Le Nom de l’Homme

par lephénix
vendredi 30 juin 2023

D’une Occupation à l’autre, un jeune homme d’autrefois a changé maintes fois de nom pour un « maquis » de plus de sept décennies. Il a veillé en état de clandestinité perpétuelle, en « zone blanche » et libre d’exigence « peauéthique » et enjambé, d’un siècle à l’autre, une vertigineuse faille d’insécurité commune – si peu commune... C’est qu’il a payé cher pour le savoir : l’homme est un coût ( ?), constamment à éliminer selon l’obsession « optimisatrice » de certains de ses présumés semblables, s’érigeant en « décideurs » de « l’utilité » ou de la « valeur économique » des « autres »...

 

Que peut la poésie pour des êtres sans conséquence ni lendemain lorsqu’ils entrent en collision avec la déraison de leur temps ? Peut-elle nous assurer d’être là, vraiment – ou d’y avoir jamais été, pour de vrai ? Depuis Auschwitz, l’écho de la question du philosophe Theodor W. Adorno (1904-1969) roule sur un ossuaire de tragédies qui outragent la Création.

Justement, « Pierre Personne » semble avoir échappé de peu au camp de Natzweiller, en Alsace. Les ordonnances allemandes du 2 octobre 1940 intiment aux Juifs de se « faire recenser ». Elles décident de sa manière d’habiter le monde : la clandestinité « peauéthique », à jamais...

Jusqu’alors, il s’ignorait « juif » - et destiné à être mis à mort sur ordonnance... Mais il se découvre décrété « étranger » à son pays par un acte bureaucratique le dépossédant de ce qui le fondait jusque là. Des « autorités » autoproclamées, alors « aux affaires » (c’est-à-dire toutes à leurs petites affaires avec l’Occupant...), avaient décidé d’un trait de plume (plus tard d’un « clic »...) de l’exproprier de sa propre vie comme de son pays avec quelques milliers de ses compatriotes...

Alors, il saute hors du bocal de mensonges tournant en rond dans un Hexagone anesthésié ou de la marmite en ébullition et disparaît en « zone blanche », quelque part entre les caves de Strasbourg et le maquis vosgien de Corcieux.

 

« Vie et destin » en anti-monde...

 

« Qu’est-ce qui reste d’un homme quand il n’y a plus rien ? » se demandait son contemporain Satprem (né Bernard Enginger, 1923-2007) au camp de Mauthausen. « Pierre Personne » avait décidé d’un grand pas de côté sur la voie unique menant à l’abattoir...

 

Tes pieds connaissent le chemin

Entre le début et la fin de ce qui nous tient...

 

Peut-on imaginer un jeune homme d’autrefois écartelé entre deux états de l’existence humaine, le prosaïque et le poétique - et disparaissant des radars pour ne plus jamais réapparaître « en société » ?

Saisi par l’ardente nécessité de se mettre au monde poétiquement pour accéder enfin à sa pleine « souveraineté », il entreprend sa périlleuse montée de l’échelle de Jacob. La sienne est posée sur le sol en terre battue d’une cave d’infortune vécue en « demeure du roi » - elle avait connu le siège de Strasbourg par les troupes du Roi-Soleil...

C’est par la pratique d’une poésie d’urgence et de résistance qu’il se voue à un effacement presque rageur en Absurdie – il (s’)écrit comme on se confie à son ombre, histoire de grandir peut-être dans l’incertaine conscience d’un Nom plus grand que celui qui lui fut échu par une déplorable fiction d’état-civil. Ou peut-être simplement pour s’abstraire du dérisoire « monde des hommes », livrés en proies consentantes à leurs démons...

Comment naître à soi, à son « identité » véritable, si ce n’est en s’en remettant à ce processus transmutatoire et « peauéthique » au cours duquel « la pierre devient fer puis argent et le bois devient airain puis or » (Es 60, 17) ? L’homme naît-il juste pour devenir son Nom ?

Il n’a pas fait qu’écrire en cave - et la vider de ses elixirs... Il a aussi beaucoup pédalé et arpenté les sentiers du maquis vosgien pour délivrer des missives – et même participé à la création de journaux clandestins, dont France-Soir...

Cette alchimie en cave se poursuit après la Libération par le verbe vécu dans ses profondeurs et ses résonances, à l’écoute poétique du monde – et de ce qui le fait dérailler... Refusant toute « identification » ou assignation d’état-civil, il demeure en clandestinité sous d’innombrables pseudonymes, en une étrange vocation du Multiple, dans l’exercice d’un journalisme de vigilance et de résistance forant vers le noyau des choses...

Sous ses « identités » multiples, il se voue à réaccorder, sur le front poétique et journalistique, une langue commune dérèglée par l’oppressante doxa de l’insoutenable. Le Libérateur du pays lui-même, davantage au courant du « dessous des cartes » que quiconque, démissionne en janvier 1946, faute de pouvoir le gouverner selon « une certaine idée de la France »...

Dans La France contre les robots, publié d’abord sous l’égide du Comité de la France libre de Rio de Janeiro puis par Robert Laffont (1946), Georges Bernanos prédit la nature du prochain combat contre « l’universelle Machinerie » qui prendra la Terre aux vivants...

Refusant de « faire carrière » et de se faire « immatriculer » contre une illusoire « sécurité » de stipendié, « Personne » a bien compris que son espèce prédatrice est loin d’en avoir fini avec la guerre : après avoir usé de prétextes idéologiques, celle-ci emprunte désormais les voies sournoises d’un faux « confort » pour mieux corrompre, asservir - et se métastaser avec l’excroissance incontrôlée des systèmes technologiques dont la folle accélération écrase l’horizon commun. Le Survivant d’un autre temps a vécu assez longtemps pour voir ce déferlement technologique s’ordiphoniser en offensive massive contre le vivant.

Un fil vert-de-gris court dans la peauésie à vif de « Pierre Personne », recomposant en Plainte de Job les données d’une non-vie n’en refusant pas moins d’être laminée en chair à canon et à tablettes - le vert mortifère des uniformes de l’Occupant, certes, mais aussi des tapis du grand casino où se joue le sort des populations, aujourd’hui avec les dés pipés du greenwashing et de l’éco-fascisme répressif :

 

Ils te regardent, l’écran toujours allumé

Sur la moindre opportunité

Comme un cadavre déjà détroussé

Tout de ton monde a déjà été prédaté

L’espérance est morte de toute éternité

Tu veux vraiment savoir qui l’a tuée ?

 

Ainsi, à mesure que son âge avance, le poète de cave change maintes fois d’Occupation. Comme ces soldats japonais restés dans la jungle après la dernière guerre, il est resté en-dehors de la « civilisation », pour mieux voir le mirage numérique étendre son emprise en forçant le remplacement de la machine à écrire par « l’outil informatique »... Ce qu’il exprime en insistantes mises en demeure contre cette alliance barbare entre phynance aussi « créative » que folle, silicolonisation invasive et nihilisme technolâtre se métastasant en techno-zombification sans issue ni rémission :

 

Tu serais passé de l’âge de fer

A celui de l’électron à tout faire

Juste pour consentir à ton anéantissement ?

Le flux des écrans Ça coupe les élans des combattants

L’écran ne fait pas leur printemps !

 

Dans "la presse", il refuse d’être une « signature » gonflée de son illusoire petite « importance » pour mieux « porter le fer dans la plaie » sous ses divers noms de guerre, à l’instar de son modèle, Albert Londres (1884-1932) ou de ses parfaits contemporains André Gorz (1923-2007) ou Ivan Illich (1926-2002).

Son combat s’acheva voilà peu avec l’âge d’or typographique fracassé sur le nouvel âge de fer où l’homme a cessé, en tant que « consommateur » solvable, de donner aux machines de bonnes raisons de « produire » – la sempiternelle condition de l’homo demens, emporté par son hubris et cette « numérisation » que le singe parlant mais si peu inspiré renonce à penser et à maîtriser - jusqu’à son « annulation »...

 « Personne » refusa obstinément de faire « carrière » et oeuvre (tant littéraire que génétique...) - donc à publier et paraître dans le « spectacle » permanent. Pendant trois générations, il resta arrimé à sa machine à écrire pour marteler la permanence de la Menace, d’une guerre et d’une Occupation à l’autre, dans le détramage démentiel d’un très vieux tissu civilisationnel qu’il tenta de conjurer par l’humble artisanat d’une poésie lancée contre l’infracassable noyau des choses, des êtres, du monde – pourvu que ça résonne ou que ça cogne...

 

A quoi tu rêves, papillon ?

- Au Rien qui ne nous pensera plus de sitôt...

 

Plutôt la poésie que le Rien qui dévore ce monde... De cette graphomanie clandestine demeurent des cahiers et des feuillets serrés dans des dossiers cartonnés, trouvés dans une benne à vieux papiers. C’est, écrit à l’encre bleue, le journal d’éveil poétique d’un « Français Libre » à en crever. Sa publication posthume a bien failli ne jamais voir le jour, en ces temps de renoncements face aux pénuries orchestrées et survendues comme à l’accoutumée (énergie, papier, etc.) par les sempiternels spéculatueurs surjouant leur coup d’avance aux dépens de « la vie des autres » – leurs « profits » sont décidémment hors de prix...

Plutôt la poésie que le Rien qui dévore cet e-monde. C ’est un recommencement perpétuel quand s’affirme, par-delà la dévitalisation du langage commun et l’hiver séculaire du projet humain, une « force plus ancienne que toute langue » où nous ressourcer à notre Origine, au plus près de notre noyau d’ombre et de devenir perpétuel. Préférons-nous la soif à la Source ?

Pierre Personne, Zone blanche, éditions Les impliqués, 126 pages, 14 euros


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