Histoire géopolitique de la Coupe du Monde : Episode IV - 1950, le drame national du Maracanazo

par Axel_Borg
jeudi 29 novembre 2018

Après deux éditions du fait de la Seconde Guerre Mondiale en 1942 et 1946, la Coupe du Monde reprend ses droits en 1950. La nombriliste Angleterre consent enfin à gratifier de sa présence la compétition mondiale du football, et repartira en Perfide Albion avec une humilation historique ... Double tenante du titre, l'Italie, après le drame de Superga, est orpheline de ses meilleurs joueurs. L'Inde qui désire jouer pieds nus est interdite de tournoi par la FIFA. Quant à la France, elle trouve des prétextes pour ne pas se couvrir de ridicule à Porto Alegre et Recife contre Uruguayens et Boliviens, déclarant forfait pour un tournoi où rien ni personne ne semble pouvoir arrêter le Brésil ...

En 1950 et non 1949 (date initiale du tournoi), le Brésil accueille donc le tournoi. L’Europe exsangue est suspendue à la perfusion financière du plan Marshall américain. Pour s’en convaincre, il suffit de se replacer en 1948 dans le contexte morose des Jeux Olympiques d’été à Londres. La capitale britannique n’avait pu fournir aux athlètes du monde entier la nourriture adéquate, se contentant des mêmes rations standards que les habitants de cette ville martyrisée par la Luftwaffe. Comme le raconte Micheline Ostermeyer, médaille d’or en disque et en poids durant ces Jeux Olympiques 1948, le comité olympique français avait contracté un emprunt bancaire afin d’affréter un train de victuailles. Par la faute d’une grève, le retard du train avait brisé la chaîne du froid ... L’Amérique, elle, s’engage dans la guerre froide et la chasse aux sorcières anti-communiste dont le climax sera atteint avec le procès des époux Rosenberg. Prônée par le mouvement sioniste fondé par Theodore Herzl né en 1860 à Budapest, la création de l’Etat d’Israël est effective en 1948 suite à la Shoah. L’Angleterre nombriliste vient enfin disputer une Coupe du Monde où la France déclare forfait, de peur du ridicule. Inutile de se déplacer aussi loin qu’au sud du tropique du Capricorne. Les Anglais, eux, n’ont pas pris ombrage de l’erreur faite par le concepteur de l’affiche de cette Coupe du Monde 1950. On y voit, sur la chaussette qui recouvre le protège-tibia d’un joueur, une myriade de drapeaux de nations, dont l’Union Jack, qui n’est pas une nation mais le Royaume-Uni avec le croisement des croix rouges de Saint-Georges (Angleterre) et Saint-Patrick (Irlande) ainsi que de la croix blanche de Saint-André (Ecosse), sur le fond bleu du drapeau écossais ... Depuis le premier Congrès de la FIFA d’après-guerre, le 25 juillet 1946 à Luxembourg, les quatre nations britanniques (Angleterre, Ecosse, Irlande du Nord et Pays de Galles), absentes de la FIFA depuis 1929, font leur retour dans le concert mondial du football des nations, sortant de leur nombrilisme et de leur splendide isolement ... L’Italie, double tenante du titre, fait le déplacement bien que décimée depuis le crash aérien de Superga. Le 4 mai 1949 au retour du jubilé du capitaine du Benfica, le vol Lisbonne / Turin s’écrase contre la colline qui surplombe la capitale du Piémont. L’équipe du Grande Torino et son maître à jouer Valentino Mazzola succombent. L’Inde, elle, qualifiée refuse finalement de se rendre au Brésil, la FIFA refusant que les Indiens jouent pieds nus tels Leonidas en 1938 à Strasbourg. Le pays est indépendant de l’Angleterre depuis 1947, année de l’assassinat du Mahatma Gandhi. La Perfide Albion, elle, tombe de haut dès son premier match à Belo Horizonte : défaite 1-0 face aux Etats-Unis, sur un but d’un joueur naturalisé américain, Joseph Gaetjens, d’origine haïtienne. Ce dernier sera assassiné le 8 juillet 1964 dans Port-au-Prince par les Tontons Macoutes du dictateur François Duvalier. Battue 1-0 par les Etats-Unis, la nombriliste Angleterre tombe de très haut en ce 29 juin 1950. Une équipe anglaise bis envoyée en tournée en Amérique du Nord avait vaincu la sélection américaine à New York à quelques jours de l’ouverture de la Coupe du Monde. Dans les salons du prestigieux palace new-yorkais du Waldorf Astoria, Stanley Rous, alors secrétaire général de la FA et futur président de la FIFA, s’adresse en ces termes à la délégation américaine : Au Brésil, face à l’équipe nationale d’Angleterre, vous allez découvrir ce qu’est vraiment le football … Les Three Lions et l’opinion publique anglaise se fourrent le doigt dans l’œil, tout comme les journaux brésiliens qui proclament les Anglais les rois du football. La nombriliste Angleterre pense écraser les autres nations, ces colonies du football ... En 30 matches disputés depuis la guerre, les Anglais en ont gagné 23, pour 4 matches nuls et seulement 3 défaites. Avant le tournoi, les Three Lions ont passé quatre buts à l’Italie et un 10-0 au Portugal à Lisbonne en match de préparation … Après un premier succès contre le Chili 2-0 à Rio de Janeiro, la Perfide Albion débarque à Belo Horizonte, ville dotée d’une importante communauté anglaise. Les mines d’or locales sont la propriété de la Couronne britannique. Dans le Daily Mirror, John Thompson écrit que la seule question qui se pose est de savoir combien vont en prendre les Américains. Ces derniers ne se font pas d’illusions, arrivant en ville la veille du match et ne s’entraînant même pas … La plupart de leurs joueurs rentreront même d’une escapade nocturne au petit matin, quelques heures avant le coup d’envoi ! La composition de l’équipe américaine est pour le moins pittoresque : aucun professionnel, mais un professeur, un facteur, un chauffeur de corbillard et le buteur Joe Gaetjens. La FIFA reconnaîtra a posteriori que trois joueurs américains n’étaient pas éligibles ! Chez les bookmakers, la cote des Yankees est de 500 contre 1 … Malgré cela, les Etats-Unis l’emportent donc 1-0 en ce 29 juin 1950, alors que l’Angleterre voyait ce match comme un galop d’essai avant le choc face à l’Espagne prévu le 2 juillet ! Les envoyés spéciaux de la presse anglaise au Brésil sont consternés par le camouflet de Belo Horizonte. C’est le black-out du sport anglais, écrit Roy Peskett dans le Daily Mail. Pour Charles Buchan, du News Chronicle, les Etats-Unis ont battu l’Angleterre en football. Incroyable mais vrai ! Mais la Perfide Albion vit également un deuxième traumatisme. Berceau du football, l’Angleterre est aussi celui du cricket. Or le même jour, les Anglais voient les Indes Occidentales l’emporter contre eux en cricket, sur le prestigieux terrain londonien du Lord’s. Sur quatre matches, les Anglais en perdent trois à domicile (1-3 sur la série). Les footballeurs anglais, de nouveau battus par l’Espagne le 2 juillet (0-1), quittent le Mondial brésilien par la petite porte … Personne ne semble capable d’enrayer la marche triomphale du Brésil vers un premier sacre à domicile, dans cette enceinte gigantesque qu’est le Maracaña de Rio de Janeiro : près de 200 000 places, un véritable Colisée moderne du football. La passion du public brésilien est viscérale, tels ces spectateurs de la Rome Antique qui avaient le pouce baissé pour le gladiateur. L’avatar moderne du combattant vaincu est le gardien de la Seleçao Moacir Barbosa, qui encaisse le but maudit d’Alcides Ghiggia lors de l’ultime match de poule contre l’Uruguay. Gamin pauvre de Campinas, dans l’Etat de Sao Paulo, Barbosa travaille dans une usine d’emballage, puis dans un atelier d’ébénisterie, et enfin comme laveur de carreaux dans un laboratoire de biologie, afin de se payer des études de chimie. Ailier gauche de formation, il remplace un jour au pied levé le gardien blessé dans son club du CA Iparanga. Barbosa ne quittera plus la cage du club, avant de se voir transféré au Vasco da Gama en 1945. Avant le match fatidique du 16 juillet 1950, le maire de Rio de Janeiro, le général Angelo Mendes de Morais, met une pression d’enfer sur le onze auriverde, les qualifiant de vainqueurs sûrs et de champions sans égaux sur la terre. L’édile carioca enfonce le clou avec cette phrase : J’ai rempli ma part du contrat en construisant le Maracaña, le plus grande stade sur terre, à vous de vous acquitter de la vôtre en gagnant la Coupe du Monde ! Dans l’esprit de tous, ce n’est qu’une formalité : des limousines sont déjà prêtes pour le défilé, une par joueur de la Seleçao ... Les Brésiliens ont oublié la fièvre jaune, le vaccin obligatoire, l’assassinat de Pinheiro Machado (président de la République tué en 1915), mais ils n’ont pas oublié la boulette de Barbosa, écrira plus tard le journaliste Nelson Rodrigues à propos du Macaranazo¸ sorte de traumatisme national. La France a Alésia (52 avant J.C.), Crécy (1346), Azincourt (1415), Waterloo (1815) ou Dien Ben Phu (1954), les Etats-Unis ont l’assassinat de Lincoln en 1865, celui de Kennedy et le 11 septembre 2001. Le Brésil a le Macaranazo, ensuite rejoint dans la nécrologie du football local par le Minheirazo de juillet 2014. En 1970, Barbosa vit l’épisode le plus cruel de son existence, point d’orgue de son long châtiment de cinq décennies de souffrance, ce qu’il avouera en 2000 à quelques semaines de son décès … Dans un supermarché, une femme retient son enfant et désigne l’ancien gardien de but du doigt avant de porter l’estocade verbale à Moacir Barbosa … Regarde, mon petit, c’est l’homme qui a fait pleurer le Brésil. En 1994, avant la World Cup aux Etats-Unis où le Brésil mettra fin à une interminable disette de 24 ans, Barbosa se voit refuser l’accès du camp d’entrainement de la Seleçao à Teresopolis, alors qu’il est accompagné d’une équipe de la BBC. Un vigile l’avait reconnu et, de peur qu’il ne porte la poisse, ne l’avait pas autorisé à entrer. Version officielle. La version officieuse dit que Carlos Alberto Parreira, le sélectionneur brésilien d’alors, ne voulait pas du chat noir national Barbosa près de ses joueurs. Le président de la confédération brésilienne Ricardo Teixeira refuse qu’il commente un match du Brésil à cause de cette finale perdue. Moacir Barbosa déclare : Au Brésil, la peine maximale pour un crime est de 30 ans. Moi, je paie depuis plus de 43 ans pour un crime que je n’ai pas commis. Employé de la Mairie de Rio chargé de l’entretien de la piscine du Maracaña, Barbosa apprend que les poteaux en bois des buts vont être changés … Il les récupère et les brûle lors d’un barbecue à son domicile. Un exorcisme vain : J’ai pensé un million de fois à ce but. Et, parfois, je me dis qu’il aurait été préférable que la terre s’ouvre sous mes pieds et que je disparaisse sur le-champ. Apprenant la détresse du gardien brésilien, le buteur uruguayen Ghiggia viendra publiquement à sa rescousse : Bigode, leur défenseur, n’est pas parvenu à m’empêcher de tirer. Il avait bien plus de responsabilités que lui. Mais, que voulez-vous, Barbosa était le bouc émissaire idéal. Printemps 2000. Alors qu’il se rend au Brésil, Alcides Ghiggia présente son passeport à l’aéroport de Rio de Janeiro. Face à lui, une jeune femme d’une vingtaine d’années. Elle regarde le document, dévisage son interlocuteur. Il y a un problème, demande-t-il ? Etes-vous LE Ghiggia ?, l’interroge la fille. Oui, c’est moi, dit-il, surpris. Mais 1950, c’était il y a très longtemps. Alors, la main sur la poitrine, elle lui lance : Au Brésil, nous le sentons dans nos cœurs tous les jours. Toute sa vie, Barbosa va payer ce maudit but qui priva le Brésil d’un sacre prévu à l’avance, et tel Sisyphe poussant son rocher, va payer son châtiment jusqu’à sa mort, le 7 avril 2000. Souvent, Moacir pleurait sur mon épaule, témoigne Teresa Borba, une amie proche. Et il me soufflait toujours les mêmes paroles : « Je ne suis pas coupable. Nous étions onze ». Mort veuf dans l’indifférence générale au printemps 2000, Barbosa se verra octroyer une pension par son ancien club pour lui assurer un minimum de dignité durant les trois dernières années de sa vie. Idole du Vasco de Gama des années 40, meilleur gardien du tournoi mondial de 1950 avant la terrible erreur contre l’Uruguay, Barbosa ne cessera de tomber de Charybde en Scylla par la suite. Ghiggia, héros involontaire du jour, avouera plus tard qu’il fut un des trois seuls hommes à faire taire le Maracaña, avec Frank Sinatra et le pape Jean-Paul II. Son coéquipier Juan Alberto Schaffino, futur star de l’AC Milan, rappelle, lui l’ambiance glaciale du stade carioca : Un silence sidérant a régné dans le stade pendant de longues minutes. A tel point qu’on aurait entendu une mouche voler. Rio de Janeiro est une ville morte de chagrin en ce 16 juillet 1950, et ce chagrin va se transformer en courroux. Le destin va donc s’abattre sur le pauvre gardien martyr Barbosa, ainsi que sur le deuxième coupable, l’arrière Bigode. Le racisme n’était pas nouveau au Brésil envers les joueurs noirs … Dans les années 20, un joueur noir de l’aristocratique club carioca de Fluminense avait dû se recouvrir le visage de poudre de riz pour entrer sur le terrain, étant moqué par le public adverse. Les journaux européens, dont L’Equipe, décrivant le désarroi d’un certain Joas da Silva, qui meurt à 58 ans après une ultime phrase avant son dernier souffle : Le Brésil est mort. Et sur ces mots, il mourut …. Après cela, plus rien n'a été comme avant. Le Brésil a fait table rase, allant même jusqu'à changer de couleurs. Parce que la télé n'existait pas ou peu, et parce que les rares images des premières Coupes du monde étaient en noir et blanc, on oublie parfois que la célébrissime tenue auriverde, probablement la tenue de sport la plus célèbre du monde, est née sur les ruines du Maracanazo. A l'époque, le Brésil jouait en effet en blanc. Des pieds à la tête. La défaite contre l'Uruguay a tout changé. Le blanc, devenu synonyme de porte-malheur, a été banni. C'est la dernière fois que la Seleçao a joué dans cette tenue en Coupe du monde. Dès 1954, en Suisse, le bleu et l'or avaient pris le pouvoir ... Car le Brésil avait vécu ce 13 juillet 1950 ce que le dramaturge Nelson Rodrigues qualifia d'Hiroshima, de catastrophe nationale. Prise au pied de la lettre, la comparaison est évidemment hors de propos. Il évoquait simplement la puissance fédératrice d'un évènement ressenti douloureusement par l'ensemble d'un peuple. Le Brésil n'a jamais connu de conflit armé de grande ampleur sur son sol. Son Waterloo, son Pearl Harbor, ce fut le Maracanazo. Il n'y a probablement qu'au Brésil qu'un match de football puisse prendre une telle proportion et faire office de tragédie nationale. Parler ici d'ambiance lourde serait un euphémisme. Certaines personnes pensent que le football est une question de vie ou de mort. Je trouve ça choquant. Je peux vous assurer que c'est bien plus important que ça, disait le légendaire coach écossais de Liverpool, Bill Shankly. Cette finale Brésil-Uruguay est l'application la plus fidèle de cette phrase culte. Avant le début de la compétition, les bookmakers cotaient le Brésil à 2 contre 1 et l’Uruguay à 25 contre 1. Comme l’édition suivante de 1954, cette Coupe du Monde 1950 montra qu’en sport, il n’existe pas de certitude absolue, et que tout favori sur le papier doit le confirmer sur le terrain …


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