Le principe de précaution, du simple bon sens

par Forest Ent
vendredi 24 novembre 2006

Le principe de précaution n’est pas une volonté d’immobilisme. C’est un mécanisme de bon sens visant à interdire à un acteur privé de faire gratuitement prendre à la collectivité un risque majeur qu’elle seule peut couvrir.

Moi aussi, j’ai vu Une vérité qui dérange, et j’ai trouvé Gore convaincant, mais j’ai tendance à faire plus particulièrement confiance sur tout sujet à ceux qui mettent en jeu leurs propres sous. J’ai lu depuis ce document dans lequel la FFSA (Fédération française des sociétés - non mutualistes - d’assurance) exprime sa conviction que la fréquence de catastrophes naturelles va augmenter en raison du réchauffement climatique. Ce document consigne les travaux entrepris depuis 2003 par l’Etat, la FFSA et le GEMA (équivalent mutualiste) pour repenser le régime de "catastrophe naturelle". Cela a achevé de me convaincre. Le ciel va bien nous tomber sur la tête. La suite de ces travaux m’a interpellé sur la manière dont les choses allaient se passer, et m’a fait réfléchir sur la notion de "principe de précaution", qu’un récent article AgoraVox qualifiait de cause d’immobilisme.

Le présent article est donc consacré à la notion de risque extrême et de principe de précaution. Je suis bien conscient du fait qu’il est décousu, et je prie le lecteur de bien vouloir m’en excuser. Je sais que je m’attaque ici à un sujet vaste, sans doute trop vaste pour moi. J’espère que, comme à l’accoutumée, il sera surtout l’occasion pour les nombreux lecteurs qui y ont déjà bien réfléchi d’apporter les éclairages et compléments nécessaires.

Lors d’une interview sur Europe1 le 20/11, le ministre de l’Economie, M. Breton, a indiqué que le ministre de l’Intérieur M. Sarkozy et lui travaillaient à une refonte du régime d’assurance des catastrophes naturelles, à la suite des travaux résumés dans le document cité ci-dessus. Le principe directeur de cette réforme serait qu’il n’y aurait plus d’arrêté préfectoral pour déclencher le remboursement, mais que les assureurs pourraient se baser directement sur des données physiques, et qu’ils seraient libres de moduler leurs tarifs en fonction de l’exposition aux risques, alors que ceux-ci sont aujourd’hui arbitrairement fixés à 12% des multirisques habitation. Les arguments présentés sont que le premier point accélérerait les procédures, et que le deuxième point favoriserait la prévention par la prise en compte économique de l’exposition aux risques.

Finalement, on demanderait aux assureurs de gérer directement les risques, ce qui est leur métier, et qu’ils appellent souvent de leurs voeux. Je ne peux me retenir de citer à nouveau cette déclaration de 2002 de l’EFR, association européenne des sociétés d’assurance :

"Si l’Union européenne et les Etats membres n’agissent pas rapidement et ne changent pas les priorités, ils condamnent des millions d’Européens à la pauvreté (...) et détruisent le modèle social construit avec soin et dont l’Europe est aujourd’hui si fière. (...) La Commission européenne plaide en faveur de davantage d’épargne (...) privée. Pour favoriser cela, les politiques européens doivent mettre en oeuvre un marché unique (...) qui élargira le choix des consommateurs, réduira le coût, encouragera le développement de l’épargne privée et permettra de parer au désastre (...) auquel l’Europe fait face."

Non, il ne s’agissait pas d’environnement, mais d’une plaidoirie pour le développement des caisses de retraite privées ("fonds de pension"). On voit ici que les assureurs sont investis dans de nobles missions à long terme visant à l’intérêt commun, et sont prêts à relever le défi en mettant en oeuvre leur compétence en gestion des risques.

Et pourtant ils font à la réforme un accueil plutôt tiède, selon une dépêche AFP, du lundi 20 novembre, de Véronique Dupont.

"Il nous paraît un peu précipité de réformer le régime avant la fin de l’année", a souligné Gérard de la Martinière, le président de la FFSA.

"Pour nous, il n’y a pas urgence à réformer un système qui fonctionne", renchérit Jean-Luc de Boissieu, secrétaire général du Gema.

Pourquoi un accueil si tiède ?

"Le nouveau système nécessiterait un système d’évaluation technique incontestable", a prévenu le président de la FFSA. Sans quoi, "on risque de se retrouver livré à des batailles d’experts", poursuit M. de Boissieu.

Une première raison est donc que les assureurs n’ont pas trop envie d’arbitrer eux-mêmes ce qui relève ou pas d’une "catastrophe naturelle". Mais comment font-ils alors pour gérer un risque qu’ils ne savent pas définir ? C’est simple : ils ne le gèrent pas. Le risque "catastrophes naturelles" est réassuré auprès de l’Etat français, via une "CCR" (caisse centrale de réassurance), qui garantit in fine la solvabilité de ce risque. L’assureur est ici un simple prestataire technique d’un mécanisme qu’il ne définit pas et ne gère pas. Il n’en est d’ailleurs pas à l’origine : c’est l’Etat qui a imposé il y a vingt ans la création de ce régime. Dit plus clairement, le président de la FFSA affirme de son côté que sa fédération n’a "jamais été demandeuse de la libéralisation du régime. Si celle-ci était envisagée dans la perspective d’un désengagement de l’Etat, nous ne pensons pas que ce serait une bonne approche".

Les assureurs ne sont pas du tout demandeurs. Autant ils sont à l’aise avec les retraites et les tables de mortalité, autant ce sujet-là leur semble aux limites de leur business. Encore plus clairement : d’après M. de Boissieu, le gouvernement a engagé cette réforme "car il prend conscience de l’aggravation du risque climatique" et des "masses financières en jeu".

Les assureurs craignent que l’Etat ne retire doucement sa caution à la CCR, et les laisse face à une situation inextricable, où ils vont devoir expliquer aux Niçois que leur assurance va être multipliée par dix pour prendre en compte la montée probable du niveau de la Méditerranée. Vous savez maintenant comment se passera le réchauffement climatique : on vous expliquera progressivement que vous habitez dans une zone surexposée aux risques, et que votre maison n’est plus assurable.

Les paragraphes précédents semblent ironiser doucement sur le "libéralisme" des établissements financiers. C’est bien sûr un peu le cas, mais pas l’essentiel de mon propos. Il me semble bien évident au fond qu’il y a des risques qui ne sont pas assurables, et en particulier les risques extrêmes, dont la fréquence est trop faible et la gravité trop forte pour qu’ils puissent être l’objet de "tables" d’actuaires, rationalisées et vendues en fines rondelles. Je ne critiquerai donc pas pour cela les assureurs qui n’en veulent pas.

Mais on est alors contraint de constater qu’il existe une et une seule possibilité de les prendre en charge, la solidarité nationale, comme dans le cas ci-dessus de la CCR. L’Etat, c’est-à-dire le contribuable, est le seul assureur des risques majeurs. Seuls les Etats viendront éventuellement en aide aux victimes probables (voire certaines) du réchauffement climatique.

Du coup, le fameux "principe de précaution" devient une simple clause de bon sens vis à vis "d’assurés", ce que je vais illustrer ci-dessous par des exemples tirés cette fois de la chimie et de la biologie.

Une entreprise qui met en vente à grande échelle un nouveau produit chimique qui pourrait s’avérer un jour toxique crée un risque majeur, dont la collectivité est le seul assureur. Vous allez me dire que cela n’arrive pas tous les jours ? Eh bien si ! On synthétise actuellement un million de molécules organiques différentes. Quelques dizaines de milliers sont classées toxiques. Mais justement, seules quelques dizaines de milliers ont subi des tests de toxicité. Le projet Reach prévoyait d’en réaliser pour toutes, mais devant les réactions de l’industrie chimique, le contrôle a été limité à celles produites à plus de quelques tonnes, et avec des tests de fortes doses limités en durée, inaptes à traduire les effets de doses faibles ou moyennes. Or le nombre est déjà tel qu’il est strictement impossible de réaliser une épidémiologie pour une molécule en particulier. On ne peut en isoler les effets que sur les travailleurs qui l’ont manipulée à forte dose.

L’amiante (qui est minéral et pas organique) est un drame humain, social et économique majeur, dont la collectivité payera la plus grande part de la dépense. On peut admettre que ceux qui ont commencé à l’utiliser il y a cent ans ne le savaient pas. Mais cela fait cinquante ans qu’on sait et qu’on ne réagit pas : l’industrie a préféré implicitement transférer la facture à la collectivité.

Dans le cas du plomb (dans l’essence), c’est bien pire, car un ouvrage récent (L’histoire secrète du plomb, de J.-L. Kitman) a montré qu’on savait dès le début.

Du coup, il y aurait une alternative simple au "principe de précaution" : obliger les entreprises concernées à pourvoir à toutes les conséquences majeures de l’utilisation de leurs produits, et à s’assurer en conséquence. Or il se trouve qu’aucun assureur ne l’accepte, comme aucun assureur n’a envie d’assurer le réchauffement climatique. Un article du Canard enchaîné du 22/11/06 rappelait à ce propos qu’aucun assureur n’accepte d’assurer ce risque pour les nanotechnologies. A propos des catastrophes naturelles et des OGM entre autres, il peut être intéressant de consulter le rapport 2003 de SwissRe :

Une législation visant à éliminer le risque de « mélange génétique » dans la biotechnologie agricole moderne entraînerait inévitablement une diminution de la valeur de marché des cultures conventionnelles contaminées. Il est évident que l’on ne saurait attendre des assureurs qu’ils couvrent de telles pertes financières non quantifiables induites par des tentatives de réduire les coûts tout au long de la chaîne de création de valeur agro-alimentaire.

Qu’en termes galants ces choses-là sont dites ! Nous pourrions être "rassurés" si Monsanto nous disait : "J’ai fait examiner tous les risques par un assureur privé, il m’a évalué une prime pour tout couvrir, et je peux la payer."

Comme ce n’est pas le cas, cela signifie que c’est in fine le contribuable qui assure. Pourquoi cela serait-il gratuit ? Il est bien normal que l’Etat exige certaines précautions. Cela ne consiste pas à ne rien faire, mais à respecter certaines démarches prudentielles, et déjà à s’assurer au moins que l’utilité sociale attendue soit à la hauteur des risques encourus. L’absence de précaution peut sinon s’interpréter en termes économiques comme un cadeau - une prise en charge gratuite - de la collectivité offert à certains industriels.

Ce type de raisonnement s’applique bien sûr aux risques pour la santé et l’environnement, mais pas seulement.

Je m’en remets à nouveau à la bienveillance du lecteur pour excuser la trame quelque peu décousue de ce libre propos.


Exemple de lien sur le sujet : article de Sophie Chemarin



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