Commentaire d’un texte de Marc Bloch sur la valeur explicative de l’histoire

par Robin Guilloux
mardi 25 octobre 2022

 

Pour voir le texte et la biographie de Marc Bloch, cliquer sur le lien : http://lechatsurmonepaule.over-blog.fr/2022/10/marc-bloch-le-passe-explique-le-present.html

La thèse que l'historien Marc Bloch défend dans ce texte est que la connaissance du passé permet de comprendre le présent.

Il illustre cette thèse par l'exemple de la configuration des champs dans le nord de la France. Cette configuration "en lanières démesurément étroites et allongées qui découpe le sol arable en un nombre prodigieux de parcelles" n'est pas "rationnelle". L'agronome constate qu'elle entraîne un "gaspillage d'effort" et gène les exploitants.

Comment expliquer que se soit maintenue jusqu'à aujourd'hui ce système irrationnel ? Les "publicistes trop pressés" incriminent les effets du code civil et les lois sur l'héritage. 

Cet explication n'est pas satisfaisante pour deux raisons : la première, c'est que que l'histoire nous apprend que la "mentalité paysanne" n'est pas fondée sur la science et la raison, mais sur l'empirisme, c'est-à-dire qu'elle repose sur l'expérience commune ; elle manque par conséquent de rigueur scientifique, du moins aux yeux de l'agronome, et partant d'efficacité car elle procède par tâtonnements.

La seconde raison est que la disposition des champs dans le nord de la France est bien plus ancienne que le code civil et ses lois sur l'héritage. Si on veut en comprendre les raisons, il faut remonter jusqu'à des origines très reculées : les défricheurs de l'âge des dolmens et non les légistes du Premier Empire.

Ce n'est donc pas la science et la raison qui expliquent la disposition des champs dans le nord de la France, mais le maintien d'une tradition immémoriale. 

Faire remonter cette disposition au Premier Empire et incriminer le code civil, affirmer qu'il faut et qu'il suffit de changer les lois sur l'héritage pour modifier du même coup cette disposition, c'est mal identifier la cause et par conséquent la thérapeutique.

Marc Bloch emploie une métaphore empruntée à la médecine. Le médecin cherche à porter remède à telle ou telle maladie, mais encore faut-il qu'il en ait identifié les causes. Par exemple s'il observe que son patient a du mal à respirer, il faudra qu'il ait identifié chez lui une maladie des voies respiratoires supérieures, par exemple une bronchite chronique asthmatiforme et non un simple rhume. Si le médecin diagnostique un rhume, il ne pourra pas soigner convenablement le malade, en lui prescrivant des bronchodilatateurs et/ou des corticoïdes ou des médicaments indiqués pour sa maladie.

Il en est de même en histoire. L'historien est comme le médecin. Supposons que le législateur conseillé par l'ingénieur agronome veuille porter remède à la disposition "contreproductive" des champs dans le nord de la France, il devra identifier les causes lointaines de cette disposition : a) elle ne remonte pas au code civil et au Premier Empire, mais probablement "aux défricheurs de l'âge des dolmens" - b) Elle a été formée par des siècles d'empirisme - c) Elle s'est transmise par tradition de génération en génération.

Si on demande aux paysans du nord de la France pourquoi ils divisent la terre arables en "lanières démesurément étroites et allongées", pourquoi ils ne suppriment pas cette pratique en procédant à un remembrement des terres, ce qui serait beaucoup plus efficace, plus rationnel et moins coûteux en efforts "inutiles", il répondrait sans doute que c'est la tradition que lui ont transmise ses ancêtres.

Cette tradition, fondée sur le pragmatisme, du grec "pragma" = fait, action, qui est adaptée à l'action concrète et non sur un savoir abstrait, sur l'habitude plus que sur la réflexion peut avoir des motifs tout à fait valables, même si ces motifs ne sont pas toujours conscients et raisonnés. 

Un remembrement brutal des terres, une agriculture "intensive", opérées au nom de la rentabilité et de la rationalité qui caractérisent le monde moderne peut avoir des effets néfastes, pas exemple en supprimant les haies et la biodiversité qu'elles abritent. G.K. Chesterton disait qu'il fallait y regarder à deux fois avant de supprimer une modeste barrière ou une simple haie. 

Selon Marc Bloch, une société n'est pas déterminée tout entière par le moment immédiatement antérieur à celui qu'elle vit. Il ajoute qu'il lui suffirait alors d'une structure si facilement adaptable au changement qu'elle serait véritablement désossée.

En d'autres termes, les sociétés ne sont pas facilement adaptables au changement car elles ne se réduisent pas à des squelettes, elles sont constituées de chair et de muscles.

Pour qu'une société soit déterminée tout entière par le moment immédiatement antérieur à celui qu'elle vit, il faudrait en outre que les échanges entre générations s'effectuent directement, "en file indienne", de la génération précédente à la génération suivante. 

Or, on peut observer qu'il n'en est rien. Marc Bloch donne l'exemple des villages français jusqu'à son époque où ce sont les grands-parents et non parents qui élèvent les enfants. 

Cette particularité explique qu'il ne peut pas y avoir de changements, de "progrès" puisque la nouvelle formation d'esprit effectue non pas par un pas en avant, mais par un pas en arrière.

La génération susceptible de changements, celle des enfants, ne peut pas réaliser de progrès car leur cerveau malléable est relié à des cerveaux "cristallisés".

Ainsi s'explique, selon Marc Bloch, le traditionalisme de beaucoup de sociétés paysannes.

Fernand Braudel, qui appartenait, comme Marc Bloch à l'Ecole des annales, distingue entre une histoire courte, celle des batailles, des traités et des "grands hommes", une histoire intermédiaire, celle des configurations économiques et sociales et enfin une histoire longue, liée à la contrainte géographique. "L'homme est prisonnier, des siècles durant, de climats, de végétations, de populations animales, de cultures, d'un équilibre lentement construit, dont il ne peut s'écarter sans risquer de remettre tout en cause".

Une remise en cause brutale, au nom d'une "rationalité" de type marxiste ou autre peut entraîner des catastrophes historiques, comme l'a montré l'exemple de la collectivisation forcée des terres, accompagnée de l' expropriations et de la déportation des koulaks (paysans libres) en U.R.S.S.

Par ailleurs nous sommes en train de prendre conscience aujourd'hui des méfaits de l'agriculture et de l'élevage intensifs.

La relation entre l'homme et la nature est certes d'ordre culturel, mais la culture est déterminée par des contraintes "d'une fixité surprenantes". Braudel donne l'exemple de la transhumance dans la vie montagnarde, des rapports entre la vie maritime et les articulations littorales, de l'implantation durable des villes, de la persistance des routes et des trafics. Tous ces exemples montrent la "fixité surprenante du cadre géographique des civilisation". 

Le cadre géographique des civilisations est d'une fixité plus surprenante que les événements de l'histoire courte, les cycles et les intercycle de l'histoire économique, les structures économiques et sociales et même que les cadres spirituels.

Si l'on veut comprendre la configuration des champs dans le nord de la France, exemple que donne Marc Bloch, il ne faut pas se borner à l'histoire courte : les lois sur l'héritage édictées par le code civil sous le Premier Empire.

Ce qui est vrai des "communications purement orales" est également vrai des communications écrites où la tradition joue un rôle tout aussi important.

Marc Bloch donne l'exemple des grandes figures religieuses de la Réforme protestante, telles que Calvin et Luther et de la contre-Réforme catholique comme Ignace de Loyola, fondateur de l'ordre des Jésuites. 

S'il veut les comprendre et les faire comprendre, l'historien a pour premier devoir de replacer ces figures dans leur milieu, leur atmosphère mentale, leurs problèmes de conscience. 

Cette atmosphère mentale, ces problèmes de conscience, ce milieu n'est pas le même que ceux des hommes d'aujourd'hui. Nous ne pensons plus tout à fait comme Calvin, comme Luther, comme Ignace de Loyola.

Peut-on dire, pour autant que la compréhension de la Réforme protestante et la contre-Réforme catholique n'a pas d'influence sur le monde actuel et n'en favorise pas la compréhension ? 

Les hommes peuvent difficilement s'affranchir des cadres spirituels et religieux de la société dans laquelle il vivent et ces cadres peuvent être éloignés de nous et avoir été façonnés par un "espace plusieurs fois centenaire".

Comme l'a montré Max Weber (L'éthique protestante et les origines du capitalisme), l'influence de la contre Réforme s'est fait durablement sentir dans l'éthique du travail qui caractérise le capitalisme.

La réforme protestante et la contre-réforme catholique sont des événement fondamentaux, fondateurs (ou refondateurs) qui ont une influence bien plus importante sur les hommes d'aujourd'hui, bien qu'inaperçus, que des mouvement d'idées ou de sensibilité plus proches de nous, mais "éphémères".


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