naturae. Pythagore aurait pratiqué le jeûne de quarante jours au Vie siècle avant notre ère, à l’ère des banquets alliant les plaisirs du corps aux joies de l’esprit.
L’élimination, entre le XIVe et le XVIIe siècle, des « sorcières » et autres guérisseurs laisse « place nette à l’émergence d’une profession médicale organisée, dépendante des pouvoirs en place et méprisant toute la connaissance des traditions populaires ».
Le milliardaire pétrolier John D. Rockfeller (1839-1937), « fils d’un bonimenteur qui vendait fort cher de faux médicaments » dont un résidu de pétrole baptisé « Rock Oil » (25 dollars le flacon au temps de la ruée vers l’or...), fait muter les Etats-Unis en « société industrielle capitaliste » et le système médical américain en machine de guerre contre la médecine populaire. Comment ? Avec sa Fondation, gérée par le pasteur Frederick Taylor Gates (1853-1929) et l’Institut Rockfeller pour la recherche médicale, dirigé par Simon Flexner (1863-1946), ancien directeur d’école. Ainsi, la pratique médicale demeure une « guerre », avec sa sémantique martiale, son corps médical sacerdotal et sa médication « héroïque », dérivée de produits pétroliers et promue par la « médecine scientifique ». Ce qui mène à la « guerre contre le cancer » déclarée par le président Richard Nixon (1913-1994) en 1971 – une « guerre » devenue une industrie prospère par l’association du capital et d’une caste obsédée de pouvoir : « Les abus deviennent la règle (...) La spécialisation découpe le corps en tranches, on s’attaque aux maladies comme un ingénieur affronte un problème mécanique. La médecine adopte la vision réductionniste amorcée par la théorie des microbes en ignorant les conditions sociales de la santé et de la maladie. En devenant « scientifique », elle perd toute notion holistique du corps et de son interaction avec son environnement. »
Mais la pratique du jeûne thérapeutique, non « validée » par la médecine « scientifique », se répand avec le soutien du magnat de la presse Bernarr Macfadden (1868-1955), fondateur du mensuel Physical Culture (1899) et l’écrivain Upton Sinclair (1878-1968), qualifié de « fanatique du jeûne ».
Les recherches du chimiste Francis Gano Benedict (1870-1957) révèlent les mécanismes du jeûne qui préservent les organes essentiels du corps et ouvrent la voie à la pratique du naturopathe Herbert Shelton (1895-1985), se posant en héritier de Dewey et Tanner.
Les expériences de Clive McCay (1898-1967) et Mary Crowell, menées en 1934 sur des rats de laboratoire démontrent que « manger moins provoquerait un allongement de la durée de la vie ».
Après une expérience de jeûne probante qui l’a délivré d’un rhumatisme articulaire aigu, le docteur Otto Buchinger (1878-1966) fonde une clinique sur les rives du lac de Constance à Überlingen, aujourd’hui dirigée par son arrière-petit-fils, devenue la référence du jeûne médical - et testée en 2013 par les auteurs de cet essai remarquablement bien documenté. Sa directrice médicale, le Dr Françoise Wilhelm de Toledo, y a mené la plus vaste étude scientifique sur le jeûne à ce jour, fondée sur le suivi de 1422 « curistes » et publiée en 2019.
En Union soviétique, les travaux du psychiatre Youri Nilolaïev (1905-1998), condensés dans Questions du jeûne thérapeutique (quatre tomes en 1969), popularisent la pratique qui « fait travailler les mécanismes d’autorégulation de l’organisme », dite « sanogénèse ». Le physicien Vladimir Leshkovtsev (1922-2015) se guérit d’une polyarthrite rhumatoïde à la suite d’un jeûne de quarante-cinq jours.
L’homme n’est-il pas programmé, comme les manchots de la Terre Adélie, pour jeûner de temps à autre ? L’évolution aurait-elle modelé le corps humain pour le rendre résistant aux privations ? Finalement, par quels mécanismes vieillissons-nous ?
Mécanismes de la régénération
La machinerie vitale est complexe : la cellule est « équipée de petites usines de transformation : les mitochondries ». Ces dernières produisent, à partir du glucose, l’énergie dont la cellule a besoin pour fonctionner. L’effort physique permet d’en créer de nouvelles. Moins elles ont de nourriture à traiter, plus le stress oxydatif, responsable du vieillissement et de la dégénérescence des cellules, est faible ainsi que la production de radicaux libres.
Avec l’âge, les déchets s’accumulent. Or, l’autophagie (du grec auto, « soi-même », et phagein, « manger »), en puisant dans les réserves de l’organisme, le nettoie, réduit l’inflammation chronique et contribue à la régénération cellulaire. Le jeûne détoxique le corps et provoque une hausse des antioxydants, efficaces contre les radicaux libres et le stress oxydatif. Non seulement il renforce les défenses immunitaires mais encore il aiguise les récepteurs gustatifs et améliore le traitement du cancer – quand il ne le prévient pas... Il suscite la formation de corps cétoniques qui réduisent l’inflammation et la croissance des cellules cancéreuses. Il constituerait même la meilleure prévention contre les maladies dégénératives du cerveau.
Les cellules cancéreuses se nourrissant de glucose, une restriction calorique semble pour le moins logique pour des populations rendues dépendantes au sucré et au mauvais gras de leur junk food... Le jeûne intermittent, consistant à avoir faim de temps en temps mais régulièrement, pourrait constituer une alternative viable au jeûne long (trente à soixante jours) et une solution adaptée à nos temps de régression par le consumérisme hébété.
Au quotidien, il serait recommandé de rester « tous les jours sans manger »... pendant 14 à 16 heures d’affilée.
En 2019, un collectif de médecins, revenu d’un congrès à la clinique d’Uberlingen, crée en France l’Académie médicale du jeûne. Présidée par le Dr Jacques Rouillier, elle forme à l’accompagnement médical du jeûne et fédère une soixantaine de médecins seulement, alors que la pratique fait partie de l’arsenal thérapeutique en Allemagne... L’humain a évolué pendant des millénaires dans un environnement où la ressource alimentaire était intermittente ou rare. L’atavique tension autour de la nourriture demeure plus que jamais d’actualité dans une société incertaine et hautement précaire, détachée des formes stables des communautés anciennes, en cas de rupture des chaînes d’approvisionnement et d’effondrement allègrement claironné par les « collapsologues », les survivalistes ou autres hérauts en résiliocratie.
L’expérience du jeûne, vécue comme celle d’un renoncement en conscience, lucidité et présence à soi, permettrait de développer une aptitude adaptée à un e-monde déséquilibré en eaux plus que troubles, aveuglé par ses mirages de confort factice et de mortifère illimitation techno-solutionniste.
Pour l’heure, cet antimonde s’acharne à attenter, dans son ultime phase d’emballement numérique hallucinatoire, à son peu d’avenir résiduel après lui avoir tant emprunté - jusqu’aux ressources d’ores et déjà dilapidées dans son interminable liquidation frauduleuse.
1) Eva Lerat et Sébastien Charbonnier, Le Jeûne, une expérience philosophique, Le Pommier, 2022
Thierry de Lestrade et Sylvie Gilman, Le jeûne, une nouvelle voie thérapeutique, La Découverte, collection « Cahiers libres » & Arte éditions, 250 pages, 21 euros