Georges Duby : Le dimanche de Bouvines (commentaire d’un extrait)

par Robin Guilloux
mardi 1er novembre 2022

Georges Duby : le dimanche de Bouvines - Le blog de Robin Guilloux

L'auteur : Georges Duby, né le 7 octobre 1919 à Paris (Xe arrondissement) et mort le 3 décembre 1996 au Tholonet, est un universitaire et historien français. Spécialiste du Moyen Âge, il est ...

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Georges Duby reproche à la conception positiviste de l'histoire de réduire la Bataille de Bouvines à la "dynamique d'une histoire du pouvoir" et d'aligner sur un seul vecteur : "l'évolution des Etats européens" les événements qui ont précédé la bataille.

Note : Le positivisme est un courant philosophique fondé au XIXème siècle par Auguste Comte, héritier et critique de la philosophie des Lumières du XVIIIème siècle et qui soumet les connaissances à l'épreuve des faits. Les principaux représentants de l'école positiviste en histoire sont Charles-Victor Langlois et Charles Seignobos. Ces historiens privilégient l'histoire politique et défendent "les formes scientifiques d'exposition historiques" qui doivent permettre de s'en tenir à la "mise en œuvre" des documents en évitant autant que possible la rhétorique et les effets de style.

Tout en reconnaissant l'effort de rigueur et de scientificité des historiens positivistes, Georges Duby leur reproche une certaine étroitesse de vue :

1. Ils réduisent le dimanche de Bouvines à un épisode de "l'évolution des Etats européens" et à la "dynamique d'une histoire du pouvoir.

2. Ils s'assignent pour cela deux objectifs :

a) L'établissement des faits à l'aide de la critique interne et externe des documents : que s'est-il vraiment passé à Bouvines le 27 juillet 1214 ? De quels documents disposons-nous sur cette bataille ? Ces documents sont-ils fiables ? Ces documents concordent-ils les uns avec les autres ? Quelles hypothèses pouvons-nous émettre pour reconstituer les maillons manquants (sur lesquels nous ne disposons pas de documents) ? Quelles sont les hypothèses les plus assurées ?

b) Situer le "fait vrai", la bataille de Bouvines survenue le dimanche 27 juillet 1214 à sa "place exacte" dans une chaine causale entre ses tenants et ses aboutissants (ses causes et ses effets).

Pour Georges Duby, ces deux buts : réduire le dimanche de Bouvines à la politique européenne, le situer dans une chaine de causes et d'effets, sont en réalité impossibles à atteindre.

Il est impossible de percevoir une bataille "dans sa vérité totale". "Puisque, nous le savons bien, tous ceux qui assistent à une bataille fussent-ils en plus haute éminence sont des Fabrice ; ils ne voient que bousculade confuse" : Duby prend l'exemple d'une œuvre littéraire, La Chartreuse de Parme de Stendhal. Le héros du roman, Fabrice del Dongo se trouve mêlé par hasard à la bataille de Waterloo à laquelle il ne comprend rien parce qu'elle ne signifie pour lui qu'un "tourbillon de mille actes enchevêtré qui se mêlent inextricablement".

Aucun point de vue, à part (et en partie seulement) celui de Napoléon et de ses maréchaux, et encore puisque l'empereur avait attendu en vain le renfort du maréchal Grouchy ("Soudain, joyeux, il dit : "Grouchy ! - C'était Blücher" (Victor Hugo, "L’Expiation", Les Châtiments, 1853), même "en plus haute éminence" ne permet de saisir les événements dans leur vérité totale.

Il n'y a pas de point de vue "omniscient", sur la bataille de Bouvines, pas plus qu'il n'y en eut sur la bataille de Waterloo parce qu'une bataille ressemble à une bousculade confuse et que le hasard, l'inattendu peuvent déjouer les calculs des plus habiles stratèges.

L'histoire positiviste "qui se veut scientifique" est "tendue dans une volonté obstinée d'exactitude ponctuelle", mais néglige de se garder du contresens et de l'anachronisme. Seule l'action politique retient son attention, à l'exclusion de tous les autres facteurs., en particulier les facteurs culturels et anthropologiques.

Elle voit dans Philippe Auguste une sorte d'avatar d'une nature humaine éternelle ; elle ne remarque pas toutes les modifications très lentes de la sensibilité individuelle et collective, de la vision du monde, du comportement qui ont modifié l'Europe au cours de vingt générations.

Elle traite la bataille de Bouvines comme un événement d'aujourd'hui. La bataille de Bouvines et la charge des cuirassés de Reichshoffen témoignent, certes, de la "vaillance" des combattants français, mais cette vaillance n'a ni la même nature, ni la même motivation à Bouvines et à Reichshoffen. Elle ne repose pas sur le même système de valeurs.

Or ces modifications très lentes, mais considérables interdisent, explique Duby, de "tenir pour un cuirassier de Reichshoffen enfant le chevalier de Bouvines".

La bataille de Reichshoffen a eu lieu en Alsace le 6 août 1870. Les cuirassiers français chargent "pour l'honneur" les troupes prussiennes quatre fois supérieures en nombre. Lors de cette dernière charge perdue d'avance, toute la cavalerie lourde française est décimée. 

Comparer un chevalier de Bouvines et un cuirassier de Reichshoffen, constitue pour Duby un exemple d'anachronisme qui est le "péché mortel" des historiens. Plus de 650 ans séparent la bataille de Bouvines, éclatante victoire française de la défaite de Reichshoffen.

Ni la nature de l'armement et de l'équipement (pas de fusils ni d'artillerie lourde à Bouvines), ni les circonstances géopolitiques, ni les doctrines militaires ni le cadre anthropologique de ces deux événements ne permettent de les comparer, ni de "tenir un chevalier de Bouvines pour un cuirassier de Reichshoffen enfant".

Pour éviter de commettre des anachronismes de ce genre, Duby a été conduit à regarder non seulement la bataille de Bouvines, mais aussi la mémoire qu'elle a laissée, en anthropologue et pas seulement en historien positiviste. 

L'histoire ne doit pas être seulement la recension "scientifique" des événements passés, elle doit également rendre compte de la dimension culturelle, sociologique et anthropologique de ces événements.

L'ensemble culturel qui gouverne notre rapport au monde au XXIème siècle est très différent de celui qui gouvernait le rapport au monde des hommes du début du XIIIème siècle. 

L'homme du début du XIIIème siècle n'est pas un "homme éternel" qui aurait vécu avant nous ; c'est un homme dont les structures mentales, la sensibilité, le comportement, les connaissances scientifiques, les conception politiques et sociales, les croyances religieuses, sont totalement différentes des nôtres.

Il est donc nécessaire, pour éviter de commettre des anachronismes, de replacer l'événement dans le système de culture contemporain de l'événement : "Bouvines est un lieu d'observation éminemment favorable pour qui essaye d'ébaucher une sociologie de la guerre au seuil du XIIIème siècle dans le nord-ouest de l'Europe".

"Ebaucher une sociologie du système de la guerre au seuil du XIIIème siècle", c'est élargir le centre d'intérêt de l'historien positiviste qui se borne à relater le plus exactement possible les circonstances de la bataille, à chercher ses causes politiques et à évoquer ses conséquences immédiates. Pour employer une métaphore photographique, c'est échanger un objectif standard (50 mm) contre un "grand angulaire".

L'événement a laissé des traces dans la mémoire de la postérité et Duby estime que la mémoire d'un événement aussi considérable que la bataille de Bouvines mérite d'être étudiée pour elle-même, ce que les historiens positivistes négligent de faire, estimant que les traces mémorielles que les événements historiques ont laissé ne font pas partie de l'histoire proprement dite car trop entachés de "merveilleux" et de "légendaire".

L'imaginaire, la mémoire et l'oubli métamorphosent au long des siècles l'événement initial, en font un récit "légendaire".

Cependant, le merveilleux et le légendaire méritent d'être étudiés, non pas parce qu'ils sont "vrais", mais parce que le merveilleux et le légendaire dont ils sont imprégnés sont riches d'enseignement sur l'histoire et la sociologie des mentalités.

L'effet que la mémoire, l'oubli, la transfiguration de l'événement a produit, présente un intérêt historique, anthropologique et sociologique à part entière, aussi digne d'intérêt que l'événement lui-même, notamment pour comprendre la formation d'une "identité nationale".

Conclusion :

Comme le dit André Roussel : "l'histoire contemporaine tente de dépasser les principes de l'histoire traditionnelle qui se contentait d'établir des séquences d'événements obéissant à un ordre éprouvé par une méthode rigoureuse. Elle n'hésite pas, notamment, à entrer dans une problématique de sociologue (voire d'anthropologue), comme le fait Georges Duby, qui nous montre les implications culturelles de la bataille de Bouvines, en même temps qu'il en retrace le souvenir tel qu'il s'est propagé à travers les siècles".

 


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