Le « (néo)paganisme » – le polythéisme/animisme : une spiritualité de l’esquisse
par Mervis Nocteau
mercredi 12 mars 2025
Lorsqu'il est question de (néo)paganisme en général, et même de polythéisme/animisme en particulier – le premier n'étant qu'un fourre-tout commun, au prétexte du second, qui lui-même rebondit sur le premier, pour réaffirmer des héritages antiques à son prisme... – eh bien, lorsqu'il est question de ça, c'est déjà grande chose que des gens réagissent ! C'est qu'on laisse ça au vague domaine des fantaisistes... de sorte que les fantaisistes s'y rendent avec joie, et qu'il soit bel et bien peuplé de fantaisistes en conséquence (sans parler de tous les amateurs de fantaisie)...
Pourtant le paganisme, et précisément le polythéisme/animisme, est chose sérieuse à l'étranger, et ce n'est pas parce que les héritages européens ont été remâchés par des catholiques – j'ai nommé John Tolkien et le lore du Seigneur des Anneaux, mais bien avant lui Chrétien de Troyes, Wolfram von Eischenbach, Geoffrey of Monmouth, Juan de Sevilla, etc. dans ce qu'il est convenu de nommer légende arthurienne, sans parler de Snorri Sturluson, ses Edda ou Poésies, ni des moines irlandais qui compilèrent le Lebor Gabala Erenn ou Conquêtes d'Irlande... – ce n'est pas parce que les héritages européens ont été remâchés, disais-je, qu'il faut les abandonner aux films de cinéma, aux jeux de cartes à collectionner, aux jeux de rôle et aux jeux vidéos (mais n'exagérons pas non plus leurs remâches).
Inévitables esquisses
Tout ceci fait de vastes esquisses, au sein desquelles surnagent les recherches scientifiques, qui ont déjà du mal à reconstituer les sociétés préchrétiennes en dehors de la Rome et de la Grèce, car elles n'ont pas écrit plus que cela (ces sociétés) : les sciences humaines aussi, esquissent le passé ! En soi, ces esquisses démultipliées sont tout à fait normales : ça signifie bel et bien, que nos héritages sont toujours vivants**.
Les producteurs et les auteurs esquissent ainsi à grands traits, ce qui est devenu avec le temps des imaginaires de genre (très codifiés, donc) desquels on ne déroge qu'au prix d'insatisfaire le tout-public : qui peut encore accepter que les elfes ne ressemblent pas à des tops models à la beauté froide et aux oreilles pointues ? Je veux dire : en dehors des fans d'Harry Potter, évidemment... où encore, ce ne sont que des « elfes de maison » (même les elfes des Elder Scrolls, soi-disant variés, sont construits sur un pattern tolkienien).
Les terres esquissées
C'est ainsi que notre époque se procure des satisfactions simili-définitives, qui néanmoins conservent tout le charme de leurs mappemondes ouvertes, prêtant encore à croire qu'il y a des contrées à découvrir sur une terre plate – du moins, une terre dont on n'a cure de la sphéricité (les coordonnées spatiales de cette terre ne sont bonnes que dans la science-fiction... et ces quelques rares œuvres qui parviennent à croiser les genres fantaisie et science-fiction). Toujours est-il que l'univers reste ouvert, et que l'esquisse domine. Il y a là-dedans, certainement, aussi, un plaisir parallèle à celui des mangas car, en effet, leur design est stéréotypé – encore que les connaisseurs remarquent différents styles, comme toujours. Mais c'est-à-dire qu'avec peu, on ouvre sur tout, ou du moins beaucoup, et le tout-public admet ces satisfactions simili-définitives pour pouvoir rebondir, s'évader, esquisser d'autres mondes.
À ce stade, il faut bien prendre conscience que ce sont des dispositions de l'esprit, qui ne sont pas sans valeur.
Bien entendu, on peut les cantonner à de douces rêveries, et c'est d'ailleurs ce que certains font – de moins en moins, étant donné le succès des genres, – de sorte que l'on se retrouve (hélas) avec lesdits fantaisistes (à cause du rejet social des rêveries) dans les « milieux ». Pour autant, ce que l'on voudrait réduire aux rêveries a de la valeur.
Psychologie de l'inachèvement
En psychologie des profondeurs, ces esquisses prennent bientôt d'autres dimensions, connues pour « archétypales » depuis Carl G. Jung. Mais, au-delà de Jung et les prétextes à tous les revivals New Age qu'il donna aux mystiques contemporains, c'est vers son continuateur (en fait quasi-réformateur) James Hillman, que j'orienterai.
Car James Hillman se passe d'unité dans le Soi, et se passe même de freudisme (contrairement à Jung). Pour les connaisseurs, avec son étude précurseure sur le vouloir-mourir (le Suicide et l'âme), Hillman me fait penser à une Mélanie Klein (pour les terreurs du psychisme anté-moïque) doublée d'une Sabina Spielrein (pour la pulsion de mort) qui approfondirait les dynamiques de la sublimation (Sigmund Freud) tout en réformant Carl G. Jung ; le tout, mâtiné de Sándor Ferenczi (pour ses égards traumatiques) et de Clarissa Pinkola Estes (pour son développement personnel). Si vous voulez, ça fait de l'âme quelque chose d'animal (et ça tombe bien, parce qu'animal a la même racine qu'âme, animation, et que le polythéisme est un animisme***).
L'hillmanisme s'affronte à l'archaïque, qui par nature confronte à l'inachèvement de toutes choses, inachèvement qui les condamne à n'être jamais pour elles-mêmes que des esquisses. Appliqué au domaine polythéiste/animiste, par-devers le (néo)paganisme panthéiste et moniste qui tente de tout rassembler en un seul sentiment, cela insiste sur les décohérences mythiques d'un auteur à l'autre, sur le fait même que la pluralité des entités spirituelles laisse place au néant entre elles (là où le monothéisme prétendait tout rendre cohérent, quoi que son Dieu exclusif ou du moins sa Création ne soient pas sans errance). En fait, le panthéisme et le monisme intègrent la part du vide sans crainte (tandis que les monothéistes la diabolise : gnostiquement, malgré eux, ils font du monde un plérôme divin ou un enfer**** !).
L'art du dynamisme
Maintenant, remarquons que, en tant que style apprécié, l'esquisse émerge à la Renaissance, c'est-à-dire à l'époque où les humanités gréco-romaines ébréchaient la chrétienté à peine constituée au prisme des croisades (humanités, charriant avec elles des références aux Egyptiens, aux Puniques, aux Ibères, aux Celtes, aux Germains, aux Illyriens, aux Thraces et aux Scythes sans écriture – moins aux Slaves, ils seront mieux identifiés avec la féodalité). Tandis que le christianisme s'érigeait en totalité, les recherches humanistes retrouvaient le polythéisme/animisme et ses prémices scientifiques, de sorte qu'un Léonard de Vinci mit pour ainsi dire l'esquisse à l'honneur. On lira ici avec profit Perpetuum mobile, Métamorphoses des corps et des œuvres de Vinci à Montaigne de Michel Jeanneret pour voir à quel point elle était à l'honneur.
Dans un monde qui alla en se rationalisant puis s'industrialisant, avec l'avènement/l'allégorie nolontaire de son Dieu technique Auricom, les dessins esquissés conservèrent jusqu'à nos jours le charme d'une « parfaite imperfection » leur donnant un dynamisme donnant libre-cours à l'animation, c'est-à-dire, précisément, à l'ouverture sur d'autres dispositions de l'âme. Qui sont une autre disposition au monde, ré-esquissées par les psychologies des profondeurs, et qui vont jouer dans la culture... mais aussi, in fine, dans une intelligence créative/créativité intelligente bonne pour la recherche en général – donc pour l'aperception polythéiste/animiste du monde.
C'est-à-dire qu'avec tous leurs mythes plus ou moins variables, inachevés, méconnus, etc. les cultures pré- ou péri-monothéistes présentent l'aspect d'esquisses que leurs adeptes doivent toujours esquisser en leur âme (là où le Dieu exclusif veut prendre tout l'espace). Or, cet aspect d'esquisses, elles l'ont, serait-ce à partir du support d'une image sérielle générée par une IA incapable de vraiment surprendre – encore qu'elle complaise – à la manière des genres codifiés de la fantaisie et du manga, aux images bien trop « imparfaitement parfaite » pour être vraies.
Les perfectionnistes
Au milieu de tout ça, on trouve des adeptes fort soucieux de cohérence et de perfection, qui à ce titre... soit s'en tiennent à des données sommaires, soit comblent les données lacunaires (à la manière de John Hammond dans Jurassic Park, qui se sert de l'ADN de grenouilles pour compléter les esquisses de génomes, fragmentaires, de dinosaures qu'il dégotte dans l'ambre ayant figé quelques moustiques nourris au bon sang des sauriens millénaires...).
Les perfectionnistes sommaires sont de grands fantaisistes : ils sont devenus « païens » pour se nourrir du sentiment de leur propre perfection, remplaçant le Dieu exclusif par l'exclusivité de leur fantaisie : ce sont évidemment les plus courants. Ils pullulent en vérité, et les malins entre eux s'en servent pour leur success story plus ou moins rentable, à manipuler les pigeons ainsi.
Mais dans le reconstructionnisme (les polythéistes/animistes qui cherchent scientifiquement à fonder leurs pratiques) il y a aussi des perfectionnistes, et c'est à se demander s'ils valent mieux que ceux qui restent fantaisistes dans la démarche (or si on se le demande, c'est bien qu'ils ne valent pas mieux). Entre le perfectionniste sommaire (et pour tout dire opiniâtre) ou le perfectionniste anti-fragmentaire, mon cœur va au sommaire – car entre-temps le sommaire ne s'est pas fait passer pour reconstructionniste. Et, au fond, le pseudo-reconstructionniste, perfectionniste anti-fragmentaire, déteste l'esquisse. La détestant, spirituellement, on doute qu'il laisse sa chance à la chance (sic), qui n'est pas sans valeur spirituelle. Car la chance est précisément ce qui dynamise (rien à voir avec une spiritualité « au petit bonheur la chance »).
Au-delà, il y a ce reconstructionniste serrant les données sans fantaisie aucune. Perfectionnisme ultime. Lui non plus, n'aime pas esquisser et, ce qu'il veut, c'est dominer la spiritualité. Or, qui ne voit aucune contradiction dans cette dernière séquence, n'a certes pas de grande intelligence religieuse : des compulsions (post)monothéistes restent ici à l'oeuvre. Ce que veulent ces « dominants », ce ne sont pas des expériences mais des assurances... avec toute la perversité que comporte le système assuranciel. À savoir qu'ils masquent leur lâcheté sous des apparences de maîtrise de la chance (plus retors que ça, tu meurs).
Mais le reconstructionnisme doit renoncer au perfectionnisme. Il ne saurait jamais être, à la manière de la recherche, qu'un rhizome se perdant à l'horizon sans finitude*****.
Un rhizome se perdant à l'horizon sans finitude
Il en va ainsi de toute quête spirituelle, même non-reconstructionniste (en dehors du monothéiste qui veut toujours « étancher sa soif » en son Dieu exclusif). La satiété est mauvaise guide : complaisante, elle ne veut pas être dérangée, et prend toute chance pour une irritation... contre sa sieste !
On dirait des Zarathoustra nietzschéens, commettant la tragicomédie de dormir à Midi...
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Post-scriptum : aux Modernes
La prochaine fois que vous dédaignerez ce qu'il est convenu quoi qu'inconvenant, de nommer « les (néo)païens », n'oubliez pas que vous partagez certainement avec eux, au prisme de l'esquisse, une seule et même Âme.
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* Générée par Dall-E, avec le prompt : « Esquisse crayonnée, façon De Vinci, d'une Déesse européenne, inspirée de la statue de Naria, retrouvée au sanctuaire gallo-romain du Cigognier, en Suisse, "Naria" inscrit sur son piédestale ».
** Même quand ils sont inclusivistes – à les faire endosser par des ressortissants d'autres héritages, et peut-être surtout quand ces ressortissants endossent nos héritages, car ces ressortissants voient alors leur passé colonisé... quoi qu'on les juge parfois mal endosser le nôtre (de passé). Ça « mique-maque » (Anneaux de Pouvoirs, Bridgerton, etc.).
*** On dit paganisme, par réflexe monothéiste refoulant le polythéisme/animisme d'abord, et de nos jours par facilités d'expression post-monothéiste. Mais, quand les naturalistes européens découvrirent la terre, plus ou moins colonialement, à la Renaissance, ils ne dirent plus paganisme (cantonnant la notion au passé) mais bien animisme. Aujourd'hui, le mépris anti-païen, même de la part des empiriques, est xénophobe.
**** Saint Paul, lettre aux Ephésiens 3-19 : « Ainsi, vous recevrez la force de comprendre, avec tous les saints, ce qu'est la Largeur, la Longueur, la Hauteur et la Profondeur, vous connaîtrez l'amour du Christ qui surpasse toute connaissance, et vous entrerez par votre plénitude [plérôme] dans toute la Plénitude [Plérôme] de Dieu. » – Le problème judéo-islamique, c'est qu'il ne connaît pas ce plérôme, contrairement aux chrétiens. Raison pour laquelle, les chrétiens peuvent prendre leur religion pour supérieure (dans l'ordre monothéiste).
***** Les sorcier(e)s ne valent pas mieux, le nez dans leurs praticités. De même, les métapoliticiens, le nez dans leurs sociétés.