Le prendre au mot
par C’est Nabum
lundi 17 mars 2025
Il était une époque où posséder des bêtes était un signe de richesse tant les humbles vivaient chichement d'un air du temps qui profitait grassement à ceux qui ne travaillaient pas. Parmi ceux-là, les nobles et leurs compères du haut clergé pratiquaient à qui mieux mieux un véritable racket sur le labeur des gueux.
On peut penser que les choses ont bien changé, c'est du moins la pilule qu'il nous faut avaler sans trop y regarder de trop près. Mais revenons à nos moutons ceux qui se font tondre sans élever la plus petite protestation. Un brave homme avait pour tout bien un bélier dont la compagnie était sa seule distraction et son dernier réconfort. La vie lui avait joué tant de vilains tours qu'il avait petit à petit vu fondre comme neige au soleil son troupeau.
Conserver ce bouc ne lui était d'aucun rapport si ce n'est qu'il avait le plaisir de mener toutes les autres bêtes de la vallée lors de l'estive tant son bélier s'imposait à tous comme le mâle dominant et le guide de tous. L'homme en tirait un peu de vanité certes tout autant qu'une reconnaissance qui s'accompagnait de petits subsides en nature pour le service que son compagnon rendait à tous les bergers.
Le souvenir de la dernière estive était désormais lointain. L'hiver avait été particulièrement rude tandis que le pauvre homme se trouvait totalement sans ressource lorsque arriva le temps de payer l'affreuse dîme, impôt d'autant plus odieux qu'il devait être versé à qui avait fait vœu de pauvreté. Le monastère dont dépendait Ovide était tenu par un prieur dur au gain et fort avare d'esprit de charité.
Ovide était le dos au mur, il lui fallait payer son écot ou bien être chassé de sa masure, sise sur les terres de ce monastère plus particulier que régulier. La veille de l'échéance, il s'était rendu à la messe des moines, espérant un signe de Dieu ou de la destinée pour se tirer de ce mauvais pas, sinon, il lui faudrait remettre son ultime bien : son cher bouc.
Ce dimanche-là, le prieur avait préparé un sermon pour mettre du baume au cœur à tous ses fidèles qui devaient prochainement verser la dîme en guise d'obole. Il avait l'intention d'atténuer l'épreuve par des paroles issues de la bible afin que chacun comprenne et accepte son triste sort. Du haut de la chaire il tint ce langage : « Jésus répondit : Je vous le dis en vérité, il n’est personne qui, ayant quitté, à cause de moi et à cause de la bonne nouvelle, sa maison, ou ses frères, ou ses sœurs, ou sa mère, ou son père, ou ses enfants, ou ses terres, ne reçoive au centuple, présentement dans ce siècle-ci, des maisons, des frères, des sœurs, des mères, des enfants, et des terres, avec des persécutions, et, dans le siècle à venir, la vie éternelle. »
Le prieur reprit alors la parole divine pour enfoncer le clou et ouvrir plus encore les bourses de ses débiteurs. « Mes frères, vous qui devez verser votre dû à notre monastère, comprenez bien que Dieu se montera magnanime lorsqu'il vous rendra au centuple ce que vous avez eu tant de mal à sacrifier pour sa gloire et le bien-être de ceux qui font sacrifice de leur existence pour prier pour vous ! »
Ovide n'était point sot et la perspective d'un gain au centuple le convainquit de ce qu'il devait faire pour satisfaire à ses obligations de bon chrétien. Cependant, il lui fallait quelques garanties et il se trouve que monseigneur l'évêque assistait à la messe, ce qui avait surpris tant il était de notoriété publique que ce vicaire de Dieu goûtait fort peu les méthodes d'un prieur qu'il jugeait par trop vénal et fort peu catholique.
L'homme se présenta humblement à son évêque. Les deux protagonistes, quoique de conditions fort éloignées, se connaissaient puisqu'à plusieurs reprises, le berger des âmes était venu bénir hommes et troupeaux au moment de la transhumance. L'évêque avait jugé favorablement celui qui menait les bêtes avec son bouc et reçut avec plaisir sa demande d'entretien.
Le vieux pâtre dans une naïveté feinte demanda au responsable du diocèse s'il convenait de prendre pour paroles d'évangile ce que venait de proclamer le prieur. Monseigneur comprenant qu'il y avait là malice de la part de ce drôle de paroissien le pria de se montrer plus explicite. Ovide de demander alors si dieu rendait vraiment au centuple ce qu'on lui offrait ?
L'évêque s'apercevant qu'il y avait anguille sous roche et désireux de voir jusqu'où ce personnage réputé pour sa finesse d'esprit voulait en venir se prit au jeu et le rassura du haut de sa fonction sacrée : « Mon fils, les voies du Seigneur sont impénétrables. Si par extraordinaire, il se mettait en demeure de respecter une parole qui bien souvent n'a qu'une valeur symbolique, je considérerai que c'est un miracle auquel j'apporterai bien volontiers ma bénédiction. Va mon fils et aie confiance. »
Ovide n'en demandait pas tant. Il se précipita dans sa masure, attacha son bouc à une longe et s'en vint trouver le prieur pour le lui remettre en disant que faute de monnaie sonnante, il versait sa dîme en nature. Connaissant la réputation de l'animal, le prieur accepta cette offrande devant un évêque qui riait sous cape.
Le soir-même, le grand troupeau du monastère devait s'en aller dans les prairies grasses le long de la rivière. Le bouc d'Ovide prit la tête de ce grand pèlerinage caprin et comme un seul homme, moutons et brebis suivirent le fier animal qui les conduisit dans la bergerie d'Ovide qui jadis avait accueilli un vaste cheptel.
L'évêque qui avait deviné le stratagème était présent au côté du pâtre, riant en son for intérieur tout en s'agenouillant pour se signer et exprimer son enthousiasme devant le miracle de la multiplication des moutons. Le prieur furieux tout autant qu'indigné vint réclamer la restitution de ses bêtes, se prétendant victime d'une méchante tromperie.
Le prélat de compter une à une toutes les bêtes. Il y en avait précisément cent ce qui validait pleinement la parole divine. Il fit part du miracle puisque Dieu en personne par l'entremise du bélier émissaire, avait rendu au centuple ce que le gentil Ovide avait offert à l'un de ses représentants sur terre. Devant l'autorité de l'évêque, le prieur dut se rendre à l'évidence : il venait d'être pris au mot et plus encore pour un sot.
Il est vrai que son comportement méritait une bonne leçon et qu'en la circonstance, l'évêque avait saisi l'occasion de la lui donner par l'entremise d'un bélier qui tint ici le rôle d'émissaire de manière bien plus glorieuse que ses cousins boucs. Quant à Ovide, il n'usa pas à son seul profit d'un bien acquis plus par rouerie que par mérite. Il n'abusa nullement de la situation et sut de manière fort habile respecter le septième commandement des tables de la loi.
Pour le prieur, perdant en la circonstance toute crédibilité auprès de ses frères en soutane, la démission de sa fonction s'imposa d'elle-même afin qu’il retrouve les véritables valeurs de son ordre. Il fut remplacé par un moine plus respectueux des préceptes de la religion pour le plus grand bien de tous, laïcs et clercs.
Notre ami, fort opportunément accepta la charge de berger du couvent, ce qui fut une manière astucieuse de remettre les pendules à l'heure et d'éviter ainsi les foudres du jugement dernier tout en continuant de mener les troupeaux avec son cher bouc. Il avait désormais la certitude de son pain quotidien ce qui en cette époque révolue n'était pas chose allant de soi. L'évêque aimait d'ailleurs à lui rendre visite de temps à autre pour se remémorer cette innocente exégèse biblique...