L’animal machine et le moteur humain

par lephénix
samedi 21 octobre 2023

Le « moteur animal » est le chaînon manquant de l’histoire de l’industrialisation. Longtemps, les animaux ont constitué un « capital productif précieux » dans la fabrique de la « modernité industrielle ». L’historien François Jarrige rappelle que la mécanique moderne est née en partie de leur « mobilisation » qui a « augmenté les capacités de production ».

 

En 1877, le Tour de la France par deux enfants d’Augustine Fouillée (1833-1923) comporte une gravure de Perot montrant les « principales forces motrices » de l’Hexagone. Si les deux enfants, André et Julien s’extasient sur l’énergie « féérique » qui fait mouvoir les machines (dont les locomotives à vapeur et celles à fabriquer le papier à Epinal), l’illustration n’omet pas les « moteurs animés » comme les chevaux attelés à « l’arbre d’un manège qui lève l’eau pour irriguer les plantations »...

C’est bel et bien la traction animale qui assure la mécanisation de l’agriculture et fait tourner les « appareils modernes » comme les têtes des technolâtres... L’historien François Jarrige (université de Bourgogne) invite à suivre la ronde des bêtes dès l’Antiquité pour appréhender le processus d’industrialisation qui a modifié en profondeur les relations entre les humains et les autres vivants. Car la « mobilisation des bêtes », qui a pourvu les besoins des premières cités avant de propulser notre industrialisation, «  reste une pièce manquante, invisible et pourtant fondamentale » de l’histoire de notre clinquante « modernité », avec ses pompes et ses appareils... longtemps mus par la force animale. Celle-ci était «  l’étalon de mesure de la puissance productive » et la zootechnie (la science des « moteurs animés »...) s’employait à optimiser son usage...

Des chevaux tournant une meule pour broyer céréales ou olives jusqu’à l’hydraulique des cultures maraîchères comme des palais princiers ou l’expansion charbonnière, cette ronde des bêtes a toujours répondu à la «  demande de force jusqu’à devenir l’un des piliers du modèle économique moderne fondé sur la croissance de la production et la mobilisation de l’énergie des êtres vivants ».

 

L’énergie animale, « pièce manquante de l’industrialisation »

 

Les animaux ont accompagné l’extractivisme comme la mécanisation des opérations du secteur textile, considéré comme le berceau des « révolutions industrielles », avec l’essor des manufactures et les logiques de « concentration du capital et du travail ».

La ronde des bêtes a actionné les premières mécaniques de l’industrie minière ou textile comme les premières machines agricoles – et accompagné l’essor de l’artisanat « en quête de force pour économiser les bras »...

Les historiens datent généralementle début de la « révolution industrielle » à 1780, lorsque les deux grands axes d’innovation (mécanisation des textiles, métallurgie au coke et machine à vapeur) font leur jonction. Mais la transition entre l’ancienne et la « nouvelle économie » est bel et bien assurée par le « moteur animal ».

En France, le régime révolutionnaire privilégie les « petits moteurs animés, portatifs et mobiles, aisément substituables aux lourds équipements hydrauliques, éoliens ou à vapeur » - en l’occurrence, des appareils à manège de bêtes, surtout utilisés dans les huileries, chez les maraîchers et d’une manière générale dans le secteur de l’alimentaire. En 1800, des «  équipes de quatre à six chevaux permettent de ramener le charbon à la surface à Anzin, au rythme de six à sept tonnes par heure » - à des coûts d’exploitation encore élevés, certes...

Dans l’industrie chimique (notamment dans les fabriques d’allumettes), les animaux sont employés « lorsque la vapeur est jugée trop dangereuse au contact de substances inflammables ou explosives  ». Dans la construction, les animaux « servent aussi bien au transport qu’à lever les terres, enfoncer les pieux et les piles des édifices ou préparer la chaux et le mortier ». Et la force animale actionne longtemps les machines agricoles à manège comme les équipements de la ferme – elle est encore présentée dans Le Monde Illustré de 1865 comme « une vraie révolution dans l’agriculture française ».

Lors de l’exposition universelle de 1878, la « grande diversité des moteurs à manège désormais disponibles pour actionner les batteuses » est à l’honneur... Le tapis roulant actionné par les bêtes (ânes, chevaux ou chiens) fait son apparition au Second Empire. Mais graduellement, les « nouvelles exigences productives » s’accommodent de moins en moins des «  comportements animaux échappant à tout véritable contrôle ». La relative autonomie des bêtes devient un « frein à l’expansion industrielle » et leur remplacement par des machines thermiques « aux réactions contrôlées » est décidé – le « cheval-mort » l’emporte sur le « cheval-vivant  ».

L’année de la grande exposition universelle (1900), le tapis roulant est mécanique et le manège de divertissement des fêtes foraines remplace les manèges moteurs relégués au "monde d'avant". Après la Grande Guerre, marquant une «  étape fondamentale dans la réorganisation du système énergétique en Europe  » et l’hécatombe des équidés, « chair à canon » comme les humains dans le conflit, les machines actionnées par des animaux sont abandonnées.

 

Le travail animal, mesure de l’exploitation humaine ?

 

Assurément, les animaux représentent un investissement conséquent et un « bien meuble » précieux dont les fabricants prennent grand soin – bien davantage que de ce qui n’est pas encore qualifié de « capital humain ».

Ainsi, des médecins s’inquiètent des conditions de travail et de la santé des ouvriers, comme Jean-Baptise Dupont à Lille en 1826 : « Un cheval travaille huit heures tout au plus, en deux ou trois fois dans la journée, se repose le reste du temps. Ses besoins sont prévus. Ses maladies sont soignés à l’instant. Un homme travaille seize heures presque sans relâche : il est mal vêtu, mal nourri, il succombe à la fatigue, et pas un verre de petite bière, pas une limonade. Un cheval coûte de l’argent, et n’est pas toujours facile à remplacer ; des hommes ! il y en a partout, et toujours... Quelle touchante humanité ! Quel est l’homme qui en voyant tout cela n’envierait pas la condition des chevaux ?  »

Le philosophe Charles Fourier (1772-1837) dénonce la régression sociale et les illusions progressistes de son temps en utilisant la métaphore du manège des bêtes : « Quant à la civilisation, elle est stationnaire dans une impasse, dans un cercle vicieux où elle opère comme le cheval de manège, galopant sans changer de place. » Pour lui, le « progrès réel devrait s’étendre au Matériel et au Spirituel, déployer les facultés de l’âme en proportion de celles de l’industrie ». Mais voilà : «  Le peuple est aussi misérable depuis les machines à vapeur et les chemins de fer qu’il l’était auparavant.  »

Balzac (1799-1850) utilise l’image du manège pour décrire la vacuité des tâches dévolues aux employés ou aux actrices, comparant la vie de ces dernières à une « vie de cheval de manège où l’actrice est soumise à des répétitions sous peine d’amende, à des lectures de pièces, à des études constantes  » (Une fille d’Eve, 1839). Depuis, la « quatrième révolution industrielle » n’a guère amélioré la condition humaine – bien au contraire... Et l’intérêt pour certains « équipements à force animale » rencontre des enjeux tant écologiques que mémoriels, avec l’installation en 2010 d’un « village énergie cheval » dans le Doubs.

Alors qu’il est question d’abandonner les systèmes techniques « fondés sur le cycle du carbone », l’énergie animale semble revenir en grâce comme « l’une des énergies renouvelables de demain » - jadis, c'était déjà demain, en mieux...

Loin d’avoir disparu, le « travail animal » se recompose avec des « tâches de garde, de surveillance, de loisir ou de soin  ». Désormais, constate François Jarrige, « le compagnonnage constitue la modalité dominante des relations avec les animaux, mais aussi un marché très lucratif (aliments, accessoires, salons, activités et autres)  ».

Si l’animal (pucé comme il se doit...) ne semble plus être considéré comme une « machine productive », il n’en demeure pas moins réduit pour le moins à une « fonction de production industrielle de viande » dans nos « civilisations avancées » alors que son emploi comme « force motrice » subsiste dans les pays du Sud. Manifestement, il reste à inventer une relation voire un « travail » avec les animaux qui ne se réduirait pas à leur exploitation ou leur réification.

Pour le spécialiste du monde du travail, des techniques et de l’environnement, la réponse à ces questions passe par « le dépassement des logiques extractivistes et productivistes dominantes qui aggravent les crises ». Et par l’ouverture de « fronts communs aux animaux humains et non humains »...

En somme, une intelligence commune est requise dans la conscience d’une communauté de destin des vivants - et ce, dans un vaste ordonnancement des êtres qui n’a rien de mécanique, d'automatisable, de calculable ou de numérisable... L’énergétique du réel n’est-elle pas dans une oeuvre de conscience à cette totalité du vivant qui n’a rien d’une « donnée extérieure », exploitable et effaçable à merci ?

François Jarrige, La rondes des bêtes – Le moteur animal et la fabrique de la modernité, La Découverte, 464 pages, 25 euros


Lire l'article complet, et les commentaires