Brancusi, elliptique au possible, direction Beaubourg ! (Expo-anniversaire)

par Vincent Delaury
mercredi 17 avril 2024

La trajectoire de Constantin Brâncuși (1876-1957) relève de la légende. Né dans un village des Carpates en Roumanie, fils de paysans, cet artiste aventureux, génie de la sculpture moderne et généreux donateur de l’ensemble de son œuvre à l’État français (en 1956, à savoir un an avant sa mort à Paris), traverse l’Europe à pied, au début du siècle dernier, l’année 1904, pour vivre dans notre chère ville Lumière où, à ce moment-là, l’avant-garde artistique bat son plein. Admis en 1906 dans l’atelier du très respecté Auguste Rodin, célèbre sculpteur français, alors plus âgé que lui, au faîte de sa gloire, Contantin, qui ne s’est pas encore fait un nom, n’y reste cependant que peu de temps car, dit-il, « rien ne pousse à l’ombre des grands arbres. » Retrouvant son indépendance, il veut tailler ses propres sculptures, dans son propre style.

« Brancusi dans le jardin de Steichen à Voulangis », 1922, épreuve gélatino-argentique, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, Paris, legs Constantin Brancusi
« La Muse endormie », Constantin Brancusi, 1910, bronze poli, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, Paris. Don de la baronne Renée Irana Frachon, 1963

L’immense Brancusi, pour ce printemps 2024, et ce jusqu’au 1er juillet prochain, est donc de retour à Paris, à Beaubourg, mais non pas, comme on aurait pu s’y attendre, dans le petit atelier de la piazza, désormais fermé, mais au dernier étage du paquebot aux gros tuyaux. En reposant tant sur le legs de Brancusi à la France que sur des prêts majeurs de collections internationales (de son vivant, en 1955, l’artiste connaîtra une rétrospective au Guggenheim Museum de New York), cette expo-événement thématique, sans être forcément chronologique, avançant par chapitres (des Sources d’un nouveau langage au Socle du ciel en passant par L’atelier, Féminin et masculin, Des portraits ?, L’Envol, Lisse et brut, Reflet et mouvement et L’animal), se propose de nous faire comprendre la quête de ce créateur incontournable du XXe siècle : atteindre l’essentiel dans sa statuaire via une élongation et une stylisation élégante des formes. 

« Le Nouveau-Né II », circa 1923, Constantin Brancusi, bronze poli, sur disque bronze poli et socle en marbre cruciforme, bois (chêne) et pierre, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne. Legs Constantin Brancusi, 1957

Brancusi à Beaubourg : modernité elliptique et extatique. Sculptures sur socle (en bois ou en pierre) sur socle sur socle sur socle sur socle - Arrête-moi si tu peux ! Ça danse. Ça bouge. Brancusi ne faisait aucune différence entre l'œuvre et son socle, au point – conclusion logique - de finir par exposer en 1926, carrément, cinq socles dans une galerie américaine. Chez lui, le socle devient une partie intégrante de la sculpture, permettant au tout de se projeter dans l'espace. En 1922, son ami Henri-Pierre Roché, écrivain français, écrit ce qui a valeur de programme : « Brancusi a réalisé des socles magnifiques, l'un d'eux est aussi beau, grand et élaboré qu'une sculpture. » Rien à ajouter. Dans le circuit à Beaubourg, aux abords d'une pléiade d'archives - c'est simple, le fétichiste Brancusi conservait tout ! Lettres, articles de presse (à partir des années trente, son travail est l’objet d’une reconnaissance internationale), agendas, factures, livres, disques, documents en veux-tu, en voilà -, on y trouve également des socles tournants et une colonne, semble-t-il infinie, qui touche le ciel : Brancusi, sculpteur alchimiste magique, fait étrangement bouger les tables et les frontières entre les médiums utilisés, la sculpture bien entendu, privilégiant la taille directe ainsi que l'art de l'assemblage, mais aussi la photographie, le film et le dessin.

« Léda », 1926, Constantin Brancusi, bronze poli, disque en maillechort, Centre Pompidou-Paris, Musée national d’art moderne, legs Constantin Brancusi

Il suffira d'un cygne

Aux deux tiers du parcours, un cygne (Léda, 1926), sur fond noir, fait le show, juste après la stase des muses endormies aux yeux en amande à répétition, séquence reposante, et aux côtés, même s'il a son propre espace (veinard !), de tout un bestiaire joyeusement déployé (coqs, oiseaux, poissons, phoques, pingouins, tortues, crocodile à collier, ou… « Crocodile Dandy » !, animaux si frémissants de vie qu'il les pleurait lors de leur vente au moment de s'en séparer - il fonctionnait, comme Dalí, sans galeristes -, les appelant tendrement « ses bébés ») : ce cygne-signe, en bronze poli, tourne non-stop, comme dans un grand magasin parisien, sur un disque de métal doté d'un petit moteur.

Amedeo Modigliani, « Portrait du sculpteur Brancusi », vers 1909, encre sur papier, Abelló Collection
« Rotoreliefs » (fac-similés de 2010, les originaux sont de 1935), Marcel Duchamp ; « Symbole de Joyce », 1929, Constantin Brancusi, carton et métal, Moderna Museet, Stockholm, Donation 2004, from Pontus Hulten

En début de circuit, on entend discrètement du Satie. C’est agréable. Les rotors (disques animés, Rotoreliefs, fac-similés de 2010, les originaux sont de 1935) de Marcel Duchamp, avec qui Brancusi se lia d’amitié à partir de 1912, tournent à plein régime, avec un petit ronronnement mécanique séduisant, à côté d'un hommage circulaire façon Beat Generation (on ne dirait pas un Brancusi !), dénommé Symbole, à James Joyce (carton et métal, Moderna Museet, Stockholm, Donation 2004), voisinant avec d'autres artistes phares de cette période-là, tels Modigliani, Derain, le douanier Rousseau, Léger, Man Ray et Oskar Kokoschka, sans oublier les plumes qu’étaient Apollinaire et Max Jacob. Le plasticien Brancusi joue sa vie avec et DANS l'aventure artistique, les mains dans la matière, l'art et la vie confondus (je cite Allan Kaprow), mais cela ne l'empêche pas, pour autant, d'être profondément joueur : « Il ne faut pas respecter mes sculptures. Il faut les aimer et jouer avec elles. »

« Portrait de Brancusi », 1932, Oskar Kokoschka, huile sur toile, Centre Pompidou, Paris, legs Brancusi, 1957
Porte, vers 1923-1936, par Constantin Brancusi, bois (chêne), Centre Pompidou-Paris, Musée national d’art moderne, legs Constantin Brancusi, 1957

Aussi, dommage que, devant une porte en bois exposée sculptée de ses mains, Arc de Triomphe possible faisant écho au « primitif » Gauguin, la signalétique du musée, certes il faut parfois freiner les ardeurs ou le sans-gêne des visiteurs, indique, telle une injonction, en majuscule : "NE PAS FRANCHIR", ça fait comme contresens ici, car c'est tout le contraire, on a envie de pénétrer la matrice, d'autant plus que son atelier-refuge très lumineux rejoué au cœur de l’expo (le fameux au 8 impasse Ronsin à Montparnasse, dans le 15e arrondissement, lieu de vie, de création et de présentation de son travail où, dès 1916, bon nombre d'artistes et d'admirateurs s'y pressaient, l’artiste y vivait et y travaillait longuement, y recevant ses amis le soir pour dîner, jouer de la musique ou danser), dans lequel tout se mélange sans hiérarchie (œuvres, mobilier, socles, grande cheminée, système de levage à poulies, objets, outils servant à tailler, creuser, gratter, découper dans la matière), s'offre au regard un peu plus loin, dans toute sa modestie, et plénitude.

Cet antre ingénieux d' « homme des bois » (c'était un solitaire), que l'on peut considérer comme une œuvre en soi (l'artiste l'a léguée à sa mort à l'Etat français), semble ici au complet - ne manque plus que l'artiste-forgeron, sous la forme pourquoi pas d'un hologramme, à voir au travail ! Le sculpteur travaillait seul, ne recourant que rarement à des assistants.

La sculpture de Brancusi, définie par lui-même comme une « forme en mouvement », rejoue aussi, en s'inventant un nouveau langage (il y a un avant et un après Brancusi, à l'instar du romantique Rodin, champion de l'esthétique du fragment et de l'inachèvement, dont il fut brièvement l'assistant), les origines du monde - que de motifs récurrents chez lui, tels l'embryon et l'œuf original, renvoyant naïvement et primitivement tant au monde de la création qu'au mystère de l'univers ! -, tout en se montrant... sexy. Nos déplacements nous entraînent à jouer avec les pièces variant librement les formats et les matières (plâtre, pierre, bronze, acier inoxydable, bois, marbres blanc, gris, veiné…), le sculpteur tenant mordicus à révéler leurs qualités plastiques spécifiques, les photographes s'éclatent à trouver le bon angle (je m'y compte !), cadrages idoines, pour en saisir toute la folle audace, radicalité des plus extrêmes, l’inventivité puissante, l'ambiguïté de l'équivocité ainsi que la profonde sensualité qui les anime.

« Le Sommeil », 1894, Auguste Rodin, marbre, Musée Rodin, Paris

Brancusi, artiste inoxydable au talent XXL 

L’atelier Brancusi, Impasse Rousin (Montparnasse, Paname), reconstitué dans le cadre de l’expo à Beaubourg consacrée à l’artiste, « L’art ne fait que commencer », printemps 2024

Ici, la matière parle. Sur une cimaise de l'expo, à mi-parcours, on peut lire, de la part du praticien Brancusi : « C'est en taillant la pierre que l'on découvre l'esprit de la matière, sa propre mesure. La main pense et suit la pensée de la matière. » Oui, l’on sent bien que, concernant la matière/la matrice, il se délecte à en connaître, et comprendre, tous ses secrets, pour savoir quelle forme se cache en elle, avec de sa part un goût prononcé pour le bronze, cette matière devenant liquide quand elle est chauffée. Refroidie, elle devient dure et lisse, Brancusi la polissait longtemps afin qu’elle devienne lisse et dorée, « le poli, c’est une nécessité que demandent les formes relativement absolues de certaines matières. » Ces sculptures exposées en enfilade (Coqs, La Muse endormie, Cygnes…), réunies telle une petite famille au complet, pas rare qu'on ait envie de les caresser. Le poli et l’ovoïde attirent, la confusion des genres et des confrontations dialectiques également : masculin/féminin, art/artisanat, unique/multiple, opacité/transparence, reflet/mouvement, brut/lisse, forme/sens, geste/matériau, abstraction/figuration, sculpture/décor ; on ne sait trop sur quel pied danser.

Refusant tout naturalisme tout en voulant se démarquer du vocabulaire des sculpteurs cubistes, cet artisan de la perfection, qui polit et repolit jusqu'à l'épure afin de traquer, avec ses formes organiques et dynamiques, les formes de l'infini, ne se disait « abstrait » que dans la mesure où il dialogue avec l'essentiel, « Ce n'est pas l'enveloppe extérieure qui est réelle, mais l'essence des choses », précisait-il, sculptant ainsi moins l'oiseau que le vol. Une sculpture ? C'est certes, au niveau pragmatique, une forme taillée dans la matière, pour autant ce simple volume est également, dans sa quête des proportions idéales, l'expression d'un concept, à savoir la transformation d'une idée abstraite en une forme concrète : « Ce n’est pas la forme extérieure qui est réelle, notait l’artiste, mais l’essence des choses. Partant de cette vérité, il est impossible à quiconque d’exprimer quelque chose de réel en imitant la surface extérieure des choses. » La boucle est bouclée, tout est dans tout. Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme... 

Sa Princesse X (1915-1916) à maints reflets (l'image du regardeur y est intégrée, en même temps que l'espace environnant), si bien nommée (possible femme penchée se regardant dans un miroir, le sculpteur disait être parti d’un portrait de la princesse Marie Bonaparte), est une femme bientôt adepte, sous nos yeux, du transformisme et de la métamorphose : cette gente dame devient cash un phallus dressé, et vice-versa. Boum, Jeff Koons est archi battu ! Bitte d'amarrage, aux boules et gland gonflés à bloc (quelle santé, chapeau l'artiste !), et de divagation. Cette princesse d'or, des plus rutilantes, ne pouvant passer inaperçue, fut saluée, avant l'ouverture du Salon des Indépendants de 1920, par l'exclamation prêtée à Picasso ou à Matisse : « Voilà les phallus ! », se payant même le luxe d'en être exclue définitivement, c’est soit dit en passant tout bénef pour sa légende, malgré une tribune de soutien signée par plus de 70 personnalités et amis.

« Princesse X », 1915-1916, C. Brancusi, bronze poli, sur socles en pierre (calcaire) et plâtre, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, Paris, legs Constantin Brancusi, 1957

Geste extraordinaire, si ce n'est coup de génie (n'ayons pas peur des mots, pouvant rappeler le deux en un de la géniale Tête de taureau (1942) de Picasso constituée d'un guidon et d'une selle de vélo vissés), d'un sculpteur érotomane, se jouant malicieusement des terrains glissants, plus ou moins vagues : il ne fréquentait pas Rrose Sélavy (l'iconoclaste Duchamp en travesti) pour rien : Duchamp, du large : l'alliage du brut et du lisse conduit ici à des vertiges (de l'amour) insoupçonnés, salut Bashung !, pour un glissement progressif vers le plaisir purement scopique. Prenons la tangente du pas de côté, larguons les amarres de la bienséance et de l'assignation à une identité fixe. Sculpture piégeuse, émouvante mouvante, entre la vierge et la verge, au genre incertain. Androgyne, quoi. Brancusi fait bouger les lignes, en se risquant au disruptif, voire au mauvais goût (est-ce kitsch ?), le grotesque s'invite soudain dans le minimal : quel délice vertigineux. D'autant plus que le miroir déformant de La Chose bizarroïde, déstabilisant le regard, vise à rappeler le leurre pouvant être associé au désir ; ici, et en général, l'imagination, en légère surchauffe, gambadant, on se fait des films devant Cet obscur objet du désir. Pour autant l’artiste, des plus habiles, souligne, comme pour se dédouaner de toute obscénité, que « les choses d’art sont des miroirs dans lesquels chacun voit ce qui lui ressemble. » Bien dit. Toutefois, chez Brancusi, il n'était pas révolutionnaire pour rien, le bronze poli peut se faire, subrepticement, des plus impolis. Sa Princesse X, œuvre d'art gigogne prodigieuse, chausse-trape qui se savoure sans fin : devant, difficile tout compte fait, de ne pas penser à une expo chorale anthologique, proposée par Marie-Laure Bernadac et Bernard Marcadé, qui avait eu lieu en cette même institution en 1995, allant de Brancusi à Cindy Sherman via Claude Cahun, Yves Klein, Louise Bourgeois, Robert Gober et autres Michel Journiac, « Féminin - Masculin, le sexe de l'art ». Brancusi, plasticien puissamment précurseur et inspirant.

Du côté des « Oiseaux » de Brancusi, à Beaubourg, 6e étage...

Vers l'infini et au-delà, en compagnie de Constantin

Divers « Oiseaux dans l’espace », plâtres, par Constantin Brancusi, 1923, 1927-1933, 1928, 1936, 1941, Centre Pompidou-Paris, legs Constantin Brancusi, 1957

La salle des Oiseaux (1910-1944) dans le ciel, clou de cette expo-rétrospective selon moi, face aux baies vitrées du Centre débouchant sur l'extérieur, alignés comme des fusées d'Ariane, élancées et étirées à fond dans l'espace d'exposition : franchement, il n’y a pas plus contemporain. « Ce n'est pas l'oiseau que je sculpte, disait Brancusi, sculpteur-photographe, mais le vol. » C'est épatant. Planant au possible. Cet Oiseau dans l'espace, point de départ par la même occasion, dans sa version russe, de L'Oiseau de feu de Stravinsky, puisant originellement sa source dans l'oiseau fabuleux Maïastra qui, selon une ancienne légende roumaine, montre au prince le chemin qui le mène vers sa bien-aimée, c'est, avec sa formidable ellipse tendue vers l'extrême, le Concorde… en mieux, car aucune fonctionnalité ! Geste complètement gratuit, des plus désintéressés. Cils agrandis démultipliés, voiles fendant l'air, cous graciles, trophées fusiformes ésotériques, oiseaux fuselés mutants, planeurs dernier cri ou virgules élancés de l'abstraction sculpturale, on s'interroge devant ces éléments-totems longs et minces, sacrément cambrés vers l'avant, aux contours ondulants. Est-ce toujours de la sculpture ? Un travail crypté d'ingénieur ? C'est d'une puissance, encore aujourd'hui, toujours désarmante. En rien inerte ou daté, ce grand-œuvre - l'art de Constantin Brancusi -, à la fortune critique (légitime) que l'on connaît, n'a absolument rien perdu, à mon humble avis, de son pouvoir de sidération, d'évocation et de fascination. C'est d'aujourd'hui et maintenant. Hic et nunc. Fier et fragile.

Richard Serra, en 2005, devant l’une de ses sculptures monumentales, « The Matter of Time », installée au Musée Guggenheim de Bilbao. ©Rafa Riva/AFP

Précision de l'intéressé, qui multipliera avec ses oiseaux de rêve les essais jusqu'à obtenir entière satisfaction, il existe de nombreuses versions de L'Oiseau dans l'espace (vingt-sept marbres ou bronzes polis, ainsi qu’une poignée de versions en plâtre) : « La hauteur de l'oiseau ne veut rien dire en soi. Ce sont les proportions intimes de l'objet qui font tout... Mes deux derniers oiseaux, le noir et le blanc, sont ceux où je me suis approché le plus de la mesure juste. » Viser l'absolu (« L'art, c'est la vérité absolue », disait Brancusi), en éliminant tout accessoire et tout détail, par la monstration, en beauté, de de la verticale, cette verticalité affirmée dans toute sa simplicité, comme dénuée de poids, se donnant à voir, fièrement, tel un défi à la pesanteur couplé à un arrachement aux lois de la gravitation : less is more, on connaît la chanson : tout le minimalisme s'y trouve déjà, pour un maximalisme de sensations et de suggestions ad libitum. N'en doutons pas, c'est du Richard Serra avant l'heure, acteur majeur (1938-2024) du minimalisme américain, disparu fin mars dernier à l'âge de 85 ans. Apôtre, de son côté, de l'acier Corten (cf. les fameuses plaques d’acier auto-protecteur couleur rouille de ses installations urbaines, spirales, tores, monolithes et sphères, « C’est la couleur du matériau qui est la couleur de l’œuvre »), qui savait très bien d’où il venait : « Brancusi ? C’est là que s’est produit mon passage vers la sculpture. »

Des poissons par Brancusi, dont en bas à droite : « Le Poisson », 1922, Constantin Brancusi, marbre veiné, socle en deux parties (miroir et chêne), Philadelphia Museum of Art : The Louise and Walter Arensberg Collection, 1950

Quelques salles plus loin, s'opère un effet de bascule réjouissant, via un virage formaliste à 180 degrés, l'ordonnée se fait abscisse, à savoir que la verticale devient horizontale, les oiseaux laconiques, et lacunaires, se muent soudainement en poissons frondeurs en légère suspension, nous apparaissant fissa comme autant de poissons volants ! Ces poissons, en plâtre mal dégrossi ou a contrario en marbre blanc veiné, dont l’un est porté par un disque de métal réfléchissant - cf. Le Poisson, 1922, marbre veiné provenant d'outre-Atlantique (Philadelphia Museum of Art) -, s'offrent au regard tels de longues et minces coques de catamaran, des plioirs d'ivoire pour papier ou bien encore des os de seiche aérodynamiques Brancusi, designer ! Et alchimiste aussi, jouant, au passage, sur les propriétés des matériaux pour rendre mouvant le fixe : l'eau et le mouvement sont là, même si non-représentés, via le truchement des effets chatoyants ou réfléchissants du marbre, les ondulations des vagues étant obtenues par les veines de la roche métamorphique dérivée du calcaire. C'est magique !

Démontage de « La Colonne sans fin » (Brancusi), film (Centre Pompidou-Paris), dans le jardin d’Edward Steichen à Voulangis, France, 1927

Quittons la mer, si vous le voulez bien, pour le ciel, au-dessus de nos têtes : en vue d'un projet, au final abandonné, de deux Oiseaux, au caractère sacré et transcendant, commandés vers 1930 par le maharaja d'Indore pour orner un temple en Inde, Brancusi lui-même écrira, un peu comme un gamin émerveillé, pour un sous-titre de l'exemplaire exposé à New York, en 1933 : Projet d'Oiseau qui, agrandi, emplira le ciel. Convoquer l'art de l'enfance, voisin de l'enfance de l'art (l'affirmation de formes simples, à l'instar d'un Miró ou des oiseaux blancs de Braque), pour prendre son envol, vol plané garanti : plus facile sera la montée... et la traversée. Décollage immédiat, en partance vers un ailleurs providentiel. Nonobstant, Brancusi le solitaire, se sentant bien à Paris, ne quittera son pays d'accueil que pour quelques voyages : ainsi, à partir de 1926, il effectuera tout de même plusieurs séjours aux États-Unis, pour y faire des affaires, ainsi que, pour rêver, dans les deux pays dont il admire la culture, l'Égypte et l'Inde, puis ce sculpteur roumain naturalisé français (en 1952), loin d'être un grand nomade, ira cependant, par le biais d'un nostalgique retour aux sources, en Roumanie afin de lui léguer son œuvre la plus célèbre, La Colonne sans fin.

« Le Coq », 1935, Brancusi, plâtre, sur socles en plâtre, Centre Pompidou-Paris, legs C. Brancusi, 1957

Y'a de la joie également ici, cocorico !, dans tout le dispositif mis en place soigneusement, fonctionnant telle une spirale rétrospective quelque peu ludique, les grands coqs stylisés, comme crantés, se distinguent particulièrement, avec leurs lignes de crête droites comme un i et leurs becs pointant vers le haut comme s’ils allaient chanter. « Ne cherchez pas de formules obscures ni de mystère, disait Brancusi, c'est de la joie pure que je vous donne  », ajoutant - « Ce qui a vraiment un sens dans l'art, c'est la joie. » C’est noté, on le suit.

D’une douceur infinie : « Mlle Pogany I », 1912-1913, C. Brancusi, plâtre, Centre Pompidou-Paris, Legs Brancusi
Construction de « La Colonne sans fin », Brancusi, à Târgu Jiu, Roumanie, novembre 1937, film, durée : 3’39’’

Fin du parcours, on s’arrache du plancher des vaches, toujours en compagnie de l’éclaireur Brancusi, jusqu'à sa grande Colonne sans fin de près de 30 mètres de haut semblant toucher le ciel, qu'il photographie et filme amoureusement sous tous les angles. Histoire d'aller, qui sait, du côté de l'axis mundi (le trait d'union d'un artiste-démiurge entre la terre et le ciel, se prenant pour Dieu ?), pour tutoyer les anges là-haut, parmi les aigles.

C'est si haut, travelling optique vertical pour suivre son axe monumental érectile, installation in situ en plein air : œuvre d'art et environnement se confondent pour offrir de multiples perspectives, du côté, tout d’abord de Voulangis, en Seine-et-Marne, où il plante, en 1926, sa Colonne sans fin dans le jardin de son ami Edward Steichen, puis, vers 1938, à Târgu Jiu (Roumanie, c'est là qu'il en installe une autre, au sein de son monument aux morts commandé en 1935 par la ville, cette fois-ci une colonne de 29 mètres, élément d'un ensemble monumental comptant aussi La Table du silence, La Porte du baiser et La Colonne de l'infini, sa cultissime Colonne sans fin pouvant d'ailleurs rappeler, par la même occasion, en misant sur la répétition du même module qui doit « supporter le firmament  », les piliers funéraires du sud de son pays natal. Avec ce Socle du ciel, à la verticalité azuréenne filant droit vers les nuages, voire les étoiles, notre commandant de bord est un illuminé, mais également un voyant, au sens rimbaldien du terme, voire un visionnaire : « Je n'ai cherché pendant toute ma vie que l'essence du vol. Le vol, quel bonheur ! » Brancusi, voleur de feu et bâtisseur de haute volée. Bande-son possible pour accompagner cette ascension impossible ? Pourquoi pas du Pink Floyd ou Envole-moi (1984, chanson tirée de l'album Positif) de Jean-Jacques Goldman, chanteur-sociologue ! « Envole-moi, envole-moi, envole-moi / Loin de cette fatalité qui colle à ma peau / Envole-moi, envole-moi / Remplis ma tête d'autres horizons, d'autres mots / Envole-moi.  » C’est raccord. Mission remplie haut la main avec Brancusi. 

Sculptures de bustes féminins, signés Brancusi, avec lèvres charnues en forme de bouche de poisson, Centre Pompidou-Paris
Feuille d’un dessinateur-visiteur inspiré à Beaubourg, devant des Brancusi, avril 2024

Au détour d'une salle, réunissant moult portraits multipliant yeux en amandes, chignons, coiffes oblongues et bouclettes, pour la plupart féminins (d'amies, de muses ou de compagnes que Brancusi, fort inspiré par elles, reconstruisait de mémoire, pour poser la question de la ressemblance et de la représentation, telles Margit Pogany, la baronne Frachon qui pose pour la sculpture qui deviendra La Muse endormie (1910), Eileen Lane, Nancy Cunard et autres Agnes Meyer), je croise soudain un artiste traçant des traits réguliers, il est souvent au Centre, déjà vu, comme pour mieux se décentrer, y trouver sa voie, peut-être dans l'allégresse, face à un travail se donnant à voir dans sa simplicité même, sans graisse ni fioritures. Cet homme, pris dans la boucle du mouvement (l'expo peut se décliner comme une longue ellipse), tente de dessiner l'insaisissable de la pureté formelle estampillée Brancusi afin de mieux la comprendre en la dessinant (bien vu), la faire (re)naître dans l'espace de sa feuille brouillonne, posée devant lui, parcheminée d'écritures et de signes cabalistiques zarbis : essayer de rendre le vivant dans l'inerte, qu’il soit papier ou pierre – « Objets inanimés, avez-vous donc une âme ? » Se demandait Lamartine. Le dessinateur du musée focalise ici, via des traits fouillés façon Giacometti, sur une bouche sculptée en cul de poule d’une femme venue d'ailleurs qui aimante. Lèvres ourlées appétissantes d'une femme-poisson, cela laisse songeur. Juste un Baiser, pierre angulaire de l'art de Brancusi. Mais est-ce celui de la mort ? Car, attention, rien ne pousse à l'ombre des grands arbres. Je m'éclipse à petits pas, laissant le graphiste à son motif, après tout à chacun son trip. 

« Le Baiser », 1916, Constantin Brancusi, calcaire, Philadelphia Museum of Art : The Louise and Walker Arensberg Collection, 1950
« When’s a Bird a Bird or a Foot a Foot ? » [Quand un Oiseau est-il un oiseau ou un pied un pied ?], « Sentinel », Knoxville, 6 novembre 1927, Centre Pompidou, Bibliothèque Kandinsky, Paris, Fonds Brancusi

À la toute fin, suis ressorti essoré, mais ravi (car ça nourrit au centuple), il y a quelque chose ici de l'ordre du « minimalisme joyeux », c'est-a-dire que l'on ne s'y emmerde jamais. Et, dans cette-expo centrifugeuse brassant large, plein d'anecdotes s'avèrent savoureuses. D'une part, il y a l'histoire transatlantique rocambolesque de la « fameuse hélice d'avion » (en fait, un énième Oiseau dans l'espace), pièce d’acier étrange, mais le beau est bizarre, signée Brancusi, exposant alors souvent aux States, objet retors qui a fini, véridique !, bloqué par la douane américaine ; cf. le mythique procès de Brancusi contre les États-Unis. 1927-1928 - C'est quoi, ce truc, venant d'un étranger sur notre territoire ?! Une arme ? Une hélice ? Ceci n'est pas de l'art, et toc ! « Quand un oiseau est-il un oiseau ou un pied un pied ?  », s’interroge-t-on : Objet Sculpté Non Identifié. Il faut savoir que les douaniers ricains, pas très au fait de l'art avant-gardiste de ce sculpteur (avouons-le, on peut les comprendre), contestèrent le caractère artistique de ses productions plastiques et refusèrent, à ce drôle d’oiseau, au moment du passage à la frontière, le statut d'œuvre d’art, ce volatile excentrique sibyllin, en bronze lisse et poli, étant alors perçu comme une pièce industrielle métallique, potentiellement dangereuse, aussi ils veulent lui appliquer illico les taxes relatives aux métaux ! Anecdote éclairante pour dire la modernité du bonhomme. In fine, le jugement prononcé ira en faveur de l'artiste, ouf !, et résumera parfaitement la portée révolutionnaire de cette réalisation franc-tireuse labellisée Brancusi : « (...) s'est développée ce qui s'appelle une nouvelle école en art dont les chefs de file cherchent à figurer des idées abstraites plutôt qu'à imiter des objets naturels.  » Entre nous, c’est vachement mieux dit qu'un texte critique abscons relevant du publireportage, ça ! 

« Le Crocodile », 1924, Constantin Brancusi, bois (chêne-liège) sur poutre en bois (chêne), Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, Paris, legs Constantin Brancusi, 1957
Vue d’ensemble de l’atelier de Brancusi, Paname, vers 1926, avec, à droite, « Le Crocodile », épreuve gélatinoargentique, Centre Pompidou-Paris, legs C. Brancusi, 1957

Et, d'autre part, il y a le récit amusant du crocodile salvateur, que j’appelle perso, en clin d’œil à la saga filmique australienne des eighties, Crocodile Dandy, en fait un morceau de chêne-liège flottant ayant évité à Brancusi la noyade en lui permettant de regagner le rivage, vestige pour lequel l'artiste élève, sur une plage (été 1924, à Saint-Raphaël dans le Var, où il est en vacances), un temple de remerciements, via un touchant autel de fortune, un brin brindezingue, proche de l'arte povera, du chaman Beuys et, pourquoi pas, de Supports/Surfaces (je pense à Bernard Pagès). Cette branche salvatrice, dotée d’un collier, fait alors poétiquement office d'animal magique à vénérer. Par la suite, ce bout de bois, pièce ô combien chargée, souvenir d'un accident qui aurait pu lui être fatal, sera rapatrié et conservé dans son atelier parisien, photo d’archive à l’appui. C'est fort, avec une once d'animisme et surtout d'enfance ! Se raconter des histoires sans fin, se fabriquer des objets rituels, des porte-bonheur bricolés (sortes de doudous affectifs régressifs), tels des talismans.

Le gigantesque « Pot doré » (1985) de Jean-Pierre Raynaud au 6e étage de Beaubourg, rooftop du café Georges

En sortant de l’expo, entr'aperçu derrière une vitre crade, on tombe, en longeant le bar Georges branché (frères Costes) du 6e étage, sur le gros pot sans fleurs doré, tout triste et figé, de Jean-Pierre Raynaud (pourtant un plasticien, ex-horticulteur, que je considère, notamment pour sa trajectoire hors des sentiers battus, toutefois il a largement fait mieux !), on se dit tout de même que quelque chose s'est regrettablement perdu en route, c'est-à-dire que, malgré tout, on n’y trouve pas son compte, à savoir la même densité à l’œuvre, se lovant dans un rapport presque « vaudou » à la matière inerte rendue apparemment vivante par le souffle de vie que l’artiste y a incorporé. Brancusi, véritable patriarche de la sculpture moderne, crée, comme par magie, des objets hybrides grandement attractifs, mi-surréalistes, mi-minimalistes, qui irradient, venant directement à nous avec une force plastique redoutable. La quintessence de la beauté s'y trouve, c'est tout le mystère de l'art. En même temps, avouons-le, Constantin Brancusi est l'un des plus grands sculpteurs, et créateurs de formes, du XXe siècle, donc c'est tout de même bien difficile de rivaliser avec lui, à savoir de pouvoir se hisser à son niveau pour jouer dans la même cour : en art, il existe des aigles, volant très, très haut, quasi inatteignables.

La beauté au féminin, par Brancusi...

Pour autant, si majestueuse soit-elle (en étant manifestement de l'ordre de la « nécessité intérieure », dont parlait Kandinsky, tout en se faisant le relais, après avoir attentivement observé la nature, de la grande beauté du vivant, « (…) c'est pour cela, précisait Brancusi, que les artistes sont là... pour révéler la beauté »), c'est une œuvre qui n'écrase pas, elle est compagnon de vie, de route, c'est celle, osons le dire, d'un ami, si loin, si proche – « Ceux qui appellent abstraites ces sculptures, disait la critique d'art Dorothy Dudley dès 1927, n'ont pas senti qu'elles avaient été faites par un ami, non par un étranger, mais par quelqu'un qui est à l'intérieur des choses, qui vit au niveau des pierres, des arbres, des humains, des animaux et des plantes, et non au-dessus ou loin d'eux.  » Œuvre ouverte que celle de Brancusi, j'emprunte la formule à Umberto Eco, agissant, sans surplomb ni morgue, telle une épiphanie partageuse, tremplin pour l'imaginaire et viatique pour une pratique personnelle en mode Do it Yourself : « L'art - mais il n'y a pas encore eu de l'art - l'art ne fait que commencer », dixit le Roumain, « fabricateur » à la fois bohème et dandy - que ces œuvres, à l'évidence plastique indéniable, ont de la classe ! Nous voilà prévenus. À nous de jouer, donc, encore et encore, socle après socle, en l'enlevant également, ce fichu socle muséal pouvant faire office de piédestal ou de séparation d'avec le regardeur, pour s'extirper, au mieux, de « l'art pour l'art », tout juste bon à orner les salons bourgeois bling-bling comme signes extérieurs de richesse, afin de saisir la substantifique moelle, ou quintessence des choses, de la fabrique Brancusi, mâtinant merveilleusement art et existence pour nous tirer irrésistiblement vers le haut.

Sur la route, semée d’embûches, de la liberté de création : départ pour Paris, 1904, Constantin Brancusi, photo : Anonyme, épreuve gélatino-argentique collée sur carton, Beaubourg, Paris. Legs Brancusi

Ne pas oublier qu'il y a tout juste 120 ans, un jeune artiste roumain, sans grands moyens, fils de paysan et petit-fils de charpentier, alors âgé de 28 ans, traversait l'Europe à pied, quittant courageusement sa formation académique en Roumanie (à partir de 1894, il fréquenta, avec l’aide de mécènes, l'école des arts et métiers de Craiova (1894-1898), puis celle des beaux-arts de Bucarest (1898-1902) dont il est sorti diplômé), pour venir s'installer en France, quelle chance pour nous, vouant une admiration passionnée à Auguste Rodin (1840-1917), afin de tenter sa chance à Paris (il est enterré au cimetière de Montparnasse, 1957), capitale alors en pleine effervescence culturelle, quelles assurance et foi en soi il faut avoir !

Cet aventurier s'appelait Constantin Brâncuși (1876, Hobița, village du sud-ouest de la Roumanie - 1957, Paris) : 81 printemps au compteur en tout et pour tout pour cet exilé, avec une vie entière consacrée à l'art. Sa sculpture pénétrante, si vivante, joueuse et oxymorique (orfèvre de la réunion des contraires), résonne désormais dans le monde entier, via un langage universel, avec des formes sobres et symboliques, à la fois figuratives et géométriques (ovale, cercle, cube, croix, losange, etc.), visant à exprimer « l'essence des choses », et une sidérante force de frappe visuelle, jamais démentie avec le temps. Cette expo-somme lui rendant hommage, nullement assommante, est vraiment un pur bonheur ! 

Expo-rétrospective « Brancusi. L'art ne fait que commencer », jusqu'au 1er juillet 2024, commissaire : Ariane Coulondre, commissaires associées : Valérie Loth et Julie Jones. Scénographe : Pascal Rodriguez, assisté de Floriane Pytel. Galerie 1, niveau 6, Centre Pompidou, Paris. ©Photos V. D. Catalogue Brancusi, prenant la forme ouverte d’un dictionnaire, sous la direction d’Ariane Coulondre, éditions du Centre Pompidou, 320 p., 45€. Tous les jours de 11h à 21h, sauf le mardi. Entrée : 15€, tarif réduit : 12€. Tél. : 01 44 78 12 33. www.centrepompidou.fr 


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