Bernard d’Espagnat : « le réel est voilé, le réel est lointain »

par Robin Guilloux
samedi 22 octobre 2022

 

Bernard d'Espagnat, né le 22 août 1921 à Fourmagnac (Lot) et mort le 1er août 2015 à Paris 15ème, est un physicien français. À partir de la fin des années 1960, il se distingue par ses travaux sur les enjeux philosophiques de la mécanique quantique et, en particulier, par sa conception du « réel voilé », qui constitue une approche originale du Réalisme en physique : "Au vu de la physique contemporaine je dis que s'il nous faut, à toute force, une explication nous avons à la chercher dans ce qui est plus élevé que nous-mêmes, et qui nous est, par conséquent, mystérieux. C'est le Réel, l'Être, le Divin. C'est de ce côté là que l'on peut espérer discerner le sens".

L'œuvre :

Un atome de sagesse, propos d'un physicien sur le réel voilé, Editions du Seuil, 1982

Présentation du texte :

"L'objectivité peut être conçue comme une "limite idéale de connaissance" selon l'expression d'Einstein et Infeld (L'Evolution des idées en physique). Ils nous montrent que ce que nous appelons vérité objective est le fruit d'une activité de l'esprit d'autant plus ingénieuse qu'elle est conditionné par une sorte de cécité métaphysique fondamentale à l'égard du monde. "Dans l'effort que nous faisons pour comprendre le monde nous ressemblons quelque peu à l'homme qui essaie de comprendre le mécanisme d'une montre fermée". L'objectivité absolue n'est alors jamais atteinte. L'esprit ne peut que s'en rapprocher en formulant des hypothèses de plus en plus plausibles. S'il en est ainsi, cela tient à la nature du réel qu'il s'agit d'élucider, comme le montre le physicien contemporain Bernard d'Espagnat."

(André Roussel, Textes philosophiques, Terminales F,G,H, nouvelle édition, Nathan technique, 1984)

Le texte : 

"Ceux qui, aujourd'hui encore, se font les avocats de l'usage du mot matière fondent leur argument sur la conscience qui a été prise peu à peu du fait que la permanence, ou si l'on préfère la conservation, constitue de droit le critère (1) essentiel de ce qui est. L'ancien vocable d'être (2) - avancent-ils - ne mettait pas assez au premier plan cette notion-là : c'est pourquoi - disent-ils toujours - le mot de matière est meilleur.

Cette argumentation contient une part de vérité. Les régularités du - supposé - réel s'opposent à la fugacité du rêve. La notion de conservation peut donc légitimement être tenue pour le critère fondamental de l'existence. Mais il ne s'ensuit pas - et de beaucoup ! - que le mot matière soit le meilleur pour exprimer cette permanence.

S'il évoque bien, dans une certaine mesure, la permanence dont il s'agit (la matière demeure et la forme se perd !) le mot évoque aussi bien le concret, c'est-à-dire finalement ce qu'on peut voir ou ce qu'on peut palper (au moins en droit) : ce qui, essentiellement, est proche des sens.

Mais un enseignement des sciences modernes dites (par tradition) "de la "matière" est celui-ci : la "chose" - s'il en est une - qui se conserve n'est pas le concret mais l'abstrait ; non pas ce qui est proche des sens mais au contraire le nombre pur, dans toute son abstraction mathématique, telle que nous la révèle la physique théorique.

En d'autres termes, par rapport à nos sens et à nos concepts familiers (qui en résument les possibilités), le réel, indéniablement, est lointain (....)

(...) Question suivante : est-il physique ou non physique  ? J'entends : est-il dans sa totalité descriptible, au moins en droit, par le moyen d'une science exacte (et, de préférence, unifiée) ? La science, en d'autres termes, peut-elle... espérer devenir un jour une ontologie (3) ?

(L'auteur évoque alors les bases sur lesquelles repose le formalisme mathématique qui sous-tend la physique fondamentale, le formalisme étant ici constitué de symboles qui, en dehors de toute représentation sensible, nécessitent la mise en œuvre de techniques mathématiques particulièrement abstraites.)

(...) J'observe que ces bases sont anthropocentriques (4). Je cherche si quelqu'un a réussi à les remplacer par d'autres qui ne le seraient pas. Je constate qu'aucun essai fait dans ce sens n'est convaincant. Et je pense donc pouvoir conjecturer que la physique fondamentale ne saurait décrire fidèlement une quelconque réalité en soi.

En d'autres termes, le réel en soi, qui a bien un sens, est voilé : du moins je le crois.

(...) Laissé à lui-même mon esprit tendrait, en de telles matières, au "bon sens". Il tendrait à penser que les objets - et aussi les morceaux d'objets, jusqu'à l'extrême des petitesses - sont des entités existant en soi : c'est-à-dire qu'ils existent ou bien tels qu'on les voit ou bien tels que nous les décrivent implicitement les noms génériques (molécules, atomes, particules) qui leur sont donnés dans les manuels.

A priori (5) cette conception serait vraiment plus "raisonnable". Ainsi, par exemple, elle rendrait compte sans détour de l'accord de tout un chacun quant aux choses que nous voyons tous. Je m'en détache avec réticence.

"Eh, pourquoi vous en détacher ?" demande-t-on. La réponse est celle-ci. Je me détache de cette conception "chosiste" des micro (et macro) objets parce que a posteriori (5) la physique m'apprend - par un enchaînement compliqué de faits expérimentaux et de lois reliant ces faits - que cette conception est fausse. Si on la conserve on est amené en effet à prédire des phénomènes incompatibles avec ceux qui sont observés en réalité.

Bernard d'Espagnat, Un atome de sagesse, propos d'un physicien sur le réel voilé..., Editions du Seuil, 1982

Notes :

1. Signe distinctif

2. Réalité immuable

3. Le terme désigne en philosophie l'étude de "l'être en tant qu'être" ou de la structure et des lois de l'être.

4. "Mettant l'être humain en jeu de façon essentielle" (définition proposée par l'auteur).

5. A priori : indépendamment de l'expérience du physicien. A posteriori : postérieurement à cette même expérience

Bernard d'Espagnat critique l'usage du mot "matière" que ceux qui s'en font les avocats préfèrent au mot "être". Le mot matière implique, selon eux, la permanence et la conservation.

La "permanence", la "conservation", constitue le critère, c'est-à-dire le signe distinctif de ce qui est. La "substance" (sub-stare) est pour Aristote et les scolastiques "ce qui se tient en dessous de", c'est la traduction du mot grec "upokaimenon", ce qui demeure.

Bernard d'Espagnat ne dit pas que cette argumentation qui consiste à proposer comme "critère" de ce qui est la permanence et la conservation est totalement dénuée de pertinence. La permanence et la conservation, les régularités. Le fait que les choses demeurent, dans une certaine mesure ce qu'elles sont, s'opposent à la fugacité du rêve.

Les rêves surviennent pendant la nuit ou pendant le jour s'il s'agit de "rêves éveillés" et s'en vont, se dissipent comme de la fumée. Ils n'ont pas la régularité, la permanence, la conservation de la réalité.

Dans les Méditations métaphysique, Descartes explique qu'un morceau de cire demeure substantiellement le même, quelles que soient les modification qu'il subit. Si l'on fait chauffer un morceau de cire, il fondra, il changera de couleur, il perdra ce que Descartes appelle ses "qualités secondes" mais il gardera sa qualité première, il demeurera le même morceau de cire. Le réel ne se réduit pas à ce que l'on perçoit puisque ce n'est pas la perception, mais l'entendement qui affirme l'identité du morceau de cire à travers tous ses changements d'états.

"La matière demeure et la forme se perd" dit Bernard d'Espagnat. Mais le mot matière évoque le concret, ce que l'on peut voir, palper, toucher, ce qui est essentiellement proche des sens.

Le morceau de cire, malgré le fait que ce n'est pas la perception, selon Descartes, qui nous indique qu'il demeure un morceau de cire à travers ses changements d'état, mais l'entendement, demeure, essentiellement proche des sens.

Selon Bernard d'Espagnat, la matière, la "chose" qui se conserve n'est pas le concret, mais l'abstrait, non pas ce qui est proche des sens, mais le nombre pur, l'abstraction mathématique, telle que nous la révèle la physique moderne. 

"Les rapports entre mathématiques et physique ont toujours été étroits, expliquent Roger Ballian et Jean Zinn-Just (Physique et Mathématiques), et floue la frontière qui les sépare. Il n’existe aucun domaine de la physique qui ne fasse appel, sous une forme ou sous une autre, aux mathématiques.

En sens inverse, les progrès de celles-ci ont souvent été, et sont encore stimulés par des difficultés rencontrées par des physiciens." (...) 

Parmi toutes les sciences, la physique est la plus proche des mathématiques. L’ une des raisons de cette parenté tient à un caractère spécifique de la physique : elle ne peut être pensée et véritablement comprise sans faire appel à un langage précis relevant des mathématiques. Celles-ci ne fournissent pas seulement des outils à la physique, comme elles le font pour d’ autres disciplines ; elles en constituent le langage même,

Comme Galilée l’ affirmait déjà avec force : « On ne peut comprendre ce livre immense perpétuellement ouvert devant nos yeux, l’ Univers, si l’ on n’ apprend pas d’ abord à connaître la langue et les caractères dans lesquels il est écrit : il est écrit en langue mathématique et ses caractères sont des figures géométriques. Sans l’ intermédiaire des mathématiques, il est impossible d'en comprendre un mot. (Roger Ballian et Jean Zinn-Juste, Mathématiques et Physiques)

"Par rapport à nos sens et à nos concepts familiers qui en résument les possibilités comme le concept de matière, d'être, de substance, le réel est indéniablement "lointain".

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