La pensée complexe de Jean-François Kahn

par Sylvain Rakotoarison
lundi 12 juin 2023

« Si on continue les conneries, si on continue à jouer au con, évidemment que l'extrême droite va gagner les élections, évidemment. Alors, ce n'est pas fatal, j'espère qu'il y aura une espèce de réaction, et je ne vois pas qu'est-ce qui peut empêcher qu'on continue à jouer au con ! » (Jean-François Kahn, le 11 mai 2023 sur France 5).

Réputé pour son "centrisme révolutionnaire", l'éditorialiste politique Jean-François Kahn fête son 85e anniversaire ce lundi 12 juin 2023. Apparemment en très bonne forme (il était par exemple l'invité de France 5 le 11 mai 2023), celui qui aurait pu avoir un cœur malmené par ses nombreuses interventions médiatiques, réputé pour son indignation et sa passion, est finalement, lui l'aîné (et aussi le "cancre", comparativement), le dernier survivant d'une fratrie qui a donné le chimiste réputé Olivier Kahn, parti le 8 décembre 1999 à 57 ans, et le généticien très médiatique Axel Kahn, parti le 6 juillet 2021 à 76 ans.

Issu très brièvement du communisme (il était adhérent au PCF dans sa jeunesse), Jean-François Kahn est un journaliste politique dont le positionnement politique est plutôt inclassable. Il a collaboré dans beaucoup de rédaction (notamment "L'Express" et Europe 1) avant de prendre en 1977 la direction de la rédaction du journal "Les Nouvelles littéraires" dirigé alors par Philippe Tesson.

En 1984, Jean-François Kahn a tenté et réussi une aventure inédite, celle de créer ex nihilo un nouvel hebdomadaire d'informations générales avec une partie de la rédaction des "Nouvelles littéraires" (notamment le dessinateur Wiaz), "L'Événement du jeudi". Albert du Roy (qui officiait alors dans l'émission politique phare d'Antenne 2 "L'heure de vérité" faisait partie de la rédaction). L'innovation, au-delà de l'aventure d'un hebdomadaire, c'était aussi de le faire financer par ses lecteurs dans un dispositif de souscription, afin de préserver l'indépendance de la rédaction.

Dans les premières années de son lancement, "L'Événément du jeudi" comptait dans le débat éditorial et politique, au point d'envisager sérieusement l'hypothèse, pour l'élection présidentielle de 1988, d'un second tour entre Raymond Barre et Laurent Fabius (en une, leurs marionnettes du "Bébête show" étaient mobilisées). Pour des raisons financières, le magazine d'information générale a fini comme magazine culturel puis comme supplément culturel à "France-Soir" qui l'a racheté en 2000 puis enterré en 2001.

En 1997, Jean-François Kahn a recommencé l'exercice en créant l'hebdomadaire "Marianne" avec Maurice Szafran, et l'a dirigé jusqu'en 2007 (après un rachat, Natacha Polony s'est retrouvée directrice en 2018 avec une ligne éditoriale beaucoup plus souverainiste).

L'une de formules chocs du patron de presse, pleine d'arrogance et de mépris, est peut-être celle qu'il regrette le plus : lors de l'affaire DSK en 2011, JFK a en effet eu une expression très malheureuse qui lui est longtemps restée collée à la réputation : « Ce n'est que du troussage de domestique ! ». Il s'est mis à dos toutes les féministes et, beaucoup plus largement, tous ceux dont le supposé comportement de Dominique Strauss-Kahn avec les femmes choquait : « Je l'ai reconnu, tout de suite ! Je l'ai payé, c'est normal, j'ai dit une connerie ! » (8 juin 2021).



Près de soixante ans de journalisme, près d'une cinquantaine d'essais politiques publiés depuis 1982, sans savoir taper à la machine, sans avoir le permis de conduire, sans parler anglais, peu attiré par l'argent (et fustigeant certains de ses confrères devenus obsédés du fric), Jean-François Kahn reconnaît volontiers qu'il est venu au journalisme par hasard et surtout par lâcheté, puisque c'est son père qui lui a trouvé un poste dans un journal qu'il a vite accepté pour fuir ses élèves (il était enseignant). Il a commencé à rédiger ses "Mémoires d'outre-vies" aux éditions de l'Observatoire (le premier tome a été publié le 5 mai 2021 et le deuxième tome le 2 mars 2022).

L'un de ses premiers dossiers, c'était l'investigation sur l'affaire Ben Barka, comme il l'a rappelé le 8 juin 2021 sur TV5 : « Il y a encore un mystère dans l'affaire Ben Barka : qu'est-ce qu'on a fait du corps ? Ça, c'est encore un mystère ! J'ai toutes les raisons de penser que soit on l'a dissous dans de l'acide, soit on l'a fondu dans du béton, quelque chose comme ça (...). Mais je n'ai pas la preuve absolue de ça. ».

Dans cette émission sur TV5, il évoquait la montée de l'extrême droite et surtout, de nombreuses anecdotes qui ont émaillé sa carrière, sa discussion avec Albert Camus sur Don Juan, la visite en fauteuil (non roulant !) du Louvre par Hassan II : les tableaux étaient amenés sur des roulettes devant le roi du Maroc, commentés par André Malraux, etc. jusqu'à ses relations avec son frère Axel qui était en train de mourir (il y a deux ans).





La guerre en Ukraine est un conflit qui provoque des réactions nombreuses et éprouve des cohérences. Jean-François Kahn a ainsi souligné le 18 mars 2022 sur France 5 l'incohérence de l'extrême gauche qui condamne ceux qui arment l'Ukraine et ce sont les mêmes qui regrettaient qu'on n'ait pas armé les républicains espagnols en 1936. Il a également rappelé l'origine du pouvoir de Vladimir Poutine.





Si Jean-François Kahn a été très proche de la galaxie centriste dans les années 1990, 2000, 2010 (soutenant la candidature de François Bayrou et étant même un candidat du MoDem aux élections européennes de 2009), il reste toujours aussi inclassable, puisque s'il fustige très fermement les extrémismes (de droite comme de gauche), il est aussi depuis longtemps protectionniste et applaudit quand Emmanuel Macron tient un discours résolument tourné vers la réindustrialisation et les relocalisations, dans le sens contraire des délocalisations.

En revanche, le 11 mai 2023 sur France 5, il se trompe lorsqu'il prétend que la classe politique applaudissait les délocalisations. Certes, le patron d'un grand groupe français (Alcatel pour ne pas le citer !) soutenait le principe d'une entreprise sans usine, mais je n'ai pas connu un seul responsable politique s'extasier devant des délocalisations et, nécessairement, la fermeture d'usine dans sa propre circonscription ou collectivité territoriale dont il était l'élu, fermeture qui a toujours été un drame tant humain qu'économique (et peu porteuse électoralement !).

En revanche, la question restait sur la mondialisation des échanges et la France, parmi les grandes nations innovatrices (les déclinistes n'aiment pas suffisamment la France pour ouvrir leurs yeux sur son génie technologique) avait alors un intérêt dans la mondialisation en proposant les innovations françaises au monde. Mais le cadre fiscal et social français décourageant ne favorisait pas les start-up pourtant d'origine française (exemple marquant avec Moderna). C'est justement ce cadre qu'Emmanuel Macron a renversé pour rendre la France plus attractive, aujourd'hui la première nation européenne à attirer les investisseurs étrangers.

Ce qui est rassurant et intéressant avec Jean-François Kahn, c'est qu'il pense par lui-même. On n'est pas obligé d'adhérer à sa pensée particulièrement complexe, mais c'est une pensée originale, parfois évolutive, cohérente, certainement passionnée, car on sent la passion de l'histoire politique dont il est diplômé. Électron libre de la pensée politique, il refuse de se ranger dans des cases idéologiques, ce qui mécontente souvent tout le monde (puisque personne n'y reconnaît ses chatons).

Le cauchemar de Jean-François Kahn reste la perspective de l'arrivée au pouvoir de l'extrême droite. Dans son dernier livre "Comment on en est arrivé là" (sorti le 10 mai 2023 aux éditions de l'Observatoire), l'éditorialiste s'interroge sur l'hypothèse d'une victoire électorale de Marine Le Pen et d'un risque de guerre civile : « L'arrivée au pouvoir de l'extrême droite, compte tenu, comment dirais-je, d'une radicalisation générale, d'une course à l'extrémisme, provoquera... parce que vous avez à l'extrême gauche des gens qui ne souhaitent que ça ; eux, ils savent qu'ils ne pourront pas gagner, mais formidable si l'extrême droite gagne, d'abord, on est débarrassé de Macron et ça permettra, sur le badge de l'antifascisme, de manifester etc. (…) C'est le climat de guerre civile que ça va provoquer, peut-être pas une guerre civile mais un vrai climat de guerre civile. (…) Et ça, ça m'angoisse terriblement. » (11 mai 2023). Le livre est déjà un best-seller, le troisième livre politique récent le plus vendu à ce jour sur Amazon France.



À 85 ans (l'âge devenu un argument de vente !), pour lui, il faut tout dire, il n'a plus rien à perdre car si rien ne bouge, ni les politiques, ni les intellectuels, ni les médias, la victoire de l'extrême droite est même probable. Le pire, c'est, à la fin du livre, qu'il retranscrit une tribune que certains grands quotidiens ("Le Monde" et "Le Figaro") avaient refusé de publier pour des raisons diverses, comme si sa plume, certainement corrosive, devenait incorrecte et devait être censurée :
« Quand les gens verront ce qu'on ne pouvait pas dire, qu'on ne pouvait pas publier, franchement, ça, j'aimerais que les gens voient que j'aie pu écrire et qu'on ait dit : ah non, ça on ne peut pas publier (…). C'est incroyable ! Les gens sont stupéfaits de voir qu'on pouvait écrire ça et que ça ne passait pas ! ».

L'incendie du domicile du maire de Saint-Brévin-les-pins lui a donné un exemple inquiétant :
« Ce qui est vraiment terrible (…), c'est la tradition d'extrême droite, sauf que depuis quelque temps, on voit de l'autre côté les mêmes méthodes, exactement, c'est ça qui est terrible. Une normalisation, une banalisation de ces méthodes, y compris par une fraction de l'extrême gauche. Le fait de dire : on n'est pas d'accord avec vous, vous avez mal voté, et donc, on attaque votre permanence, c'est à l'extrême gauche, on attaque votre logement, c'est à l'extrême gauche, on vous coupe l'électricité, c'est à l'extrême gauche. (…) On a vu l'extrême droite qui manifestait tout en noir masquée, c'est l'extrême droite typique, sauf qu'on a vu à l'extrême gauche des gens manifester en noir et masqué. Et c'est ça qui est terrible, parce qu'ils se confortent l'un l'autre, l'un justifie l'autre (…). Dans cette espèce de course à l'extrémisme (…), il y a une logique qui nous mène au pire, il faut comprendre ça ! ».





Excellent débatteur, promoteur du dépassement de la droite et de la gauche, Jean-François Kahn est un empêcheur de penser en rond, et a affronté quelques autres polémistes, comme Philippe Tesson le 30 octobre 2004 sur France 2 (chez Thierry Ardisson) et Éric Zemmour le 24 novembre 2007 sur France 2 (chez Laurent Ruquier).










Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (10 juin 2023)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Candidat du MoDem.
Jean-François Kahn.
Pierre Loti.

Laurent Ruquier.
François Cavanna.
La santé à la radio.
Philippe Tesson.
Daniel Schneidermann.
Catherine Nay.
Serge July.
La BBC fête son centenaire.
Philippe Alexandre.
Alain Duhamel.




 


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