L’inscription de l’IVG dans la Constitution ?

par Sylvain Rakotoarison
mercredi 8 novembre 2023

« Je veux aujourd'hui que la force de ce message nous aide à changer notre Constitution afin d'y graver la liberté des femmes à recourir à l'interruption volontaire de grossesse. Pour assurer solennellement que rien ne pourra entraver ou défaire ce qui sera ainsi irréversible. Pour adresser aussi un message universel de solidarité à toutes les femmes qui voient aujourd'hui cette liberté bafouée. Aussi, les avancées issues des débats parlementaires, à l'initiative de l'Assemblée Nationale, puis éclairées par le Sénat, permettront, je le souhaite, d'inscrire dans notre texte fondamental cette liberté dans le cadre du projet de loi portant révision de notre Constitution qui sera préparé dans les prochains mois. » (Emmanuel Macron, le 8 mars 2023).

Annoncée lors de la Journée des femmes du 8 mars 2023, l'inscription de l'IVG dans la Constitution progresse. J'emploie expressément ce verbe car il s'agit de progressisme, une sorte de vision de la gauche sociétale. Le Président de la République Emmanuel Macron a renouvelé son ambition lors de la célébration des 65 ans de notre Constitution le 4 octobre 2023 : « J'ai exprimé mon souhait, le 8 mars dernier, que nous puissions trouver un texte accordant les points de vue entre l'Assemblée Nationale et le Sénat et permettant de convoquer un Congrès à Versailles. Je souhaite que ce travail de rapprochement des points de vue reprenne pour aboutir dès que possible. ».

Puis, récemment, il l'a confirmé plus concrètement dans un tweet le 29 octobre 2023 : « Fondé sur le travail des parlementaires et des associations, le projet de loi constitutionnelle sera envoyé au Conseil d'État cette semaine et présenté en conseil des ministres d'ici [à] la fin de l'année. En 2024, la liberté des femmes de recourir à l'IVG sera irréversible. ».

Passons rapidement sur le fond et sur le fond du fond. Le fond du fond, l'IVG, adoptée il y a maintenant près de quarante-neuf ans, ne fait pas d'opposition : aucun grand parti en capacité de gouverner prochainement ne propose de revenir sur le principe de l'avortement. Si on souhaite protéger cette liberté, ici en France, c'est avant tout par la trouille institutionnelle qu'a engendrée dans le monde la décision de la Cour Suprême des États-Unis du 24 juin 2022 qui a permis de remettre en cause cette liberté de l'IVG dans les États qui le décideraient. Non qu'il y ait un risque que la France suive la voie constitutionnelle des États-Unis (techniquement, c'est impossible, la France n'est pas un État fédéral et personne ne veut remettre en cause la loi Veil), mais qu'elle puisse montrer l'exemple à d'autres nations dont les dérives conservatrices pourraient suivre les États-Unis.



À mon sens, l'inscription de l'IVG dans la Constitution n'aura aucune conséquence, elle ne mange pas de pain, elle ne répond à aucune urgence ni nécessité, mais je n'ai pas non plus d'argument valable pour m'y opposer, sinon de dire qu'il y a peut-être d'autres réformes à faire, mais à ce compte-là, on ne ferait rien si ce n'est les réformes prioritaires. Même le moins urgent a son droit de vie au débat parlementaire. Du reste, autour de 90% des sondés, dans les enquêtes d'opinions (par exemple une récente de l'IFOP), se diraient favorables à une telle inscription.

Quand je dis aucune conséquence, c'est qu'elle ne renforcera certainement pas cette liberté de l'IVG. Pourquoi ? Parce qu'en gros, le débat politique est sémantique : il s'agit de choisir entre deux mots, "droit" ou "liberté". Les féministes militantes veulent "droit" qui serait plus fort que "liberté". Au contraire, "liberté" obtiendrait un meilleur consensus parlementaire et c'est ce terme qu'a déjà adopté Emmanuel Macron dès le 8 mars 2023.

Il s'agit ainsi de compléter l'article 34 de la Constitution sur les compétences du Parlement. Le texte envoyé au Conseil d'État pour étude préalable est le suivant : « La loi détermine les conditions dans lesquelles s’exerce la liberté de la femme, qui lui est garantie, d’avoir recours à une interruption volontaire de grossesse. ».

Comme l'a noté le 6 novembre 2023 le constitutionnaliste lillois Jean-Philippe Derosier, une telle rédaction ne sécurisera rien du tout : « L’effectivité du recours à l’avortement dépend, on le sait, tant des modalités que de la disponibilité des médecins et des hôpitaux. Or tant que la loi prévoit la possibilité de recourir à une interruption volontaire de grossesse, dont le délai reste (et doit rester) à l’appréciation du législateur, la liberté peut être constitutionnellement préservée tout en étant substantiellement altérée, par exemple en réduisant ledit délai à moins de huit semaines. Et l’ajout de la formule "qui lui est garantie" n’aura sans doute pas pour effet d’interdire au législateur de moduler ce délai à sa guise, le Conseil constitutionnel ne disposant pas d’un pouvoir d’appréciation identique à celui du Parlement, selon la formule consacrée. Enfin, aucune révision constitutionnelle ne facilitera l’accès des femmes aux consultations médicales nécessaires, alors que le manque de médecins est précisément ce qui freine le plus l’accès à l’IVG, en France, aujourd’hui. ».

Évoquons maintenant les moyens pour faire cette révision constitutionnelle. Une révision de la Constitution passe nécessairement par l'article 89 de la Constitution qui impose deux étapes : d'une part, l'adoption d'un texte identique à l'Assemblée Nationale et au Sénat, les chambres ayant alors des pouvoirs identiques ; d'autre part, ce même texte doit être voté soit par une majorité des trois cinquièmes du Parlement (Assemblée et Sénat) réuni en Congrès à Versailles (sauf quand le texte est d'origine parlementaire), soit par une majorité absolue des électeurs lors d'un référendum (seule possibilité s'il s'agit d'une proposition de loi, donc d'origine parlementaire).



Actuellement, il y a une proposition de loi qui court au Parlement. C'est une proposition de loi constitutionnelle présentée par la présidente du groupe FI Mathilde Panot à l'occasion de la "niche" parlementaire de son groupe. Cette proposition avait formulé un "droit" à l'IVG inscrit dans le titre VIII de la Constitution (en créant un article 66-2) : « Nul ne peut porter atteinte au droit à l’interruption volontaire de grossesse et à la contraception. La loi garantit à toute personne qui en fait la demande l’accès libre et effectif à ces droits. ». Cette proposition de loi a été adoptée par l'Assemblée Nationale le 24 novembre 2022 avec 337 voix pour et 32 voix contre sur 387 votants. Parmi ceux qui ont voté pour : 98 Renaissance, 38 RN dont Marine Le Pen, 31 MoDem, 20 Horizons et 13 LR ; parmi ceux qui ont voté contre : 23 RN et 7 LR.



Le Sénat a examiné cette proposition de loi constitutionnelle le 1er février 2023 et à l'initiative de l'ancien ministre Philippe Bas, ancien président de la commission des lois, le texte a été adopté après sa modification en complétant l'article 34 de la Constitution (créant un dix-septième alinéa) : « La loi détermine les conditions dans lesquelles s’exerce la liberté de la femme de mettre fin à sa grossesse. ». L'adoption de ce texte par 166 voix pour et 152 voix contre (sur 341 votants) a été une surprise pour un Sénat considéré généralement comme conservateur. Parmi les votes pour : 16 LR (dont Philippe Bas) et 17 UC (Union centriste) ; parmi les votes contre : 119 LR et 28 UC. Si ce texte a été adopté, c'est d'abord par le vote sans surprise de la gauche et de la majorité présidentielle.

Dans ces analyses de vote, certains sénateurs centristes qui ont voté contre ont précisé qu'ils s'étaient opposés à une proposition de loi venant du groupe insoumis et que si cela venait d'un projet de loi (donc d'initiative gouvernementale), ils pourraient réviser son vote, aussi parce que ce texte aurait été étudié préalablement par le Conseil d'État (ce qui n'est pas le cas des proposition de loi d'origine parlementaire) et pourrait éviter un référendum (inutile) sur la question.

Suivant la navette, le texte ainsi adopté en première lecture devrait retourner en seconde lecture à l'Assemblée Nationale en séance publique le 30 novembre 2023. Son instigatrice Mathilde Panot s'est déclarée ouverte soit pour garder la modification des sénateurs et voter dans les mêmes termes, soit pour retirer son texte dans le cas où le gouvernement souhaite présenter son propre texte (on le voit, il y a peu de différences avec la rédaction des sénateurs).

Si Emmanuel Macron veut presser le pas, c'est aussi parce qu'il y a une urgence : si le texte du Sénat était adopté par l'Assemblée Nationale le 30 novembre 2023, le Président de la République serait dans l'obligation d'organiser un référendum pour l'adopter définitivement (parce qu'il s'agit d'une proposition de loi constitutionnelle). Or, Emmanuel Macron n'a pas du tout envie de donner un écho médiatique aux opposants, ultra-minoritaires, de cette inscription de l'IVG dans la Constitution alors qu'il souhaite au contraire apaiser le débat public.

Si Mathilde Panot ne retire pas son texte le 30 novembre 2023, il risque bien d'être rejeté en seconde lecture par les députés de la majorité, qui y sont pourtant favorables mais qui préfèrent le propre texte du gouvernement pour pouvoir l'adopter définitivement en Congrès. En raison des scrutins précédents, le nombre de vote acquis serait donc de 503 sur 925, soit 48 manquants pour atteindre une majorité des trois cinquièmes. Le Sénat s'est cependant légèrement rééquilibré sur sa gauche depuis son renouvellement du 24 septembre 2023. Selon un décompte de France Info, la seule addition des voix de Renaissance, de la gauche, du groupe LIOT et des radicaux suffirait à atteindre 551 voix, soit un manque de quelques voix à trouver auprès des parlementaires LR ou centristes.

À ce stade, rien n'est très clair sur la nature de la révision constitutionnelle, si Emmanuel Macron souhaite n'en faire qu'une seule, comme il l'a exprimé le 8 mars 2023, mais à ses risques et périls, car les autres points sont beaucoup plus polémiques, plus longs à rédiger et surtout plus incertains dans leur adoption (statuts de la Nouvelle-Calédonie et de la Corse, élargissement du champ référendaire et assouplissement des conditions du RIP, référendum d'initiative populaire). C'est probablement l'objet des secondes Rencontres de Saint-Denis prévues le 17 novembre 2023 auxquelles Emmanuel Macron a invité les chefs de groupes parlementaires ce 5 novembre 2023 (le groupe des insoumis a toutefois déjà décliné l'invitation).

A priori, pour simplifier le processus, ce serait d'abord une révision constitutionnelle qui porterait uniquement sur l'IVG, ce qui ferait entrer Emmanuel Macron dans l'histoire, celle de France en confortant la réforme de Valéry Giscard d'Estaing, comme auparavant Jacques Chirac avait inscrit l'abolition de la peine de mort dans la Constitution, consolidant la réforme de François Mitterrand, mais aussi celle du monde puisque la France serait le premier pays européen (et l'un des premiers pays au monde) à inscrire dans sa loi fondamentale l'IVG, donnant ainsi l'exemple aux autres démocraties.

Dans ce dossier, l'enjeu résidera sur le fond (ce que souhaitent les militants des droits des femmes) et sur la forme, à savoir la politique politicienne, l'opposition acceptera-t-elle de donner à Emmanuel Macron une victoire symbolique à un moment où la loi sur l'immigration est en discussion avec beaucoup de difficulté pour construire un impossible consensus parlementaire ?


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (06 novembre 2023)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
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