“Sur l’Adamant”, un bateau-hôpital pyschiatrique débordant d’humanité

par Nagy
vendredi 5 mai 2023

Film documentaire français réalisé par Nicolas Philibert et sorti en 2023. Il remporte l'Ours d'or à la 73 Berlinale.

Geneviève Henault a écrit un beau texte sur le film et m'a demandé de l'illustrer.

A la recherche du temps (du soin) perdu -

1) Sur l'eau : Sur l'Adamant

Collectif.

Assis en cercle grossier dans le hall d'un cinéma Art et Essai, des soignants d'un hôpital psychiatrique se retrouvent après un court séjour Sur l'Adamant. Ils ont quitté leur province pour embarquer en Seine ou sur scène : des scènes capturées par Nicolas Philibert. Ils y ont retrouvé ceux qu'ils connaissent bien, parfois depuis plusieurs dizaines d'années : les malades psychiatriques, les "fous" d'avant, les "usagers" pour certains et "psychiatrisés" pour d'autres, les patients, les soignés, des femmes et des hommes à écouter. Ils ont eu envie de s'en dire quelque chose, ces soignants d'une institution où la parole leur est apparue trop souvent confisquée.

Beauté & Cité.

L'Adamant se déploie en s'ouvrant au monde. Tout entier et tout à coup, il ouvre ses ailes de bois pour faire entrer la lumière ; le clapotis de la Seine ; le fracas du métro ; le vent animant les feuilles ; une danseuse sur les quais ; un joggeur. La caméra en allers-retours dedans-dehors, souligne les strates de l'accueil : l'Adamant dans la ville, la femme et l'homme dans la péniche, l'humanité dans la parole échangée.

Son.

Malin, Philibert ouvre avec la Bombe Humaine, magistralement interprétée par un homme qui ouvre la voix au film. Il viendra ensuite, en bord d'eau, en bord entre l'intérieur de la péniche et l'intérieur de Paris, en bord entre son intimité et le spectateur démultiplié - il viendra ensuite nous dire sa folie. La musique traverse l'Adamant et trouve à se loger partout où l'un, l'autre, pose ses doigts sur une corde ou un clavier pour convoquer l'attention et, peut-être, l'émotion.

Temps.

Jamais, il ne paraît compté, comptabilisé, excellisé, rentabilisé. On dirait du temps gratuit et c'est toute sa valeur. Il s'étire sous l'oeil de Philibert que l'on entend écouter la parole offerte, le délire souvent dévoilé comme à traits de pinceau, parfois vifs et acérés, parfois déliés, rond et délicats.

La poésie, peut-être, allonge le temps.

Le temps est découpé, quand même. Il y a celui de l'accueil et du débat, le temps de l'anniversaire du ciné-club, le temps des ateliers. Le temps scandé par le café, et le compte de caisse (jamais juste !), le temps pour faire cuire la confiture à bord et le temps de rester assis pour faire un dessin.

La délicatesse du cinéaste, sans doute, allonge le temps.

Le temps se multiplie dans les espaces de la péniche où la caméra est invitée à créer la rencontre. D'ailleurs nous, soignants derrière l'écran, en province, sommes portés vers ces femmes et ces hommes. Nous voudrions poursuivre l'entretien. Nous aimerions dessiner, danser, chanter, cuisiner avec ces patients. Pourtant, nos patients sont tout aussi extraordinaires, étranges, drôles et impertinents, musiciens et troubadours. Mais nous n'avons pas le temps.

Traitement.

Ici, on n'entend pas le listing diagnostic-évaluation-bilan-objectifs, la remédiation et la normalisation. La cérébrologie n'a pas franchi la porte de l'Adamant, les neuroscientifiques, sachants et donneurs de leçons n'ont pas de laisser-passer. Pourtant, des patients prennent des médicaments et ils n'hésitent pas à dire que ça leur est indispensable. Mais ce que l'on entend, c'est d'abord que c'est insuffisant. Une patiente :

"Moi ce que je voudrais, c'est être guérie".

"Et ce serait quoi, être guérie ?"

"..."

"Prendre des médicaments et venir ici"

Venir ici.

Désir.

Le film s'achève sur une interpellation qui vient questionner l'ancrage de la psychothérapie institutionnelle. Qui est soignant ? Faut-il porter la blouse ? Un titre ? Une fonction hospitalière ? Qui est soigné ? L'anormal, le bruyant, le souffrant ? Qui a dessiné les frontières ? Qui a chanté les limites ? Qui a dansé la démarcation ? A cette soignée de l'Adamant qui dit son désir de soigner, l'on répond avec douceur : "C'est vrai que l'on est frileux".

*

2) A terre : la Maison.

Collectif.

Quelques jours avant, Paris encore. Je suis invitée au groupe "écriture" d'un hôpital de jour accueillant de jeunes personnes autistes. Un de ces lieux où on s'appuie sur les principes de la psychothérapie institutionnelle pour résister. Ce n'est pas une péniche ; c'est une maison. Ici aussi, on travaille le lien à travers la parole qui traverse le collectif. Ici aussi, on réinvente sans cesse la relation entre le soigné et le soignant. Aujourd'hui, ce sont plusieurs invités qui, comme moi, viennent donner un peu de ce qu'ils sont.

Espaces & Cité

On trouve la Maison au fond d'une impasse pavée, et généreusement habillée de mille verts printaniers. Une enclave à cinq minutes d'une imposante artère pulsant l'agitation de la capitale. Accueillie par G. en coin de rue, à qui je confie mon étonnement. Il me prévient : "ici c'est chouette, mais pas fonctionnel." Puis c'est L. que je retrouve. L'amie psychiatre de toujours, du commencement de l'internat à la chefferie de service d'une Maison-hôpital de jour extra-ordinaire. Je connais l'hôpital de jour fonctionnel ; on y est souvent saisi d'une tristesse incommensurable, dans ces espaces de soins délaissés, descendus en bas de liste des priorités du secteur psychiatrique agonisant.

Ici, la circulation n'est pas intuitive. Il faut se hisser jusqu'à l'étage où l'on sait que l'on est attendu, zigzaguer entre les patients, choisir une chaise en espérant vaguement un café... mais où donc trouver la cafetière ?

Ecriture.

Tour de table. Où l'on se rencontre déjà. Les jeunes prennent la parole, chacun se dévoilant un peu. La parole tourne, c'est à C. à ma gauche, l'animatrice du groupe qui précise "Je suis aussi autiste". Mais où se trouve B. ? "Je l'ai mangé", dit Y. d'une voix forte, ce qui fait ricaner D.

On parle donc avant d'écrire. Comme sur l'Adamant, on prend le temps d'accueillir les nouveaux. Un jeune me demande : "Vous êtes dans un service homo ?". Perplexité. "Je travaille dans un service qui accueille tout le monde, peu importe l'orientation sexuelle". Ça insiste ; "Non mais vous avez dit que vous travaillez dans un service homo". A ma rescousse, quelqu'un a entendu de ma présentation, ce qui vient faire confusion : "Tu as dit que tu travaillais au Mans". Mais oui !

Couleur.

C'est le signifiant rouge aujourd'hui, qui fera point de départ de l'écriture. Les "têtes un peu cassées" se penchent, et les têtes "un peu moins cassées" (peut-être) des soignants se penchent aussi. C'est aussi l'enseignante, c'est aussi l'agente d'entretien, qui se demandent : que tisser avec ce rouge ? Chacun stylo en main, silence total. Je pense coquelicots, sang, colère et révolte. Je pense que je n'ai pas envie de parler de colère aujourd'hui avec ces jeunes gens que je ne connais qu'à peine. C. nous a donné 8 minutes, elle chronomètre avec son téléphone. Huit minutes de presque silence : ce n'est pas rien !

Puis, les travaux sont exposés. C'est une poésie en rime-rouge, c'est l'histoire d'un chapeau rouge qui surgit au milieu d'une terrasse, c'est une représentation d'un match de foot contre la Corée, au stylo rouge. C'est, aussi, une potence avec trois pendus et du sang. La parole revient à Y. : "c'est Macron, qui veut tuer les autistes !". Dans la maison-hôpital de jour, on n'a pas peur de parler politique. Politique de santé, notamment. On peut se dire, les patients, les soignants, que l'on n'est pas d'accord avec ce que décident pour nous le Président, son gouvernement. On a le droit ici de se dire que l'on est rouge de colère contre la réforme du financement de la psychiatrie qui va faire perdre des postes : qui va faire perdre du temps pour la relation.

Temps.

Une heure et demi, c'est bien le temps qu'il fallait pour nous faire tous causer. La parole voyage entre nous, s'arrête et anime l'un ou l'autre, se renvoie entre l'un et encore un autre. Des éclats parfois, parce que ces soignés cherchent à être dans le monde et ne se trouvent pas toujours où on les attend. Des silences pour laisser la pensée s'arrimer et le dire s'articuler. Dans ces silences, on n'est pas gênés. On ne s'ennuie pas.

Psychiatre de secteur, ce sont des silences que je n'ai pas l'occasion d'éprouver. Mon activité médicale en centre médicopsychologique est minutée et ultra-rentabilisée. Les temps interstitiels n'existent que lorsqu'un patient ne vient pas à sa consultation. Alors, mille demandes s'insèrent dans ces instants : des avis à donner, pour tout et tout le monde, des certificats, des demandes de prestation, des renouvellements d'ordonnance de patients jamais vus, des prescriptions d'activités, des arrêts de travail, de la gestion de liste d'attente, appeler le bed manager pour réclamer un lit d'hospitalisation, signer les congés des secrétaires, des psychologues, signer les bons de transport, rappeler un médecin généraliste, répondre au courrier du néphrologue, parapher les bilans sanguins, rappeler le bed manager, gérer-valider-signer, gérer-valider-signer, gérer-valider-signer, dans un tourbillon incessant et le sentiment chaque soir, en refermant la porte du bureau, d'avoir endossé sans y consentir, l'habit de Sisyphe, à tout jamais.

Psychiatre de secteur, je rêve de multiplier le temps, pour avoir celui d'y flâner avec mes patients, se dire des choses - qui paraissent - sans importance, ou : ne rien se dire, quelques instants.

Geneviève Henault

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