Christine Angot : derrière la polémique, l’écriture

par Sylvain Rakotoarison
mercredi 7 février 2024

« Je ne suis pas une intellectuelle, je suis une artiste. (…) J'ai pas de convictions ! » (Christine Angot, le 16 septembre 2017 sur France 2).



L'écrivaine Christine Angot fête son 65e anniversaire ce mercredi 7 février 2024. Je n'aime pas trop le mot "écrivaine" mais il est plus neutre que celui de "romancière", titre qu'elle revendique mais que certains critiques lui refusent. Son œuvre est composée de nombreux livres (plus d'une vingtaine de romans et récits) ainsi que de pièces de théâtre et divers ouvrages. Elle a l'habitude de proposer aussi des versions auditives (lues) de ses livres, et des lectures sur une scène de théâtre.

Parmi ses inspirations : Duras, Proust, Beckett... et évidemment Céline : « Je ne suis pas autant intimidée par Duras ou Proust que par Céline. Voilà quelqu'un qui parle sa langue. » (1994).

Certains évoquent ses livres comme de l'autofiction, une sorte de récit vaguement autobiographique. Christine Angot rejette ce genre de considération et estime qu'il existe un mur complètement étanche entre la vie personnelle d'un auteur et les histoires qu'il pourrait raconter dans ses livres. La littérature est un art, et en tant que tel, l'auteur peut tout se permettre, comme tuer son enfant, crier des injures antisémites, etc. (je recommande de regarder un extrait de son passage dans "Le Cercle de Minuit" animé par Laure Adler diffusé le 20 septembre 1995 sur France 2).

Au-delà du contenu, on remarquera, dans cette vidéo, que Christine Angot est également très à l'aise dans le débat et sur les plateaux de télévision, très à l'aise dans la provocation et la polémique et la liste est très longue de ses émissions qui ont marqué l'histoire du paysage audiovisuel français où elle a provoqué quelques (mini) scandales médiatiques.

Quoi qu'elle en dise de ses écrits, elle a été plusieurs fois condamnée pour avoir raconté très précisément la vie de personnes réelles qui se sont reconnues et qui ont déposé plainte. Il semble indéniable que les scénarios de ses livres ont une part de réalité, même si celle-ci est romancée.

Christine Angot s'est découverte écrivaine très tôt et a rapidement tout abandonné pour se consacrer à l'écriture. Elle a mis longtemps à trouver des éditeurs, et a commencer à se faire éditer en 1990 par Gallimard. Néanmoins, quelques années plus tard, son éditeur lui a refusé son quatrième roman : « Le rapport de lecture dit que je suis dangereuse pour mon entourage, ils faisaient déjà la confusion entre ma vie et mes livres. ». Elle a donc dû rechercher un autre éditeur, d'abord Fayard, puis Stock, Le Seuil, retour à Flammarion.

Du reste, Christine Angot est assez transparente avec sa carrière éditoriale, n'hésitant pas à parler de son écriture, de sa recherche d'éditeur, etc. (et parfois en attaquant sévèrement quelques lecteurs ou critiques). Elle évoque l'absence de succès de ses trois premiers livres qui ont été vendus à moins de 500 exemplaires !

À partir de 1995, avec la sortie de son quatrième livre ("Interview" chez Fayard), Christine Angot est devenue une redoutable habituée des plateaux de télévision, au point d'être recrutée bien plus tard par Laurent Ruquier dans son émission "On n'est pas couché" pour créer du buzz, et effectivement, elle en a créé. Personnellement, j'ai peu de commentaires à faire sur ses sorties médiatiques, que j'approuve rarement mais qui est sa marque de fabrique (et qui aussi, je pense, contribue à faire vendre ses livres).



"L'Inceste", sorti chez Stock en 1999, est sans aucun doute le point de démarrage de sa notoriété grand-public. Elle y raconte son homosexualité et aussi l'inceste dont elle a été victime. Sur ses relations (ou non relations) avec son père, elle y est revenue dans un roman intimiste passionnant, "Un Amour impossible" en 2015 (chez Flammarion) et "Le Voyage dans l'Est" en 2021 (chez Flammarion aussi), ce dernier livre lui a valu le Prix Médicis. Un petit coup d'accélérateur avec sa participation à l'émission de Bernard Pivot "Bouillon de culture" diffusée le 3 septembre 1999 sur France 2, où elle a nourri la polémique, a contribué à faire de son livre un best-seller : 50 000 exemplaires ont été vendus en quelques semaines.

Malgré une descente en flèche de plusieurs critiques, le livre a trouvé aussi des laudateurs, comme Josyane Savigneau qui a écrit, dans "Le Monde" en septembre 1999 : « Christine Angot va gagner. Parce qu'elle ne risque pas de plaire. Elle va trop vite, trop fort, trop loin, elle bouscule les formes, les cadres, les codes, elle en demande trop au lecteur. Elle vient d'avoir quarante ans, elle écrit depuis quinze ans et, en huit livres, elle a enjambé la niaiserie fin de siècle. Elle n'est pas humaniste, elle a fait exploser le réalisme, la pseudo-littérature consensuelle, provocante ou faussement étrange, pour poser la seule question, la plus dérangeante : quel est le rapport d'un écrivain à la réalité ? ».

Phénomène littéraire, donc... et plus que cela, reconnaissance lorsqu'elle a été élue membre de l'Académie Goncourt le 28 février 2023. Consécration. Mais sans vanité. Dans sa chronique diffusée le 31 août 2023 sur France Inter, elle disait goulûment :
« Dans les couloirs de chez Gallimard, quand un académicien français en croise un autre, ils s’appellent "maître".
– Bonjour maître, comment allez-vous ?


– Bien, et vous, maître ?
Ils le font sans rire, vraiment. Ils ne jouent pas. ».

Et pour donner un échantillon de sa capacité à créer la polémique à chaque phrase, elle poursuivait dans la même chronique : « On fait attention à ce qu’on dit. Mais la représentation, les images, continuent de témoigner des dépôts de crasse qui restent dans la tête. Et qui sont difficiles à retirer. Ils aiment ça. Un viol sur scène, avec le consentement de la victime, quoi de mieux. Que le public jouisse de ce qu’il dénonce… D’une main, il dénonce. De l’autre, il se masturbe. Les représentations trahissent le fait que la loi du plus fort continue de bien exciter la société. ».

C'est clair qu'elle ne laisse pas indifférent : soit on l'aime (beaucoup), soit on la déteste (beaucoup). Son parler crû dérange évidemment mais il est tellement lucide qu'il en devient un modernisme. Christine Angot n'a pas attendu MeToo pour dénoncer les abus sur les femmes. Et probablement que son histoire personnelle a été un très grand moteur de son écriture.

Adaptation de son œuvre éponyme (sortie en 2015), le film de Catherine Corsini "Un Amour impossible" (sorti le 7 novembre 2018) est excellent dans sa fraîcheur et dans sa narration. La narratrice (Chantal) retrace ses quarante premières années de vie. Ambiance années 1960-1970. L'histoire fait de nombreux flash-back. Paradoxalement, c'est sa mère (Rachel) qui est au centre de l'intrigue, jouée admirablement par Virginie Efira qu'on voit passer de jeune mère à vieille grand-mère (très crédible), ce qui lui a valu une nomination pour le César de la meilleure actrice. Le film lui-même a eu, au total, quatre nominations dont meilleure adaptation, meilleur espoir féminin pour Jehnny Beth dans le rôle de Chantal adulte (les deux comédiennes citées, la mère et la fille, n'ont que sept ans et demi d'écart dans le civil).

Beaucoup de non-dit, d'implicite, de nuances, de finesse pour raconter une histoire particulièrement sordide : un père souvent absent (qui a refait sa vie dans une autre famille) qui abuse sexuellement sa fille adolescente qui est fascinée par ce père si lointain et si prestigieux, si cultivé : « Physiquement, mon père ne correspondait pas aux goûts de l'époque. (…) Mais il avait un charme, une assurance, un sourire, qui faisait que les autres hommes n'existaient plus pour elle. Ceux qui les voyaient marcher main dans la main voyaient une très belle jeune femme accompagnée d'un homme sans intérêt. » (2015).

Un ami de celle-ci avertit la mère, mais la mère, bloquée par la sidération, n'a jamais osé aborder ce sujet avec sa fille. Et la fille, une fois adulte et elle-même mère, le lui a longtemps reproché : « J'avais cessé de l'appeler maman. Ça s'était fait comme ça, tout seul, sans intention, sans décision. Peu à peu. Ça n'avait pas été prémédité. Au début, la fréquence du mot avait baissé. Comme s'il n'était plus nécessaire. Ensuite, il avait pris une tonalité gênante. Il était devenu bizarre, décalé. Puis il avait disparu. Totalement. Il m'était devenu impossible de le prononcer. ». La mère victime de culpabilité à cause d'un père infâme. Tout cela sur fond de chronique sociale dans la bourgeoisie provinciale de Châteauroux, de différence de classes sociales, de cynisme du prédateur et de naïveté de la victime.



Je termine sur un extrait du même livre à propos de l'amour : « Les gens veulent l'amour conjugal, Rachel, parce qu'il leur apporte un bien être, une certaine paix. C'est un amour prévisible puisqu'ils l'attendent, qu'ils l'attendent pour des raisons précises. Un peu ennuyeux, comme tout ce qui est prévisible. La passion amoureuse, elle, est liée au surgissement. Elle brouille l'ordre, elle surprend. Il y a une troisième catégorie. Moins connue que j'appellerai... la rencontre inévitable. Elle atteint une extrême intensité et aurait pu ne pas avoir lieu. Dans la plupart des vies elle n'a pas lieu. On ne la recherche pas, elle ne surgit pas non plus. Elle apparaît. Quand elle est là on est frappé de son évidence. Elle a pour particularité de se vivre avec des êtres dont on n'imaginait pas l'existence, ou qu'on pensait ne jamais connaître. La rencontre inévitable est imprévisible, incongrue, elle ne s'intègre pas à une vie raisonnable. Mais, elle est d'une nature tellement autre, qu'elle ne perturbe pas l'ordre social puisqu'elle y échappe. » (2015).


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (03 février 2024)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Christine Angot au Cercle de minuit (animé par Laure Adler) le 20 septembre 1995 sur France 2.
Christine Angot.
Edgar Morin.
Jean-François Revel.
Maurice Bellet.
Claude Villers.
André Franquin.
Morris.
Françoise Hardy.
Lénine.
Christine Boutin.
André Figueras.
Patrick Buisson.
Maurice Barrès.
Bernard-Henri Lévy.
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Italo Calvino.
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Jean-Pierre Elkabbach.
Jacques Julliard.
Robert Sabatier.
Hélène Carrère d'Encausse.
Molière.
Frédéric Dard.
Alfred Sauvy.
George Steiner.
Françoise Sagan.
Jean d’Ormesson.
Les 90 ans de Jean d’O.



 


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