Tharoussaf Monde microcosmique Mémoire et réminiscences

par Mohammed-Salah ZELICHE
mardi 30 mai 2023

     Tharoussaf ? Un coin du monde. Vingt kilomètres à l’est de Jijel. Cinq au sud de Taher. Calé au pied d’une colline. Entre celle-ci et la montagne de Sidi-Ali, passe la rivière de Djen-Djen : allant se jeter à la méditerranée. Retiré du monde, mais qui en a tant vu, tant connu durant son histoire. Et en effet, confiné géographiquement, humainement et socialement, on a vu souvent tromper ses espérances, empêcher ses désirs de progrès. 

 La guerre de libération et la décennie noire n’auront guère été pour lui une partie de plaisir. Ni d’ailleurs l’après-indépendance n’aura servi à grand-chose. En cause : les tares féodales, les postures tribales, voire les impérities, les mesures arbitraires, les gestions anarchiques des pouvoirs publics érigés en nouveaux maîtres. Et ce n’est là que la pointe émergée de l’iceberg.

 

                                                           

                              THAROUSSAF

            

          Monde microcosmique

                                          Mémoire et réminiscences

 

Ce texte ne prétend rien démontrer. C'est à peine s'il informe sur un coin du monde. Subjectif certes sur les bords mais littéraire et revendiqué comme tel. Exercice de style ? On peut le dire. Pure création ? Aussi. Je repasse sur AGORAX pour le partager avec vous. Bonne lecture à toutes et tous.

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 A y penser, Tharoussaf, en parangon sans défaut de Macondo, conté par Gabriel Garcia-Marquez dans son mémorable Cent ans de solitude, semble tout désigné pour être livré à lui-même, relégué dans l’oubli. En temps de guerre comme en temps de paix, rien ne lui a évité de se retrouver entre le marteau et l’enclume.

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 De l’étincelle jaillit le feu

 Ses yeux parcourent la nappe lisse d’une rivière roulant nonchalamment dans un emmêlement d’ombres qui s’allongent et de paillettes miroitantes. Dans un coin du ciel rougeoyant, à l’ouest, le soleil sur le point de tomber dans l’abime de la nuit annoncée décoche ce qui lui reste de lances flamboyantes. Eblouissement insoutenable. Il persiste et s’égare dans les fresques du grand tableau, entre mille et un détails évocateurs, dans la forêt des images, où il est toujours sûr qu’il retrouvera les relents d’un temps passé qu’il tient en haute estime. Un temps parti en réalité sous d’autres cieux filer une toile ou même une autre histoire.

 Quelque chose accroche son regard. Une vive lueur surgit d’une perle déposée par les hasards dans un empilement de vestiges. Site enchanteur faut-il dire en tout cas. D’abord un flot de réminiscences. Puis sans tarder un dialogue courtois et fécond s’instaure. Sa gorge a plaisir à débiter les mots. Il tombe de tout son long dans le giron de la nostalgie.

 Interpellé et admonesté, il se sent comme amoché et prêt à rendre les coups. Mais il retrouve dans un coin de sa mémoire le paradis saccagé et abandonné : celui des origines. Et il pardonne et il efface toute trace de griefs. C’est l’endroit dont, jeune et vibrant de vitalité, son âme n’a eu de cesse d’intégrer chaque détail. Endroit dont ses pas ne lui ont jamais préféré d’autre sol ni d’autre règne végétal. Espace dont jamais nulle part ailleurs il n’a eu autant plaisir à sillonner les sentiers, dans tous les sens. C’est celui-ci qu’il chantera quand il ne restera de lui que son ombre.

 Et l’homme et la nature y ont associé leurs talents. Quelle belle symphonie en est née ! Ce n’étaient partout où porte son regard que frissons, mouvance de teintes contrastées, brises murmurées, formes si fortes que rien ne sait discipliner. Un voluptueux frémissement parcourt un printemps plein d’allant, gorgé de sève et de sel et envahissant. Des jours, de clarté resplendissante, éblouissent ses pensées, l’éveillent et excitent ses sens. Régal tout à coup de saveurs exquises, tellement évocatrices, tellement attendrissantes.

 Variation symphonique, fastueuse de lumières et de couleurs contrastées. Incontournable lieu de rendez-vous pour créateurs avides de sensations et amoureux d’impressions. Divin miracle qui témoigne d’un souffle puissamment inspirateur et plaide pour un perpétuel déploiement. Emouvant décor, né spontanément dans les vapeurs de l’aube et du soleil explosant – derrière une des collines de l’est. 

 En cédant au jour, la nuit ne laisse que très peu de temps pour les rêves des habitants. Ceux-ci, finissants, vains ou empêchés s’évaporent dans le ciel avec les effluves matinaux, la végétation tendant les doigts vers le soleil. Et en effet avec la prière première des hommes de foi.

 Des braises sous la cendre

 Voilà que de tout et de rien se réalise le miracle de la vie. Un nom fuse spontanément du cœur même de l’amnésie et du reniement à peine avoué – Tharoussaf. Y fuse en fait la vérité à travers le bâillon qui, longtemps, la prenait en otage : ne voulant tout à coup plus être reniée ni oubliée. Elle clame de toutes ses forces ne désirer être qu’en terrain affranchi, en pays des libertés : se réservant d’ailleurs le dernier mot : 

 « Où que tu ailles, tes pensées font toujours retour à moi qui ai porté tes pas, gonflé ton souffle, lancé ton ombre sur les sentiers tortueux, dans l’immense cohorte des fantômes, des vivants, des morts et de bien d’autres formes pressées toujours de rejoindre leur bonheur. Ceux-là, je les vois, cependant, courant vers leur destinée, leur dernière demeure avec une seule pensée, une seule conviction, comprenant soudain : l’origine n’est pas seulement le début mais aussi et surtout la fin et le retour au Tout ».

 Dans les limbes dérobés de l’oubli

 Voilà le monde d’avant et d’après, le spectacle qui demeure, survit aux retours et aux détours. Il renaît à la moindre évocation : tant il est en « soi » et nulle part ailleurs. Il est immortel et tapi dans l’être et les ressentis, compagnon fidèle jusqu’à la fin des jours, certes caché dans les limbes dérobés de l’oubli comme le silence dans les demeures abandonnées mais vivantes et témoin jusqu’au jour du jugement dernier. 

 C’était avant que ne commencent les vrombissements du jour. Avant que les habitants n’empruntent les chemins de la vie dans tous les sens – en quête qui d’un espoir à conforter, qui d’une solution à un blocage tenace. Il faut se lever tôt ici. Et être sinon le meilleur du moins un des premiers. Gagner sa vie, mériter son pain, échapper à sa condition difficile. Son corps savoure la douceur prégnante de sa nuitée tranquille. Il rejoint vite la terrasse.

 Ses rêves menacent de l’abandonner. Il faut les rattraper coûte que coûte, les persuader de rester encore un peu, les convaincre de conclure sur un ton apaisant. Il lui faut rattraper si vite son possible bonheur, un moment entrevu, un temps ressenti. La journée en tout cas promet d’être belle. Ne rien rater de ce qu’elle concocte. Ici les jours se démènent tant bien que mal. Mais non sans beaucoup de bonnes volontés.

 Ce n’était tout autour que foisonnement d’arbres et broussailles envahissant les espaces. Y émergent des villas qui rivalisent en hauteur. Certaines plus achevées que d’autres. Ici des murs en briques rouges. Là d’autres crépis de ciment, pas encore achevés. Ailleurs resplendissants de blanche peinture. Un monde en déploiement. Le paysage parlait à ses yeux d’une si étrange façon. Si bien que cela l’incite à en scruter chaque détail. À appréhender les raisons du méli-mélo qui assaille son âme.

 Chants de coqs et aube naissante

 Et sans comprendre pourquoi, il a pensé aux chants du coq à l’aube naissante bouclant ses nuits d’enfant, aux braiments des ânes, aux meuglements des vaches, aux appels des bergers conduisant leurs bêtes dans un bruit de sabots formidable sur les sentiers souvent ravinés, étroits et pierreux vers des pâturages où tant de passe-temps égayeront leurs fronts, leurs longues journées remplies de ruses et de facéties. 

 Du paysage alentour il puise de vagues sensations qui ouvrent la voie à un déferlement d’évocations. Une foule de choses se mettent à se rappeler à son être, à l’appeler et à lui parler. Sur ce que voient ses yeux aujourd’hui, mais encore sur ce qui a disparu et ne reviendra plus, sur ses pas perdus, les voix qui l’entretenaient, les endroits transformés.

 Ses impressions ne le trompent pas. « Notre » charmante Tharoussaf est là en chair et en os, entière, saine et sauve, resplendissante et si majestueuse. La terre qui les a vus naître, lui et tant d’autres.

 Du promontoire de nos vies

 Voici en tout cas la colline de Natour surplombant Oued Djen-Djen et sa vallée, là où ceux qui passent l’arme à gauche vont reposer. Un beau promontoire. De là, ils peuvent voir aller et venir les vivants sur des chemins jaunes nettement tracés, les surveiller, veiller en quelque sorte sur eux. 

 L’été, ils peuvent voir la rivière, toujours belle, scintiller de tous ses feux : ici même, où, enfants, tout le monde nageait, pêchait et même chassait. On se saoulait des plaisirs que procuraient ses baignades inoubliables. Paradis des premiers pas où la nature n’arrêtait jamais de passer d’un état à un autre, livrer à longueur d’année ses secrets et ses enseignements.

 Ici, les pas donnent certes à laisser penser qu’ils sont voués à s’évanouir. Mais, à s’enfoncer dans une aussi luxuriante végétation, on n’en ressort pas indemne. Celle-ci ne manque pas d’apposer pour la vie sa signature ni encore d’impacter la mémoire. Les plis et les replis visités résistent à l’oubli. On y est conduit et reconduit. On y revient même dans les rêves, comme pour s’assurer qu’on y est toujours ou qu’on n’y a rien oublié.

 Le temps lui-même apporte sa touche pour que la cohérence du tout advienne. A ce point d’ailleurs qu’on apprend à l’interpréter. A identifier jusqu’au raclement de gorge des saisons. Les choses acquiescent aux doléances quand on les appelle par leurs noms. Elles viennent illico presto reconnecter l’être à « soi ». Un frottement suffit pour faire surgir l’étincelle. L’échine hérissée de la bête s’attendrit toujours sous la caresse de la main experte.

 L’ancêtre métissé

 Ici une plante, là un ravin, autre part un buisson et un ustensile. Tous parlent dans la langue d’un ancêtre métissé. Et cet ancêtre aura ainsi laissé derrière lui comme la preuve d’un forfait, prescrit, certes, depuis belle lurette. Noms berbères, arabes, français, latins… Sans doute s’en trouve-t-il de plus anciens. Langue indigène où viennent se greffer d’autres. Par le fait de l’histoire et des guerres des hommes. 

 Les langues portent les stigmates des viols, des vols et des massacres passés. Elles ne sont pas si innocentes qu’elles le paraissent, les pulsions primaires, sauvages et animales y sont pour quelque chose.

 De la rencontre des histoires et des langues découlent des mariages, des montages, des carnages, des divorces, des avantages, des ravages, des heurts, des pleurs et pour les siècles des siècles le mépris des vainqueurs et le revanchisme des vaincus.

 Voici au sud la montagne de Sidi-Ali, haute de mille mètres, où, enfants, on entendait crépiter les mitraillettes. Les avions la bombarder. Et le feu prendre à certains de ses côtés. Lieu ardent de la résistance. Il suffit de regarder le flanc nord boisé essentiellement de chênes-lièges, de châtaigniers, de lentisques, de myrtilles, de genévriers, de genêts… hier remuants et bruyants, aujourd’hui calmes mais abritant le sanglier… pour qu’on revoie ses martyrs. Les combattants quant à eux s’en vont tous les jours à leurs dernières demeures avec leurs histoires particulières et collectives. 

  Au pied de la même montagne et dans son ombre gisent deux joyaux, Azzaouaneازون et Tamessialteتامسيلت. Et derrière, en remontant la rivière, dans les profondeurs des forêts se trouvaient les origines, les racines et les ancêtres. C’est-à-dire les Beni-Khettab بني خطاب dont les luttes tribales, l'histoire, les récits romancés et les péripéties ont bercé l’enfance de ceux qui y habitent, façonné leur imaginaire, nourri leur fierté et décidé de leur particularité – à défaut de dire « identité ».

 Qui se souvient

 Bref, voici le temps révolu qui se représente. Il se souvient des femmes et des hommes, aujourd'hui disparus, aux dons formidables, poétiques en l'occurrence, qu'ils ont emportés dans leurs tombes. Perte qu’il déplore : tant leurs témoignages auraient gagné à être préservés. Tant leur valeur était inestimable. Ce sont à la fois de merveilleux poètes et des chanteurs géniaux. 

 Qui se rappelle grand’mère Rahhaba ? Combien connaissaient ses talents d’oratrice ? On ne se lassait pas de l’écouter. Le temps s’arrête quand ses récits commencent. On reste suspendu à ses lèvres. Aucune autre attitude ne sied à la circonstance. Rien de ce qu’elle rapporte ne doit se perdre. On entendait les mouches voler.

 Les chants impeccablement rimés de Rahhaba vous captivent et vous emportent. On aurait reconnu là Homère. En réalité, on ne sentait pas le temps passer.[MSZ1] Les Anciens grandissaient en estime. On espérait que rien ne viendrait écourter le récit. Elle glorifiait le courage et l’adresse de ceux qu’elle immortalisait à jamais dans les têtes attentives.

 La liste est longue de celles et ceux qui, analphabètes, nous étaient supérieurs par leur art, leur savoir, leur conscience, leur dignité. Quelle grande personnalité ! Qui plus est ne le savait pas et ne s’en targuaient jamais.

 Tiens ! Voilà un qui, là, maintenant, se rappelle à nous. Lui, Il aura marqué son époque bien joliment. Da Errandou, oncle Amira Mokhtar de son vrai nom, un voisin, un cousin, un ami, qui aimait et respectait tous ceux qui l’approchaient. Les enfants l’adoraient autant qu’il les adorait lui-même. Dieu ne lui en avait pas donné – d’enfants. Mais des dons, oui. Il en a tant reçu de si extraordinaires. Il fut à lui seul une anthologie inépuisable de contes qu’il connaissait par cœur, et interprétait impeccablement. Danseur inégalable dont, de son vivant et longtemps après, on a tant vanté les prouesses et l’élégance.

 Longue est la liste, en effet.

 On risque de ne plus pouvoir fermer jamais le registre.

                                                  Par Mohammed-Salah Zeliche

 

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