La scierie de Piloubet

par C’est Nabum
vendredi 1er décembre 2023

 

Le pacte avec les diables …

 

À Piloubet, petite village de 300 âmes qui fut englouti par le barrage sur la rivière Lignon, il y avait une scierie prospère jusqu'à ce qu'elle disparaisse sous les eaux. Nous étions en 1948, une époque aux grandes réalisations hydroélectriques qui parfois, noyaient des pans d'histoire au nom de la fée électricité.

Les scieurs prirent leur parti de ce drame qui les mettaient sur les dents. Ils n'avaient d'autre choix que de trouver un emploi ailleurs. En ce temps-là, l'embauche ne manquait pas ; il fallait reconstruire un pays exsangue, ils se dispersèrent au gré des sollicitations et du hasard. Ils ne revinrent jamais au pays, suivant ainsi l'exemple de ces innombrables ruraux qui venaient découvrir les vicissitudes de la vie urbaine.

Hector Valentin, l'opérateur de la scierie, le patron en somme qui aimait tant mettre la main à la pâte en avait gros sur le cœur. L'œuvre d'une vie disparaissait ainsi sans que l'indemnisation puisse soulager l'immense chagrin qui le rongeait. Le progrès imposait sa loi et ses contreparties n'étaient que pécuniaires. Une étrange conception que celle des expropriateurs qui faisaient si peu de cas de l'âme humaine.

Hector ne se consolait pas du départ de ses compagnons. Plus que des ouvriers, ils étaient ses amis, ses frères de sueur et de labeur. Il vécut comme une trahison cette fermeture qui contraignait ses braves gars à quitter le pays avec leur famille. Lui, n'en démordait pas, il resterait tout près du barrage pour vivre ses dernières années, hantant les rives de ce qui fut son domaine.

Il ne crut pas si bien dire. Il s'éteignit tranquillement au bord de toute cette eau qui avait noyé sa fierté et son envie de vivre. On le pleura peu, les gens d'ici s'étaient éparpillés au loin au gré des reconversions et des déménagements. C'est tout juste si on trouva dans le coin un menuisier pour lui tailler sur mesure, un cercueil dans les essences du pays…

Il fut porté en terre dans un autre endroit que celui qui avait été jusque-là la dernière demeure de tous ses ancêtres. Se sentir exilé à l'heure de son dernier voyage était ce qui avait le plus tourmenté celui qui n'avait plus goût à la vie. Mais que faire devant ces milliers de mètres cubes d'eau recouvrant sa terre comme une chape de plomb bien plus lourde qu'une plaque de marbre.

On oublia Victor Valentin et sa grande gueule qui pestait inlassablement contre ce maudit barrage. Le temps passa, les touristes s'approprièrent cette vaste étendue d'eau sans se soucier de ce qui avait été autrefois en dessous. Ainsi va la vie, oublieuse et indifférente. Mais, quoique dans l'autre monde désormais, pour le patron de la scierie, le courant ne passait toujours pas entre lui et ce barrage.

Il en toucha deux mots au Grand Saint-Pierre qui avouons-le, en matière de construction avait quelques compétences et une vieille sympathie pour tous les métiers du bois en dépit d'un épisode sur lequel il lui fallait tirer une croix. Le maître des clefs avoua cependant son incompétence en matière de barrage électrique. Il ne put satisfaire ses demandes.

Victor Valentin se tourna vers la maison d'en face. Satan avouons-le, ne considérait pas d'un mauvais œil l'idée d'embaucher un patron de scierie. C'était alors une époque où les fournaises de l'enfer tournaient encore au bois et au charbon. Depuis la crise énergétique, il est probable que ce diable se tourne désormais vers une énergie renouvelable. Mais lui aussi n'avait pas pouvoir de divination.

Satan lui fit bon accueil. Il examina ce qu'il pouvait faire pour satisfaire son désir de vengeance. La possibilité de crever le barrage, de provoquer une immense vague destructrice dans la région ne recevait pas ses suffrages. Le diable n'était pas favorable à l'homicide aqueux. Une sainte horreur de l'eau qu'elle fût bénite ou pas, laissait Satan circonspect.

Après moult réflexions, il conseilla à Victor Valentin d'endosser non pas le saint suaire, mais plus humblement l'habit de fantôme et de revenir à intervalles réguliers, hanter les rives du barrage. Il lui laissait toute liberté sur la méthode pour tourmenter son monde et cet ouvrage qu'il vouait aux gémonies.

Victor Valentin fit contre mauvaise fortune bon cœur et conclut un pacte avec son interlocuteur. Il se fit fantôme et trouva astucieux stratagème pour de temps à autre, revoir les murs de sa chère scierie. Cela lui demanda beaucoup d'énergie ce qui n'était guère un problème puisqu'il savait où la prendre.

Il revint donc dans la région, insuffla de curieuses idées aux décideurs, aux paysans, aux industriels, aux bâtisseurs. On rasa les haies, on coupa des arbres, on bétonna à tour de bras et plus Victor Valentin voyait progresser son œuvre, plus il se frottait les mains. Bientôt, il obtiendrait gain de cause.

Il avait eu raison d'avoir foi en sa méthode. La sécheresse fit son œuvre et à plusieurs reprises le cours du Lignon mit en péril les lignes à haute tension tandis que le niveau du barrage était si bas que la scierie surgissait au grand jour. Un bonheur sans pareil pour notre fantôme qui paradoxalement était aux anges dans pareille occasion.

Il a si bien agi qu'il ne désespère pas de revoir souvent sa chère scierie. Plus les années passent plus son travail paie. La sécheresse sera bientôt un rendez-vous estival qui lui permettra d’exaucer son vœu à défaut d'exhausser le niveau d'eau – bien au contraire ! - Ainsi le fantôme de Piloubet a de beaux jours devant lui d'autant qu'il dispose de l'éternité et de la complicité complaisante de Laurent Wauquiez et ses sbires – grands adeptes de la bétonisation- pour constater les dégâts de son action.

 


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