Maître Capello et sa grammaire personnelle de bon aloi

par Sylvain Rakotoarison
samedi 20 mars 2021

« On parle de la "tendresse" d’une mère, mais de la "tendreté" d’une viande. » ("Le petit livre du français sans fauttes", 2001, éd. Presses du Châtelet).



Il faisait déjà ringard et désuet, anachronique, sorti d’un autre monde. Conservateur de la langue française, le fameux Maître Capello (de son vrai nom Jacques Capelovici) est mort il y a dix ans, le 20 mars 2011, à l’âge de 88 ans (il est né le 19 décembre 1922 à Paris). Il fallait une certaine dose de confiance en soi pour vouloir se faire appeler "maître" (sans être avocat ni peintre ni écrivain ni…), mais l’appellation n’était pas usurpée et lui convenait parfaitement.

Déjà comme professeur d’anglais au lycée Lakanal à Sceaux pendant une trentaine d’années (il était agrégé d’anglais, mais aussi certifié en allemand, diplômé en italien et en vieux scandinave), il avait eu cette réputation telle qu’on l’appelait maître. La rigueur, la précision, la conscience du travail bien fait. Avec ce recul dans le temps, on peut imaginer que Maître Capello est loin des modèles d’aujourd’hui où négligence et tolérance sont bien plus fréquentes que pointillisme dans la pédagogie.



Maître Capello était peut-être une créature bizarre sortie du XIXe siècle, à l’époque des cours de morale. Son visage, même jeune, avait de quoi inquiéter les adolescents (puis les téléspectateurs), avec ses sourcils très fournis et une gueule qui fut caricaturée en crapaud. J’aurais plutôt pensé au caméléon, avec sa langue longue et bien pendue.

Dans l’imaginaire populaire, Maître Capello était une sorte d’être de sang-froid et de distance émotionnelle qui apportait le juste mot, la bonne définition. En fait, comme tout homme, il avait ses émotions et dans son lycée, ses colères étaient également légendaires, au point que les élèves espéraient "mettre un terme au Maître"… Car une autre face de ce maître en langue, ce sont les calembours et jeux de mots dont il était très friand, il aimait jouer avec les mots et même transmettait à diverses occasions quelques palindromes sophistiqués dont celui-ci, très connu grâce à lui : Éric, notre valet, alla te laver ton ciré… et d’ajouter (car cela ne suffisait, même si la valeur d’un palindrome se mesure à sa longueur) qu’on pouvait remplacer Éric par Luc si on préférait !

Les jeux de mots en ont fait un très grand cruciverbiste, auteur de mots croisés et de mots fléchés (qu’il a faits "venir" en France), il a fourni plusieurs périodiques dont le "populaire" programme de télévision "Télé 7 Jours" pendant une trentaine d’années, encore à près de 80 ans !

J’ai évoqué l’imaginaire populaire et c’est étonnant qu’un prof d’anglais, spécialiste des langues étrangères, fût ce gardien sourcilleux de la langue française, rejetant tant les attaques du globish et les attaques des simplificateurs patentés de l’orthographe. Mais l’imaginaire populaire, encore bien vivant aujourd’hui malgré sa disparition et l’oubli de ce qui a fait sa notoriété, car il est devenu une sorte de synonyme de personnage cultivé et rigoriste, il l’a obtenu grâce à sa participation à un jeu télévisé qui a eu beaucoup de succès.

En effet, qui, enfants ou jeunes adultes de l’époque, n’a pas apprécié, au moins une fois, de regarder "Les Jeux de 20 heures" sur FR3 (la future France 3) ? À cette époque très lointaine, où la couleur était exceptionnelle dans les appartements ou les maisons, il n’y avait que trois chaînes de télévision, et à 20 heures, les deux premières chaînes, TF1 et Antenne 2, rivalisaient déjà avec un journal télévisé. Ceux qui voulaient s’extraire des informations souvent déprimantes (mais qui ne voulaient pas quitter la télévision, car heureusement, il y a d’autres joies que télévisuelles), ils avaient ainsi la possibilité de zapper sur cette émission de télévision très populaire.

"Les Jeux de 20 heures" était de ces émissions de jeu qui tentaient de niveler par la haut (aujourd’hui, le nivellement par le bas n’est pas seulement un constat mais c’est une volonté, on doit pouvoir mieux utiliser le "temps de cerveau disponible"). Cela signifiait qu’on apprenait, tout en jouant (le sens du verbe latin ludo). En plateau, deux animateurs, Maurice Favières, le maître de cérémonie, et Maître Capello, dans sa tour d’ivoire intellectuelle, arbitre qui précisait, aiguisait, définissait les mots, les phrases, la culture…

Principe simple : questions de culture générale provenant des invités, certains célèbres, invités parfois récurrents (en vrac, Daniel Prévost, Sim, Dick Rivers, Micheline Dax, Anne-Marie Carrière, Roger Carel, Jean Bertho, Gérard Hernandez, Robert Castel, etc.), mais je pense que le succès véritable provenait de l’antenne délocalisée avec les vraies gens, car l’émission avait une antenne locale mouvante (on n’était pas sur FR3 impunément), animée par Jean-Pierre Descombes, qui permettait à l’homme ordinaire (ou la femme ordinaire) de participer à l’émission. L’émission a été diffusée pendant dix ans, du 22 mars 1976 (il y a quarante-cinq ans exactement) au 23 janvier 1987 tous les jours de la semaine de 20 heures à 20 heures 30.

La première émission a été mise en ligne par l’INA (Institut national de l’audiovisuel). À l’époque, Maître Capello n’était pas "si vieux que ça", il avait 53 ans.







On peut s’étonner que Maître Capello fût autant adulé en son temps, un homme austère (bien qu’ayant beaucoup d’humour), sorte de rabat-joie de la bienséance linguistique, à l’œil pétillant et très impressionnant, bref, un anti-héros des années 1970, mais il faut bien se rappeler que c’était la décennie où les Français ont élu à l’Élysée un crâne d’œuf fortiche en finances publiques et surdiplômé, c’était une époque formidable qui récompensait les forts en thème et pas les cancres.

Parmi les mots ou expressions sortant régulièrement de la bouche de Maître Capello, il y avait le fameux nourrain, qui était le cochon tirelire dans lequel il mettait des pièces de monnaie (le nourrain est à l’origine un porcelet sevré qu’on nourrit, le mot vient de nourrir), et cette expression "remettre une pièce dans le nourrain" vient de cette émission. Une autre expression récurrente chez Maître Capello fut "de bon aloi" dont j’invite les lecteurs à rechercher la signification dans les dictionnaires …ou sur des sites Internet.



Quand Maître Capello a tiré sa révérence, en 2011, le smartphone avait déjà largement envahi les mœurs communicantes des gens et plusieurs dessinateurs l’ont alors représenté quitter sans regret ce monde du langage sms et des fautes d’orthographe. Espérons qu’à sa suite, d’autres sachent veiller avec la même rigueur à la précieuse richesse de notre belle langue française, et aussi avec le même esprit joueur, si ce n’est avec le même écho médiatique…


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Sylvain Rakotoarison (20 mars 2021)
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