Henri-Irénée Marrou, De la connaissance historique, commentaire d’un extrait

par Robin Guilloux
lundi 10 octobre 2022

L'auteur :

Henri-Irénée Marrou, né à Marseille le 12 novembre 1904 et mort à Bourg-la-Reine le 11 avril 1977 est un universitaire et historien antiquisant français, spécialiste du christianisme primitif et de philosophie de l'histoire. Il est aussi connu, notamment comme musicologue, sous le pseudonyme de Henri Davenson.

De la connaissance historique : 

De la connaissance historique est un ouvrage de l'historien français Henri-Irénée Marrou, paru en 1954.. Le projet de l'auteur est exposé ainsi : « On cherchera une réponse aux questions fondamentales : Quelle est la vérité de histoire ? Quels sont les degrés, les limites de cette vérité, quelles sont ses conditions d'élaboration ? En un mot quel est le comportement correct de la raison dans son usage historique ? » En recherchant la nature et la valeur de la connaissance historique, l'ouvrage rejette le positivisme de l'école historique méthodique, notamment de Langlois et Seignobos, tout autant que les philosophies de l'histoire, qui asservissent l'historien à un système ou une loi. L'auteur, « historien de métier, [qui] parle en philosophe » veut leur substituer une philosophie critique de l'histoire. Il s'inspire ainsi des travaux de Lucien Febvre, Marc Bloch, et Wilhelm Dilthey. Pour Marrou, l'historien ne trouve pas l'histoire toute faite dans l'analyse des sources, mais la construit, par un « acte de foi », après enquête rationnelle. (source : Wikipedia)

Jugements sur l'œuvre : 

"Il s'agit ici d'un essai qui est une manière de chef-d'œuvre. Sérieusement, je ne crois pas avoir rien lu d'aussi complet ni d'aussi précis sur le travail de l'historien ; et plus d'une page en va singulièrement loin dans le mystère de la connaissance de l'homme par l'homme." (Henri Rambaud)

"Un tel livre n'est pas seulement fort utile pour les étudiants d'histoire, il devrait être un maître-livre pour quiconque veut vraiment prendre conscience des problèmes historiques d'hier et d'aujourd'hui." (Michel Carrouges)

"Rarement une exploration en profondeur des possibilités de l'histoire avait été conduite aussi loin." (Marcel Brion)

Présentation de l'extrait : 

La réalité vécue par les hommes du passé n'est pas l'Histoire de l'historien. La succession des événements ne se confond pas avec le récit, discours cohérent que l'on formule à son propos. L'histoire, telle que l'entend l'historien, sera donc une élaboration à partir de données dont il ne reste plus que des traces. Mais d'abord, l'histoire de quoi ? Il y a une histoire au sens large qui s'intéresse à tous les faits du passé : en ce sens, on peut parler d'une histoire de l'univers à dimension cosmique ou d'une histoire de la Terre dont la géologie serait l'expression. Mais l'historien ne s'intéresse pas aux événements d'ordre purement naturel : il n'y a d'histoire pour lui que de l'homme ; un séisme, une inondation, n'entreront dans le champ de sa recherche que s'ils ont eu une répercussion sur le plan humain. Il s'occupera essentiellement d'une part des faits humains individuels pourvu qu'ils aient une influence notable sur le cours des événements et, d'autre part, des faits collectifs dans la mesure où ils ont une incidence sur l'évolution de la société. Cependant, il ne suffit pas de déterminer l'objet de l'Histoire, il convient aussi de définir la qualité du récit historique et les conditions qu'il doit respecter pour répondre aux exigences de la science. C'est à quoi s'attache l'historien Marrou dans ce texte.

(André Roussel, docteur en sociologie, professeur de philosophie au lycée Jean-Macé de Rennes, Textes philosophiques classes Terminales F,G,H, Nathan technique, 1984)

L'extrait :

"Qu'est ce donc que l'Histoire ? Je proposerai de répondre : l'histoire est la connaissance du passé humain.

Nous disons "connaissance" et non pas, comme tels autres, "narration du passé humain", ou encore "œuvre littéraire visant à le retracer" ; sans doute, le travail historique doit normalement aboutir à une œuvre écrite... Mais il s'agit là d'une exigence de caractère pratique (la mission sociale de l'historien...) : de fait, l'histoire existe déjà, parfaitement élaborée dans la pensée de l'historien avant même qu'il l'ait écrite ; quelles que puissent être les interférences des deux types d'activité, elles sont logiquement distinctes.

Nous dirons connaissance et non pas, comme d'autres, "recherche" ou "étude"... car c'est confondre la fin et les moyens ; ce qui importe c'est le résultat atteint par la recherche : nous ne la poursuivrions pas si elle ne devait pas aboutir ; l'histoire se définit par la vérité qu'elle se montre capable d'élaborer.

Car, en disant connaissance, nous entendons connaissance valide, vraie : l'histoire s'oppose par là à ce qui serait, à ce qui est représentation fausse ou falsifiée, irréelle du passé, à l'utopie (1), à l'histoire imaginaire..., au roman historique, au mythe (2), aux traditions populaires ou aux légendes pédagogiques - ce passé en images d'Epinal que l'orgueil des grands Etats modernes inculque, dès l'école primaire à l'âme innocente de ses futurs citoyens.

Sans doute cette vérité de la connaissance historique est-elle un idéal, dont, plus progressera notre analyse, plus il apparaîtra qu'il n'est pas facile à atteindre : l'histoire du moins doit être le résultat de l'effort le plus rigoureux, le plus systématique pour s'en approcher.

C'est pourquoi on pourrait peut-être préciser utilement "la connaissance scientifiquement élaborée du passé", si la notion de science n'était elle-même ambiguë : le platonicien s'étonnera que nous annexions à la "science", cette connaissance si peu rationnelle qui relève tout entière du domaine de la "doxa" (3) ; l'aristotélicien, pour qui il n'y a de "science" que du général sera désorienté lorsqu'il verra l'histoire décrite... sous les traits d'une "science du concret"...

Précisons donc que si l'on parle de science à propos de l'histoire, c'est par opposition à la connaissance vulgaire de l'expérience quotidienne, une connaissance élaborée en fonction d'une méthode systématique et rigoureuse, celle qui s'est révélée représenter le facteur optimum de vérité."

(Henri-Irénée Marrou, De la connaissance historique, Editions du Seuil, Paris, 1954)

1. Conception imaginaire et irréalisable

2. Récit fabuleux

3. Opinion

Commentaire du texte : 

Histoire vient du mot grec "Historia" qui signifie "enquête". ce terme est apparu en français au XIVème siècle. "Historia" est le titre du premier livre de l'Histoire européenne qui était en fait une enquête écrite au Vème siècle avant J.C. par Hérodote, considéré comme le père de la science historique.

Tout en reconnaissant sa dette envers Hérodote et les historiens du passé, Henri-Irénée Marrou veut faire de l'histoire une "connaissance scientifiquement élaborée du passé."

Henri-Irénée Marrou définit l'histoire comme "la connaissance du passé humain". Il précise cette définition dans l'avant-dernier paragraphe : l'Histoire est "la connaissance scientifiquement élaborée du passé".

Cette définition exclut tout ce que n'est pas l'Histoire : une représentation irréelle, fausse ou falsifiée, une narration, une étude, un mythe, une utopie, un roman, un catalogue de légendes pédagogiques, telle qu'on pouvait les trouver par exemple dans les ouvrages scolaires de Mallet et Isaac.

Quand Joinville chroniqueur du règne du roi Louis IX (saint Louis) écrit sa chronique de la septième croisade, il ne fait pas œuvre d'historien au sens moderne, même si les chroniques de Joinville présentent un réel intérêt historique, elle sont une œuvre littéraire à caractère hagiographique (destinée à prouver la sainteté d'un personnage). C'est d'ailleurs en partie grâce au témoignage de Joinville que Louis IX fut canonisé en 1297.

Joinville n'est pas un historien, mais un chroniqueur. Son œuvre présente un grand intérêt historique, mais ce n'est pas un historien au sens où l'entend Henri-Irénée Marrou.

Note : Jean de Joinville (v. 1224 - 24 décembre 1317), également connu sous le nom de Sire de Joinville, est un noble champenois et biographe de Saint Louis. Sénéchal de Champagne et historien du règne, il suit Louis IX à Aigues-Mortes et en Terre sainte lors de la septième croisade. 

Certes, précise Henri-Irénée Marrou, le travail historique doit normalement aboutir à une œuvre écrite. Le travail de l'historien suppose la publication de livres d'Histoire, la nécessité d'atteindre un "public", des lecteurs. Mais il s'agit là d'une "exigence pratique qui relève de la mission sociale de l'historien".

En réalité explique Henri-Irénée Marrou, l'Histoire existe déjà parfaitement élaborée dans la pensée de l'historien, avant même qu'il l'ait écrite. Les deux types d'activité : penser l'Histoire et écrire l'Histoire sont logiquement distinctes. L'une, le fait d'élaborer l'Histoire dans la pensée précède et suppose l'autre, le fait d'écrire l'Histoire, de coucher sur le papier le fruit de cette élaboration.

Le travail de l'Historien doit donc nécessairement aboutir à une œuvre écrite, mais il s'agit là d'une condition nécessaire, mais non suffisante. "L'histoire se définit par la vérité qu'elle se montre capable d'élaborer". Ce qui signifie que le travail de l'Historien se situe logiquement et chronologiquement en amont dans une exigence de rigueur et de scientificité de la pensée et non dans l'écriture proprement dite.

La mission sociale de l'historien ne consiste pas seulement à écrire des livres d'Histoire, mais se définit par "la vérité qu'elle se montre capable d'élaborer".

Examinons ce que l'Histoire n'est pas, selon Henri-Irénée Marrou. L'Histoire est une connaissance valide, vraie ; elle n'est pas une représentation fausse ou falsifiée. On peut penser à la falsification des faits opérée par les régimes totalitaires. L'historien doit chercher à donner une représentation vraie du passé, il n'a pas le droit de falsifier le passé. La reconstitution rigoureuse des faits doit être le premier critère et la première exigence de l'historien de métier.

L'histoire ne doit pas être un récit fabuleux, une utopie le compte rendu de faits qui n'ont jamais eu lieu, ni dans le temps, ni dans l'espace humain que nous connaissons (utopie vient de u topos = non lieu) ; l'historien de métier n'a pas le droit de construire un passé idéal, il doit transcrire ce qui s'est réellement passé et non ce qui aurait pu se passer, "l'irréel du passé". 

L'Histoire ne doit pas être un "roman historique", une narration romancée du passé, comme par exemple Les trois mousquetaires d'Alexandre Dumas ou Ivanhoé de Walter Scott. L'historien a le droit de chercher à "passionner" ses lecteurs par sa manière de raconter les faits, mais il n'a pas le droit de changer les faits pour les rendre plus passionnants.

L'Histoire ne se confond pas avec le mythe, c'est-à-dire un récit légendaire des origines d'une société donnée, comme par exemple celui de la fondation de Rome par Romulus et Rémus, les frères jumeaux qui auraient été allaités par une louve.

L'histoire n'est pas la transcription des traditions populaires. L'historien de métier doit, là encore, interroger les traditions populaires pour faire la part de la légende et de la réalité.

Enfin, l'Histoire n'a pas pour vocation d'être un "roman national" destiné à édifier les jeunes générations, par exemple en leur inculquant "nos ancêtres les Gaulois", saint Louis rendant la justice sous son chêne, le vase de Soisson, etc. Même si ce "roman national" peut contenir une part de vérité, sa fonction est davantage de transmettre une idéologie destinée à créer un sentiment d'appartenance collective que de proposer une Histoire plus objective et plus complexe, des outils de recherche et une formation de l'esprit critique.

L'Histoire n'est ni une simple recherche, ni une simple étude "car c'est confondre la fin et les moyens". La recherche et l'étude sont les moyens de l'historien pour comprendre l'Histoire et non leur fin qui est "la vérité qu'elle se montre capable d'élaborer".

Si l'historien pensait que la recherche de la vérité n'avait aucune chance d'aboutir à travers les outils qu'il a élaborés : recherche des sources, analyse et comparaison des document, établissement de leur authenticité (critique interne et externe), il ne poursuivrait pas sa recherche. Le but de sa recherche, ce ne sont pas les faits, mais la vérité historique.

L'établissement de la vérité historique ne débute vraiment qu'au XIXème siècle avec des historiens comme Michelet ou Fustel de Coulanges. 

La connaissance de la vérité historique qui est la véritable fin de l'historiographie n'est jamais pleinement atteinte par l'historien. C'est un "idéal" qu'il n'est pas facile à atteindre, mais que l'on doit chercher à atteindre à travers l'effort rigoureux, le plus systématique pour s'en approcher. 

C'est pourquoi Henri-Irénée Marrou ne définit pas l'Histoire comme on a pu la définir par le passé : une représentation irréelle, fausse ou falsifiée, une narration, une étude, un mythe, une utopie, un roman, un catalogue de légendes pédagogiques, telle qu'on pouvait les trouver par exemple dans les ouvrages scolaires de Mallet et Isaac.

L'Histoire, la véritable Histoire, au sens moderne du terme est "la connaissance scientifiquement élaborée" du passé humain. Toutefois, la notion de science, ajoute Henri Irénée Marrou est ambiguë. On aurait bien étonné Platon en faisant de l'Histoire une science comme les mathématiques. L'Histoire serait plutôt pour Platon du domaine de la doxa, de l'opinion, non de la science.

De même, pour Aristote, "il n'y a de science que du général", l'Histoire ne peut donc pas être une science du concret, du particulier. Les deux termes "science" et "concret" s'excluent l'un l'autre, comme les termes "science" et "particulier". 

L'histoire serait une science comme la physique, s'il y avait de lois en Histoire que l'historien serait susceptible de découvrir.

Dans le dernier paragraphe du texte, Henri-Irénée Marrou va préciser en quoi on peut parler de science à propos de l'Histoire. On peut parler de science à propos de l'histoire par opposition à la connaissance vulgaire de l'expérience quotidienne, une connaissance élaborée en fonction d'une méthode systématique et rigoureuse, qui s'est révélée représenter le facteur optimum de vérité.

Autrement dit, l'Histoire ne se réduit pas à l'opinion, à ce que Spinoza aurait appelée "connaissance du premier genre", mais une connaissance fondée sur une méthode, la méthode historique systématique et rigoureuse qu'il se propose de décrire dans son ouvrage. 

Toutefois, Henri-Irénée Marrou refuse le fétichisme de la méthode qu'il reproche à certains de ses collègues (Langlois, Seignobos). L'historien doit d'abord chercher à entrer en sympathie avec les hommes du passé, les comprendre de l'intérieur comme ils se comprenaient eux-mêmes, en évitant de projeter sur eux sa propre subjectivité. Cette notion de "sympathie" empruntée à Dilthey distingue les sciences humaines des sciences de la nature. 

 


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