Explication d’un texte de Paul Ricoeur sur la notion de « sympathie » en histoire

par Robin Guilloux
lundi 17 octobre 2022

L'auteur :

Paul Ricœur, né le 27 février 1913 à Valence (Drôme) et mort le 20 mai 2005 à Châtenay-Malabry (Hauts-de-Seine), est un philosophe français. Il s'inscrit dans les courants de la phénoménologie et l'herméneutique, en dialogue constant avec les sciences humaines et sociales. Il s'intéresse aussi à l'existentialisme chrétien et à la théologie protestante. Son œuvre est axée autour des concepts de sens, de subjectivité et de fonction heuristique de la fiction, notamment dans la littérature et l'histoire.

L'œuvre :

Est-il possible de comprendre l’histoire révolue et aussi de vivre – et, pour une autre part, de faire – l’histoire en cours, sans céder à l’esprit de système des « philosophes de l’histoire », ni se livrer à l’irrationalité de la violence ou de l’absurde ? Quelle est alors la vérité du métier d’historien ? Et comment participer en vérité à la tâche de notre temps ?

Tous les écrits de ce recueil débouchent sur ce carrefour d’interrogations. Ceux de la première partie, plus théoriques, sont inspirés par le métier de philosophe et d’historien de la philosophie, que pratique l’auteur. Dans la seconde partie, à travers des thèmes de civilisation et de culture (le travail, la violence, la parole, l’angoisse, la sexualité), Paul Ricœur s’interroge sur la manière dont la vérité advient dans l’activité concrète des hommes. (source : babelio)

Présentation du texte : 

"Le problème de la subjectivité de l'historien se trouve posé par tout ce qui précède. "Est objectif", dit Ricoeur, "ce que la pensée méthodique a élaboré, mis en ordre, compris et ce qu'elle peut ainsi faire comprendre". Il va de soi que l'historien ne peut pas se montrer objectif à la manière du physicien puisqu'il veut ressusciter un passé absent et que pour y parvenir il doit, comme nous l'avons dit, faire un choix et tenir compte de causalités multiples... De plus, comment faire comprendre dans notre langage actuel, des coutumes ou des institutions complètement abolies ? Dans ces conditions, il faut compter avec une certaine subjectivité de l'historien comme nous indique Ricoeur."

(André Roussel, Textes philosophiques Terminale F,G,H nouveau programme, Nathan Technique, 1984)

Le texte : 

"L'historien va aux hommes du passé avec son expérience humaine propre. Le moment où la subjectivité de l'historien prend un relief saisissant, c'est celui où par-delà toute chronologie critique, l'historien fait surgir les valeurs de vie des hommes d'autrefois. Cette évocation des valeurs, qui est finalement la seule évocation des hommes qui nous soit accessible, faute de pouvoir revivre ce qu'ils ont vécu, n'est pas possible sans que l'historien soit vitalement "intéressé" à ces valeurs et n'ait avec elles une affinité en profondeur ; non que l'historien doive partager la foi de ses héros ; il ferait alors rarement de l'histoire, mais de l'apologétique (1) voire de l'hagiographie (2) ; mais il doit être capable d'admettre par hypothèse leur foi, ce qui est une manière d'entrer dans la problématique de cette foi tout en la suspendant, tout en la "neutralisant" comme foi actuellement professée. Cette adoption suspendue, neutralisée de la croyance des hommes d'autrefois est la sympathie propre à l'historien (...) L'histoire est donc une des manières dont les hommes "répètent" leur appartenance à la même humanité ; elle est un secteur de communication des consciences, un secteur scindé par l'étape méthodologique de la trace et du document, donc un secteur distinct du dialogue où l'autre "répond", mais non un secteur entièrement scindé de l'intersubjectivité totale, laquelle reste toujours ouverte et en débat (...) La subjectivité mise en jeu n'est pas une subjectivité "quelconque", mais précisément la subjectivité "de" l'historien : le jugement d'importance, - le complexe de schèmes de causalité, - le transfert dans un autre présent imaginé, - la sympathie pour d'autres hommes, pour d'autres valeurs, et finalement cette capacité de rencontrer un autrui de jadis, - tout cela confère à la subjectivité de l'historien une plus grande richesse d'harmoniques que n'en comporte par exemple la subjectivité du physicien."

Paul Ricoeur, Histoire et Vérité, Edition du Seuil, Paris, 1955

Notes : 

1. apologétique : discipline théologique qui défend le christianisme contre ses adversaires.

2. hagiographie : science religieuse qui s'intéresse à la vie des saints

Explication du texte :

La thèse de Paul Ricoeur est que la compréhension par l'historien des hommes du passé suppose à la fois la mise en œuvre d'une pensée méthodique et une forme particulière de sympathie.

L'historien, explique Paul Ricoeur "va aux hommes du passé avec son expérience humaine propre". L'expérience humaine propre de l'historien est son expérience d'homme du présent. L'historien n'est pas, en général, un homme du passé étudiant ses contemporains, mais un homme du présent étudiant les hommes du passé.

L'histoire, même récente, suppose un décalage chronologique entre l'observateur et les faits observés. Les faits observés et les "valeurs" qui les portent sont empreints d'une étrangeté irréductible que l'historien ne peut pas assimiler aux manières d'agir et de penser de ses contemporains, sauf à verser dans l'anachronisme.

L'historien ne doit pas projeter sa propre subjectivité, ses propres valeurs, sa propre façon de concevoir le monde sur les hommes d'autrefois en sautant l'étape essentielle de la "chronologie critique".

Par exemple, il ne peut essayer de rendre compte des valeurs de la chevalerie au Moyen-Âge en projetant sur la chevalerie des valeurs qui lui sont étrangères, comme l'individualisme moderne.

Le chevalier est pris dans un réseau d'alliances hiérarchisées, de subordination, de solidarité, de serments et de valeurs comme l'honneur, la vaillance, le jugement de ses pairs, le respect de la parole donnée, etc. et l'historien doit en tenir soigneusement compte.

Il n'étudiera pas les valeurs de la chevalerie comme un phénomène individuel (un héros solitaire), mais en les insérant dans une réalité sociale, celle de la société féodale.

L'historien doit éviter deux écueils : le premier est de se borner à l'objectivité pure, à l'évocation des faits retracés grâce à l'étude des documents et à la critique interne et externe.

Le deuxième écueil est celui de projeter sur les hommes du passé sa propre subjectivité, au risque de se tromper dans la définition des valeurs au nom desquelles ils ont agi.

"Le moment où la subjectivité de l'historien prend un relief saisissant est celui où l'historien fait surgir les valeurs de vie des hommes d'autrefois".

Ce moment est légitime si et seulement s'il a été précédé de la chronologie critique et de l'établissement des faits et si l'historien ne cède pas à la tentation de projeter sur ces faits les valeurs des hommes d'aujourd'hui. 

Il faut distinguer, comme le fait Max Weber, entre les faits et les valeurs. Les faits en histoire ce sont les actions des hommes d'autrefois, les valeurs ce sont les idées, les passions, les désirs, les croyances, les motifs qui les ont poussés à agir comme ils l'ont fait.

Une historiographie qui ne serait constituée que de faits n'aurait pas grand intérêt si l'historien n'essayait pas en même temps : a) d'expliquer ces faits, de les hiérarchiser, de les mettre en relation par des "schèmes de causalité", et surtout b) de comprendre les valeurs partagées par les acteurs de l'histoire.

L'évocation des valeurs des hommes d'autrefois sont, selon Paul Ricoeur, "la seule évocation des hommes qui nous soient accessible" : nous ne pouvons pas revivre ce que les hommes d'autrefois ont vécu, mais nous pouvons essayer de nous intéresser (intéresser est pris ici au sens fort de "inter-esse", être au milieu de et non regarder de loin ou de haut) à leurs valeurs. 

Nous ne pouvons nous intéresser aux valeurs des hommes d'autrefois que dans la mesure où nous sommes capables de les comprendre. L'évocation des valeurs des hommes d'autrefois n'est possible que si l'historien est "vitalement intéressé" à ces valeurs et a avec elles une "affinité en profondeur".

Paul Ricoeur n'affirme pas que l'historien doive pour autant nécessairement partager les valeurs de ses héros, par exemple leur foi. Ils ne feraient pas alors de l'histoire mais de la théologie ou il transformerait les personnages historiques en "saints", en modèles de vie chrétienne qu'ils proposeraient à l'imitation, comme le fait par exemple Joinville dans sa chronique de la vie de Louis IX (Saint Louis) qui a été versé, à titre de document, à la cause de la canonisation de saint Louis.

Mais il doit admettre par hypothèse leur foi, non comme un fait établi, mais comme une possibilité. Autrement dit, il n'est pas possible pour l'historien de retenir aujourd'hui l'historicité des éléments merveilleux de la vie de saint Louis dont parle Joinville dans ses Chroniques, possibles, mais non attestés historiquement donc relevant du domaine de la légende, mais il est impossible de comprendre la septième croisade sans comprendre ce en quoi saint Louis croyait : la divinité de Jésus, sa résurrection et l'ardente obligation de délivrer le tombeau du Christ à Jérusalem.

L'historien doit suspendre, neutraliser la foi des hommes d'autrefois comme foi actuellement professée, mais non comme foi professée autrefois et capable d'expliquer leurs actions. Paul Ricoeur fait implicitement allusion à la mise entre parenthèses (épochè) du monde effectué par la phénoménologie et préconisée par Edmund Husserl dont il fut le traducteur afin de dégager l'essence de l'ego transcendantal. L'épochè que pratique l'historien n'est pas la mise entre parenthèse du monde, mais celle de la foi. Cette épochè de la foi n'est pas une négation, mais une neutralisation, une suspension de la foi comme "foi actuellement professée".

Autrement dit l'historien d'aujourd'hui n'est pas censé partager les croyances des hommes d'autrefois comme ils les vivaient et les éprouvaient, mais il doit être capable de comprendre et d'éprouver ce qu'est la croyance en Dieu et en quoi cette croyance peut être un puissant mobile pour faire agir les hommes.

Cette capacité de comprendre et d'éprouver les "valeurs" au nom desquelles agissaient les hommes d'autrefois est la sympathie propre à l'historien. Cette sympathie diffère de la sympathie ordinaire. Le sympathie ordinaire est un sentiment de plaisir souvent superficiel que nous éprouvons à l'égard de nos contemporains vivants dont nous partageons plus ou moins les valeurs. Une personne nous est spontanément "sympathique" ou "antipathique".

La sympathie de l'historien est différente : il ne partage pas obligatoirement les valeurs des hommes du passé, mais il cherche à les comprendre comme des témoignages de leur appartenance à la même humanité. 

L'histoire est un secteur de la communication des consciences, mais ce secteur n'est pas du même ordre que la communication ordinaire dont nous faisons l'expérience dans le dialogue, il est distinct du dialogue car l'homme du passé ne peut pas nous répondre.

L'histoire suppose la mise en œuvre de méthodes spécifiques : l'étape méthodologique de la trace et du document que ne suppose pas la communication ordinaire.

Cependant, "l'histoire n'est pas un secteur entièrement scindé de l'intersubjectivité totale, laquelle reste toujours ouverte et en débat". L'histoire fait partie de la communication des consciences, de l'intersubjectivité. Elle n'en est pas entièrement séparée, malgré la différence qui sépare l'intersubjectivité historique de l'intersubjectivité ordinaire. En outre, la compréhension des hommes du passé n'est jamais complètement transparente. Il y a des aspects qui nous resteront en partie étrangers, opaques et qui seront des objets de discussion et de désaccord entre les historiens.

La subjectivité de l'historien n'est pas une subjectivité quelconque affirme Paul Ricoeur, par exemple la subjectivité qui porte un jugement de valeur sur autrui ou sur un fait. C'est une subjectivité structurée et nourrie par la méthode historique qui choisit entre les faits ceux que l'historien juge dignes d'être retenus comme présentant un intérêt historique (jugement d'importance), qui établit des liens de causalité entre les faits (le complexe de schèmes de causalité), qui fait de l'histoire des hommes du passé le présent actuel de l'historien (l'historien ne peut faire abstraction de son insertion dans l'histoire présente).

Paul Ricoeur distingue pour finir la subjectivité de l'historien de la subjectivité du physicien. En physique, la notion "d'objectivité" est aussi problématique qu'en histoire car les phénomènes observés, comme l'a montré Werner Heisenberg, dépendent de l'observateur.

Il en est de même en histoire, mais la subjectivité du physicien est tournée vers l'étude la nature, alors que celle de l'historien est caractérisée par la sympathie pour d'autres hommes, pour d'autres valeurs, par la capacité de "rencontrer un autrui de jadis".

C'est ce qui distingue, selon Wilhelm Dilthey, les sciences humaines des sciences de la nature. Le physicien cherche à "expliquer" les phénomènes naturels, alors que l'historien cherche à "comprendre" les hommes du passé.

Paul Ricoeur utilise pour finir une métaphore empruntée à la musique. Cette recherche de la compréhension qui suppose la "sympathie" et la réduction de la distance entre le sujet et l'objet confère à la subjectivité de l'historien "une plus grande richesse d'harmoniques" car elle ajoute une harmonique supplémentaire à l'harmonique fondamentale : la connaissance par la sympathie à la connaissance par les causes.

Note :

Une fréquence harmonique est en général un "mélange" de plusieurs fréquences. Quand on entend le "la" à 440 Hertz, par exemple d'un violon, on y trouve une onde sonore de fréquence 440 Hz, qu'on appelle la fréquence fondamentale, mais on y entend aussi les harmoniques : ce sont des ondes de fréquences multiples de la fréquence fondamentale.

 


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