Le taux réduit de TVA : une mesure efficace ?

par Benoît Granger
dimanche 8 mai 2005

Le serpent de mer est revenu à la surface : la TVA dans la restauration fait à nouveau les gros titres. Depuis 1998, on a expérimenté dans plusieurs pays d’Europe une réduction de taux adaptée aux activités à fort coefficient de main d’œuvre. Pourtant, plusieurs études semblent montrer qu’il s’agit d’une mesure peu efficace, peu robuste, et très coûteuse pour les finances publiques. Voici les arguments.

Depuis les années 90, les représentants des travailleurs indépendants estiment que « le niveau actuel du taux normal de TVA pénalise lourdement les activités de main d’œuvre, ce qui a une incidence évidente sur les prix des prestations offertes par les professionnels et contribue fortement à limiter la consommation des ménages », en soutenant aussi que c’est la position des « instances européennes qui demandent un allégement des charges pesant sur les activités de main d’œuvre ». En réalité, la Commission européenne demande que l’on baisse des charges pesant directement sur le coût de la main d’œuvre ; et la baisse de la TVA n’est pas le bon moyen, estimait la Commission, après trois ans d’expérimentation

La baisse de la TVA : une « aide indirecte » de 89 000 € par emploi et par an

Il ne s’agit pas ici d’entrer dans la polémique récente sur la baisse de la TVA dans le secteur de la restauration, que la France demande à la Commission européenne d’accepter pour 2006, après deux refus. Au contraire, il s’agit d’évaluer si des mesures fiscales ciblées, telles la baisse et la TVA à certains secteurs, dans lesquels les petites entreprises sont très nombreuses, peuvent avoir des effets positifs en matière de créations d’emplois ; et plus généralement sur le développement de ces entreprises.

Le test a été fait. En effet, en 1999 plusieurs pays ont demandé à la Commission européenne la possibilité de baisser le taux de TVA dans des secteurs limités, et pour une durée définie à l’avance.

L’hypothèse à vérifier était que si l’on baisse le taux de TVA dans les secteurs dans lesquels l’intensité de la main-d’œuvre est très élevée, les entreprises de ces secteurs auront la possibilité de baisser leurs prix ; donc amélioreront leur offre, notamment dans les secteurs dans lesquels la clientèle finale est sensible au prix ; et donc le chiffre d’affaire du secteur augmentera.

Mais pour que cette hausse du chiffre d’affaires engendre des créations d’emplois nouveaux en nombre significatif, il faut que trois autres hypothèses soient vérifiées :

- il faut que la baisse de la fiscalité soit répercutée dans les prix ; donc que ces derniers baissent d’autant ;

- il faut que les gains de productivité du secteur ne soient pas possibles à effectifs constants ;

- il faut que le volume supplémentaire de travail ne soit pas absorbé par ce que l’on appelle pudiquement du « travail dissimulé ». En d’autres termes, il ne faut pas que cette baisse des prix favorise le développement du travail au noir.

Comment évaluer l’impact de la baisse de la TVA dans les services ?

Les différents pays de l’union européenne qui étaient intéressés par cette expérimentation ont choisi chacun des secteurs d’activité très limités : par exemple la réparation de bicyclettes ; le lavage de vitres ; la coiffure ; le nettoyage de locaux. En France, le gouvernement a décidé de retenir deux secteurs : les travaux de rénovation au domicile des particuliers et les services à la personne. Dans ces secteurs, la TVA est passé de 19,6 à 5,5 %. Le secteur de la réparation de logements occupe en France 500.000 personnes ; et la France en 2002, dans son rapport d’évaluation sur les effets de la baisse et la TVA, revendique 45.000 emplois de plus directement liés à cette opération. La hausse du chiffre d’affaires du secteur aurait été de 1,3 à 1,5 milliards d’Euros sur la période ; plus largement 105.000 emplois nouveaux auraient été créés sur la période 1997-2001.

Le problème de l’évaluation sur cette opération précise est double.

• D’une part, il est difficile d’établir le lien causal unique entre la baisse des prix d’un côté, et de l’autre la « propension à consommer » de la part des nouveaux clients du secteur.

• D’autre part l’expérience elle-même est perturbée par les circonstances. La période 1998-2000 est une période de croissance assez forte pendant laquelle l’optimisme des ménages est élevé. Donc le fait de commander des travaux au domicile est une traduction de cet optimisme. Par ailleurs, la période est également perturbée par la fameuse tempête de Décembre 1999, qui a créé un volume de travail très spécifique et inattendu.

Donc, en résumé, il est difficile d’estimer si les 105.000 emplois supplémentaires du secteur sont dus essentiellement ou marginalement à la baisse de la TVA. Selon certaines estimations, la baisse des prix aurait été répercutée à 75 % environ dans les tarifs proposés à la clientèle ; du moins au début. Pourtant, sur la durée, il paraît plus que probable que les chefs d’entreprise du secteur auront profité de mesures pour augmenter leurs marges, et donc leurs revenus personnels, plutôt que pour répercuter baisses de prix (ce qu’on ne leur reprochera pas dans ce texte ! Ils travaillent beaucoup et leurs revenus ne sont pas très élevés : donc le fait de se servir de cette mesure comme d’une sorte de rattrapage ne peut guère étonner !)

En outre, les faiblesses de ce dispositif apparaissent largement aujourd’hui :

• D’une part, la mesure paraît très coûteuse. Ce sera la critique essentielle faite par la commission européenne en termes d’évaluation. La Commission évoque un coût de près de 90.000 € par emploi nouveau créé et par an.

• D’autre part la mesure est « peu robuste », écrit la Commission ; c’est-à-dire qu’elle dépend largement de la conjoncture, et notamment du moral des ménages. Ce qui signifie que les emplois créés dans la période initiale seront assez facilement détruits en cas de creux conjoncturel.

Le second secteur qui était visé par la France dans cet expérimentation était un secteur d’activité très particulier à notre pays, puisque les activités de services aux personnes et à leur domicile sont largement dominées par un réseau très dense d’associations sans but lucratif (« loi 1901 ») agréés par les pouvoirs publics : 4000 associations étaient agréés en 1996. Puis des sociétés commerciales se sont positionnées sur ce marché à partir de la fin des années 90. 135 entreprises privées étaient agrées en 1999 ; et 250 à la fin de 2001. Il s’agissait pour l’essentiel d’initiatives minuscules, prises souvent par des personnes en difficulté, puisque sur les 250 entreprises, la moitié été créée par des demandeurs d’emploi en fin de droits. Ainsi l’évaluation a lieu avant le Plan Borloo, qui compte privilégier l’offre des grands groupes de services.

Dans ce second secteur, celui des services à domicile, la France comptait faire une autre démonstration. Il s’agissait de montrer qu’une baisse d’impôt peut favoriser l’émergence du travail dissimulé. Le rapport d’évaluation français rendu à la commission européenne fin 2002 fait état d’une hausse du chiffre d’affaire de ce secteur de 130 millions d’Euros, et d’une augmentation de 3000 emplois nouveaux (ETP) sur la période 2000-2001.

Il est probable que l’un des objectifs de cette opération est atteint : une partie du travail noir, très courant parmi les ménages, la garde d’enfants, l’assistance à domicile de personnes âgées, a diminué grâce à la baisse des prix. Mais dans ce cas, l’autre objectif qui consistait à créer des emplois nouveaux n’est pas réellement atteint, dans la mesure ou il s’agit de l’officialisation d’activités qui existaient déjà ; même au noir.

La structure des coûts dans les deux secteur explique probablement le caractère discutable de la mesure. Il s’agit de secteurs dans lesquels les micro-entreprises sont extrêmement nombreuses : la moyenne des effectifs dans les entreprises du bâtiment concernées par les travaux au domicile des particuliers est de 3,7 emplois.

Et il s’agit aussi d’activités dans lesquelles le chiffre d’affaires est dépensé en quasi-totalité pour couvrir les coûts de la main-d’œuvre, qui représentent 85 % du total. Donc les petits patrons de ces secteurs seront sensibles à toute mesure qui baisse directement les coûts de la main-d’œuvre, alors qu’il perçoivent mal l’intérêt de mesures fiscales agissant sur les prix.

La position de la Commission européenne est très critique

C’est la position de la Commission qui propose (communiqué du 16 juillet 2003) une rationalisation et une simplification des taux réduits :

« La Commission européenne vient de présenter une proposition pour simplifier les règles sur les taux réduits de TVA afin d’achever une application plus uniforme de cette taxe. La proposition vise de donner aux Etats membres d’égales possibilités d’appliquer des taux réduits dans certains domaines (par exemple les restaurants, le logement et la fourniture de gaz et d’électricité). Elle vise aussi de rationaliser les dérogations multiples.... L’objectif est d’améliorer le fonctionnement du Marché intérieur et d’éviter de potentielles distorsions de concurrence qui ont donné lieu a beaucoup de plaintes des opérateurs. En outre, la Commission reste convaincue, sur la base surtout de l’expérience d’appliquer un taux réduit de taxe sur la valeur ajoutée (TVA) à certains services à forte intensité de main-d’œuvre, que la transmission dans les prix ou l’effet sur la création de l’emploi de la baisse du taux de TVA est très faible, voire inexistante . Il apparaît dès lors que la réduction des taux de TVA peut constituer un gaspillage de moyens budgétaires qui, s’ils étaient consacrés à d’autres instruments, pourraient donner de meilleurs résultats ».

Frits Bolkestein, le commissaire européen à la fiscalité et au marché intérieur ajoutait : « En plus, la répercussion d’une réduction de taux de TVA dans les prix à la consommation n’est jamais totale : elle est même très souvent faible et de plus temporaire. »

La situation actuelle en matière de taux est peu satisfaisante, estime la Commission. « Les taux de TVA applicables dans la Communauté restent actuellement très disparates et se caractérisent par une grande complexité », alors que les règles de base sont pourtant simples, car « sur ces règles simples viennent se greffer de nombreuses dérogations qui ont été accordées à certains États (...) Cette situation a donné lieu à beaucoup de plaintes des opérateurs économiques qui ont été reflétées dans le rapport de la Commission de 2001 sur les taux réduits ».

La Commission considère aussi que l’objectif principal de la TVA est de générer des recettes fiscales : chaque État membre affecte ces recettes selon les priorités qu’il détermine, mais elle ne devrait pas jouer le rôle d’une subvention à certains secteurs donnés.

Finalement, le rapport d’évaluation de l’expérience de taux réduits pour les services à forte intensité de main d’œuvre qui a été adopté par la Commission le 2 juin 2003 conclut « qu’il n’est pas possible d’identifier de façon robuste un effet favorable en faveur de l’emploi, ni une réduction de l’économie souterraine suite à la réduction de taux de TVA. Comparé aux mesures qui visent directement le coût du travail, l’impact de la réduction du taux de TVA sur l’emploi a un coût budgétaire toujours plus élevé par emploi créé (pour un même coût budgétaire, une baisse des charges sur le travail crée 52% de plus d’emplois qu’une baisse du taux de TVA entièrement transmise dans les prix". Donc il vaudrait mieux examiner en profondeur si des réductions d’autres taxes et prélèvements que la TVA ne serait pas un meilleur instrument en vue de promouvoir l’emploi.

En France, la position du Conseil national des impôts est également réservée.

Le CNI français, dans son rapport 2003 sur les dépenses fiscales (Conseil national des impôts - Rapport « la fiscalité dérogatoire
- pour un réexamen des dépenses fiscales » XXIè rapport au Président de la République, Septembre 2003) , dites aussi les « niches fiscales », admet que les baisse de TVA auraient été répercutées, à hauteur de 75%, sous forme de baisse de prix finaux, « du moins dans la période immédiatement postérieure à l’introduction de la mesure », façon pudique de dire que ces baisses de prix n’ont sans doute pas duré, et que les entrepreneurs ont ensuite augmenté leurs marges.

De plus, relève le Conseil, « les effets indirects de la mesure sur la réorientation du travail dissimulé ne sont pas détaillés par le rapport (d’évaluation français), qui se contente de retenir l’hypothèse qu’environ un tiers seulement du surcroît de chiffre d’affaires lié à la baisse de la TVA proviendrait de ce phénomène ».

Ensuite sont reconnus les effets « budgétaires indirects de cette mesure ». Le coût budgétaire brut de la baisse de la TVA pour l’État « pourrait être diminué d’une part des recettes fiscales supplémentaires générées par les effets de la mesure sur le niveau d’activité (TVA, impôt sur les sociétés) et sur l’emploi (impôt sur le revenu) et d’autre part, en matière sociale, des cotisations supplémentaires perçues et des moindres prestations d’insertion ou de chômage versées. Au total, sur la période 2000-2003, ces effets budgétaires indirects ont pu réduire le coût budgétaire direct de la mesure d’environ 30% ».

Mais au total, rappelle le Conseil, selon les chiffres du rapport français, « le coût d’un emploi direct ainsi créé reste très élevé, environ 89 000 Euros par emploi et par an » ; ce qui est considérable, et de beaucoup supérieur à n’importe quel type d’aide à l’entreprise, quel qu’en soit son objectif.

Cette conclusion du rapport 2003 rejoint celle qu’avait faite le même Conseil des impôts en 2001 dans son rapport consacré à la TVA, qui appelait à ne pas étendre les baisses ciblées de TVA et à rationaliser le champ d’application du taux réduit ; ce que veut faire aujourd’hui la Commission européenne.

Le Conseil rappelle que la réglementation communautaire ne permet pas d’effectuer des baisses de charges sociales ciblées sur certains secteurs économiques. D’ou la position prudente de la Commission qui propose de recourir à des baisses ciblées de TVA dans certains secteurs, même si ces mesures ne sont pas d’une efficacité optimale.

Baisse de la TVA ou baisse des charges ?

Ainsi, les arguments contre les baisses ciblées de TVA paraissent sérieux. La baisse de la TVA devrait être utilisée pour des choix de politique budgétaire, mais par pour des politiques de soutien à l’emploi. En réalité, ces arguments n’ont de sens que par rapport à l’autre hypothèse. Si on veut fait baisser les prix de certains services qui s’adressent au grand public, il faut faire baisser le coût de la main d’œuvre, répètent les libéraux (et les services de la Commission) : c’est à dire les charges sociales !

Or les études disponibles n’incluent pas le fait que la baisse des charges est générale en France sur les bas salaires (jusqu’à environ 1,7 Smic) ; et que les bas salaires sont particulièrement nombreux dans les TPE.

Mais comme il n’existe pas de politique d’aide conçue sur un critère de taille des entreprises (par exemple réservées aux moins de 3, ou moins de 10, ou encore moins de 20 salariés), les petites et jeunes entreprises ne peuvent se différencier des autres par le coût réduit de leur offre. Ce qui est dommage !


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