Faut-il interdire aux insomniaques de conduire ?

par Sylvain Rakotoarison
vendredi 12 mai 2023

« Tout conducteur doit se tenir constamment en état et en position d’exécuter commodément et sans délai toutes les manœuvres qui lui incombent. » (article R 412-6 du code de la route).

Dans le code de la route, il n'existe aucune infraction correspondant à un manque de sommeil en conduisant. Et pourtant, la somnolence au volant est la troisième cause de la mortalité routière après la vitesse et l'alcool (et les stupéfiants). Sur le réseau autoroutier, un accident mortel sur trois est causé par la somnolence.

Si la première cause a été réduite, la vitesse grâce à l'impunité zéro provoquée par les radars automatiques, la deuxième cause a été plus difficilement réduite même si le contrôle d'alcoolémie et de stupéfiant est facilement verbalisable grâce à des tests rapides (air expiré et salive) avant une éventuelle prise de sang (et malgré une sanction très sévère).

En revanche, aucune mesure réelle n'a été prise pour empêcher la somnolence au volant, malgré ses conséquences désastreuses pour la conduite. Certes, il existe certains équipements modernes dans les véhicules qui vous auscultent en permanence, en particulier le regard, pour détecter un manque de concentration et un début d'endormissement, mais cela reste des mesures volontaires et coûteuses pour l'automobiliste.

S'il n'y a aucune loi pour empêcher de dormir au volant, c'est tout simplement parce qu'il était impossible, jusqu'à maintenant, de distinguer un conducteur frais et reposé d'un conducteur fatigué et en manque de sommeil. Je veux signifier par là, de distinguer de manière objective et quantitative.

Le site de la Sécurité routière (du gouvernement français) explique d'ailleurs qu'il ne faut pas confondre fatigue et somnolence. La fatigue : « C’est la difficulté à rester concentré. Ses signes annonciateurs sont le picotement des yeux, le raidissement de la nuque, les douleurs de dos et le regard qui se fixe. Une solution : toutes les deux heures, la pause s’impose ! ». La somnolence est moins simple à "résoudre" : « C’est la difficulté à rester éveillé, avec le risque d’endormissement, quelle que soit la longueur du trajet. Elle se manifeste par des bâillements et des paupières lourdes. En outre, la somnolence entraîne des périodes de "micro-sommeils" (de 1 à 4 secondes) pouvant être extrêmement dangereuses pour la sécurité de tous. La pause alors ne suffit plus, la solution la plus efficace pour restaurer sa vigilance : s’arrêter dans un endroit sécurisé pour se reposer au moins un quart d’heure. ».

Les accidents dus à la somnolence sur des trajets domicile-lieu de travail sont en hausse en raison de l'augmentation de la durée moyenne de ces trajets (éloignement du domicile) qui se fait au détriment du temps de sommeil. Près d'un Français sur deux a reconnu avoir déjà conduit en état de somnolence. C'est donc une donnée importante de la société qui n'est, pour l'instant, pas prise véritablement en compte.



Les périodes les plus propices à la somnolence sont entre 14 heures et 16 heures (pour la digestion du déjeuner) et la nuit, entre 2 heures et 6 heures du matin. Le mieux pour un trajet long est de ne pas changer ses horaires de lever et d'avoir dormi au moins sept à huit heures dans les vingt-quatre dernière heures. Avoir vécu dix-sept heures de veille de suite équivaut, au volant, à 0,5 gramme d'alcool par litre dans le sang !

Damien Léger, qui préside le conseil scientifique de l'Institut national du sommeil et de la vigilance, rappelle d'ailleurs les conséquences : « Dès les premiers signes de somnolence, le conducteur doit s’arrêter parce que les risques d’avoir un accident dans la demi-heure qui suit sont multipliés par 3 ou 4. Ses réflexes sont altérés et plus il roule vite et plus les conséquences sont graves en cas d’accident. ». Cette dernière phrase est essentielle. Effectivement, ce n'est pas la monotonie de la conduite qui endort (ni une vitesse modérée), mais la conduite rapide : plus on roule vite, plus l'organisme fait un effort de concentration pour tout contrôler (vision, etc.), il doit traiter un grand nombre d'informations en un minimum de temps, ce qui le fatigue beaucoup plus et entraîne la perte de vigilance tant redoutée.



Une étude scientifique de chercheurs australiens publiée le 4 avril 2023 dans la revue "Nature and Science of Sleep" indique, sur la base de nombreuses données, que conduire après avoir dormi moins de cinq heures dans la nuit présentait les mêmes risques d'accident que d'avoir une alcoolémie au-dessus du seuil légal.

Selon les auteurs de cette étude : « Le risque d'accident semble être environ 30% plus élevée après 6 ou 7 heures de sommeil, par rapport aux personnes bien reposées. Après une nuit de sommeil de 4 ou 5 heures, les performances de conduite diminuent fortement et le risque d'accident est environ deux fois plus élevé que chez les adultes ayant bien dormi. ».

Le quotidien britannique "The Guardian" a publié le 8 mai 2023 un article ("Blood test for sleepy drivers could pave way for prosecutions" par Linda Geddes) qui fait état d'une belle avancée scientifique : on pourra bientôt quantifier le manque de sommeil de l'automobiliste ! Ce qui signifie donc qu'on pourra le verbaliser dès lors qu'il n'aura pas dormi suffisamment longtemps auparavant. Cela risque d'être redoutable et de présenter un changement de paradigme.

L'équipe des chercheurs australiens a en effet identifié cinq biomarqueurs dans le sang qui sont capables de dire si une personne était en état de veille pendant vingt-quatre heures et plus, avec une précision de 90%. Clare Anderson, professeure spécialisée en neuroscience du sommeil à l'Université Monash de Melbourne, impliquée dans le projet, a expliqué : « Ces biomarqueurs sont étroitement liés à la durée d’éveil d’une personne et sont constants d’un individu à l’autre. Certains d’entre eux sont des lipides, d’autres sont produits dans l’intestin, ils proviennent donc de différentes parties du corps, ce qui est intéressant, car le sommeil est impliqué dans un certain nombre de problèmes de santé. Mais ce ne sont pas des métabolites (impliqués dans l'anxiété ou l'adrénaline) qui pourraient être affectées si quelqu'un a été impliqué dans un accident de la route. ».



La possibilité de déterminer si un automobiliste a dormi plus ou moins cinq heures pourra donc être réelle par des tests sanguins d'ici à deux ans (les tests portatifs au bord de la route d'ici à cinq ans). L'idée serait d'utiliser ces tests « au moins dans les secteurs où la sécurité est essentielle, tels que le fret routier, l’aviation commerciale et l’exploitation minière », selon le professeur Shantha Rajaratnam, également impliqué dans l'étude. On pourrait aussi imaginer que ce test serait réalisé systématiquement en cas de décès ou de blessure corporelle lors d'un accident de la route, comme c'est déjà le cas pour les tests d'alcoolémie et de stupéfiants. Le cas échéant, son résultat négatif (pas assez dormi) pourrait ainsi devenir une circonstance aggravante.

Interrogé également par "The Guardian", le professeur Derk-Jan Dijk, directeur du centre de recherches sur le sommeil de l'Université de Surrey (au Royaume-Uni) a admis que légiférer dans ce domaine serait « un concept effrayant pour les gens, parce que beaucoup dorment mal, mais je pense qu’il est raisonnable de comparer cela à la conduite en état d’ébriété : si vous n’avez pas dormi pendant plus de quatre heures, vous ne devriez pas être au volant. ». Selon la Sécurité routière britannique, 467 personnes sont mortes ou ont été très gravement blessées en 2021 sur les routes britanniques à cause d'accidents dont la cause principale état la fatigue et la perte de vigilance.

De son côté, le professeur Ashleigh Filtness, spécialiste de la fatigue au volant pour la Sécurité routière britannique, a rappelé que la loi britannique demandait déjà que les conducteurs soient aptes à conduire, et être capable de vigilance est donc obligatoire : « Un test de vigilance sur la route serait un outil utile pour l'application de la loi. Toutefois, un tel test n'exclurait pas la responsabilité individuelle du conducteur. La fatigue ne vient pas instantanément, c'est une accumulation progressive. Il est essentiel de dormir suffisamment avant de conduire. ».

Bien entendu, un tel test, si intrusif de la vie privée voire médicale d'une personne, pourrait faire des ravages dans d'autres domaines, par exemple, s'il était utilisé par les employeurs afin de vérifier que leurs salariés soient suffisamment reposés pour utiliser des machines dangereuses. Il est dommage que le Comité d'éthique n'ait pas encore été saisi (à ma connaissance) de ce genre de nouveauté technologique qui viendra rapidement en France.


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Sylvain Rakotoarison (11 mai 2023)
http://www.rakotoarison.eu


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