La DADVSI buggée ?
par Johan
lundi 21 août 2006
La loi DADVSI qu’on ne présente plus a été promulguée par le Président Chirac ce 1er août 2006. Son texte ayant connu de nombreuses versions au fil du temps, les analystes n’ont pas eu le temps de faire donner au texte tout son sens. Il m’a semblé déceler un point qui pourrait bien remettre en question un dispositif crucial du texte, à savoir l’article instaurant la légalité des Mesures techniques efficaces (soient les DRM présentant certaines caractéristiques prévues par la loi) et assimilant à une contrefaçon toute atteinte à leur encontre. Les Majors nous ont habitués à nous pondre des produits buggés, apparemment leurs lois le sont aussi.
Cette démonstration un peu technique sera pour beaucoup de lecteurs l’occasion de se faire une petite idée de l’esprit retors d’un juriste.
L’exception de copie privée
La DADVSI a maintenu l’exception pour copie privée telle qu’elle était prévue dans les articles L 122-5 2° (titulaires de droits d’auteurs) et L 211-3 2° (titulaires de droits voisins) du Code de la propriété intellectuelle. La copie privée est un droit gigogne aussi utile au Droit français que peut être la notion de Fair use en Droit américain. Par exemple, lorsque vous affichez une image sur votre ordinateur, elle ne disparaît pas du CD ROM dont vous l’avez extraite. De même si vous la passez sur votre disque dur ou votre clé USB. Même quand vous écrivez sur un morceau de papier les paroles d’une chanson, vous faites une copie. On pourrait dire que vous en avez fait une copie privée licite, puisque le support est indifférent pour la loi (depuis la loi DADVSI un 6° est ajouté au L 122-5 pour prendre en compte les reproductions nécessaires à l’utilisation licite de l’œuvre, et légaliser la mise en cache des pages Web entre autres. A mon avis il n’était nécessaire que parce que certaines de ces pratiques ont une « utilisation collective », qui est interdite par la copie privée).
Les deux articles précités ont une rédaction quasi similaire. Dans les deux cas il est prévu que l’ayant droit « ne peut interdire (...) 2°) les copies ou les reproductions strictement destinées à l’usage privé du copiste et non destinées à leur utilisation collective (...) »
Ainsi il a été décidé de maintenir cette exception (c’est un commandement impératif s’imposant à l’auteur) de copie privée. C’est l’exercice de cette exception qui serait entravé voire empêché légalement par les « mesures techniques efficaces » incorporées au support par le producteur. Mesures qui ne pourraient être ni contournées, ni neutralisées, ni ignorées, sous peine de voir constitué un délit assimilé à une contrefaçon (soit au maximum 3 ans de prison et 300 000 € d’amende). Encore faut il que leur qualité de « mesure technique efficace » soit reconnue.
La protection des « mesures techniques efficaces » par la loi DADVSI
L’article 13 de la loi DADVSI dispose que :
« Art. L. 331-5.[Note de l’auteur : nouvel article inséré dans le Code] − Les mesures techniques efficaces destinées à empêcher ou à limiter les utilisations non autorisées par les titulaires d’un droit d’auteur ou d’un droit voisin du droit d’auteur d’une oeuvre, autre qu’un logiciel, d’une interprétation, d’un phonogramme, d’un vidéogramme ou d’un programme sont protégées dans les conditions prévues au présent titre.
On entend par mesure technique au sens du premier alinéa toute technologie, dispositif, composant qui, dans le cadre normal de son fonctionnement, accomplit la fonction prévue par cet alinéa. Ces mesures techniques sont réputées efficaces lorsqu’une utilisation visée au même alinéa est contrôlée par les titulaires de droits grâce à l’application d’un code d’accès, d’un procédé de protection tel que le cryptage, le brouillage ou toute autre transformation de l’objet de la protection ou d’un mécanisme de contrôle de la copie qui atteint cet objectif de protection.
Un protocole, un format, une méthode de cryptage, de brouillage ou de transformation ne constitue pas en tant que tel une mesure technique au sens du présent article. »
Article duquel on peut déduire qu’un DRM n’est pas automatiquement reconnu comme une « mesure technique », et encore moins comme une « mesure technique efficace » (et donc dans ce dernier cas seulement protégé par la loi DADVSI). Sa protection dépend notamment de sa destination (un DRM ayant la destination mentionnée au premier alinéa est une « mesure technique ») et de sa nature (une « mesure technique » ayant les caractéristiques décrites au deuxième alinéa est une « mesure technique efficace »). Par exemple un DRM ayant pour seul effet d’entraver l’interopérabilité, ou un format propriétaire (même absolument pas interopérable), ne sauraient être considérés comme des « mesures techniques » ni des « mesures techniques efficaces ».
D’ailleurs en se penchant d’avantage sur libellé de l’article L. 311-5 on se rend compte qu’il établit une distinction qui n’a pas lieu d’être entre les mesures techniques efficaces protégées et celles non protégées, laissant croire qu’il faut à une mesure technique efficace respecter les conditions de l’alinéa premier, alors que ce sont celles là mêmes qui distinguent une « technologie,[un] dispositif, [un] composant », d’une mesure technique (sans présager de son caractère « efficace »). Ce qui laisse à penser que l’hermétisme de cette formulation n’est pas absolument accidentelle.
Réflexion sur la qualification juridique des mesures anti-copies
En ce qui concerne la qualification de mesure technique efficace (par distinction avec les autres mesures techniques) aucun problème particulier n’est à signaler. Il suffit que la mesure technique soit contrôlée par les titulaires de droits, et qu’elle ait recours à un mot de passe, qu’elle empêche la lecture correcte du fichier, ou qu’elle en limite la copie.
Néanmoins, la qualification de mesure technique (par rapport à d’autre procédés qui n’ont pas droit à cette désignation) telle que définie au paragraphe premier est nettement plus délicate en raison de la survivance des articles L 122-5 2° et L 211-3 2° précités et garantissant l’exception de copie privée. Car un procédé n’est une mesure technique que s’il empêche ou limite les « utilisations non autorisées par les titulaires d’un droit ». Par conséquent, s’y assimile l’impossibilité d’ « interdire » la copie privée à une impossible « non autorisation » de copier pour son usage privé, l’empêchement (attention « l’empêchement » n’est pas synonyme de « l’interdiction » !) de la copie privée par un DRM ne donne pas la qualité de « mesure technique » à ce DRM. Partant il ne peut a fortiori être appréhendé comme une « mesure technique de efficace » donc il ne bénéficie pas de leur protection légale spécifique dans l’hypothèse où c’est un mécanisme qui empêche la copie privée qui est en cause.
Peut on cependant imaginer que l’ayant droit affirme que n’ayant pas donné son autorisation explicite à la copie privée, celle-ci doit être considérée comme « non autorisée » ? La France est jusqu’à preuve du contraire un pays libre, dans lequel la liberté est la norme et l’interdiction l’exception. En particulier en Droit pénal, qui est d’interprétation stricte (principe à valeur constitutionnelle). Par ailleurs si le contrat est la loi des parties, nul ne saurait être tenu à ce que la loi n’oblige pas. L’ayant droit n’a donc qu’un seul moyen de faire reconnaître le droit à la copie privée comme une utilisation « non autorisée » : l’« interdire » à l’acheteur. Or les articles L 122-5 2° et L 211-3 2° lui ôtent justement cette option.
Sur le droit d’équiper ses produits de DRM empêchant la copie privée
Si l’on suit le raisonnement qui précède, on devrait pouvoir faire sortir des mesures techniques les mesures anti-copie, en ce sens que la copie privée est illimitée tant qu’elle n’a pas vocation à une « utilisation collective » (l’article 16 de la loi DADVSI prenant alors un tout autre sens).
L’ayant droit, s’il n’a en aucun cas le pouvoir d’interdire la copie privée peut il l’empêcher en équipant ses produits de DRM anti-copie privée ?
Rien ne semble aller contre cela, en l’occurrence c’est un retour au statut quo mais la déchéance du statut de « mesure technique » des DRM de contrôle de la copie privée a de nombreux effets incidents puisque ces DRM sortent par conséquent du champ d’application de nombreuses autres dispositions de la loi, y compris certaines favorables au consommateur et /au concurrent. En particulier les mesures de l’article 16 de la loi, qui ouvrent le droit d’apposer une limitation de la copie privée et donnant compétence à une « autorité de régulation des mesures techniques » pour établir le nombre minimal de copies permises par les « mesures techniques » de l’article 14, se voient toutes rendues caduques. On aurait pu craindre qu’il faille systématiquement avoir recours à l’autorité pour pouvoir contourner les DRM anti-copie privée (article 16 de la DADVSI : « (...) L’Autorité de régulation des mesures techniques visée à l’article L. 331-17 veille à ce que la mise en
oeuvre des mesures techniques de protection n’ait pas pour effet de priver les bénéficiaires des exceptions définies aux : « - 2o, e du 3o à compter du 1er janvier 2009, 7o et 8o de l’article L. 122-5 ; » (...)) ; mais si celles-ci ne sont pas reconnues comme des « mesures techniques » au sens de la loi, on aboutit à ce que les DRM peuvent restreindre la copie privée, et que le consommateur a libre droit de "hacker" celles-ci.
Encore pire pour nos contradicteurs : si l’on défend que les « mesures techniques de protection » de l’article 16 ne sont pas les mêmes que les « mesures techniques » de l’article 13, on les exclut de la protection légale contre le "hacking" tout en conservant la compétence de l’autorité pour en brider les contraintes contre la copie privée !
En conclusion
A la limite, le seul contre argument qui me vient à l’esprit en faveur de l’intégration des mesures anti-copie privée aux mesures techniques efficaces serait de dire que le terme « interdire » de l’article sur la copie privée vise seulement les contrats d’adhésion, et qu’il est possible d’en décider la mise à l’écart contractuellement. Mais j’en doute fort : une fois l’œuvre divulguée, il semble aussi impossible d’en interdire (même contractuellement) sa citation, sa parodie ou sa critique que sa copie privée. A part peut être si l’on considère que le droit à copie privée naît lors de la transmission du produit et que dès lors il peut être traité après la cession (on ne peut pas renoncer à un droit que l’on n’a pas encore acquis). Resterait alors à faire signer un deuxième contrat à l’usager dans lequel il s’interdirait lui-même, dans le cadre de sa capacité à contracter librement, le droit à sa libre copie privée. Hypothèse improbable et irréaliste s’il en est, sauf à concevoir une forte réduction de prix au consommateur pour l’inciter à entrer dans une grande insécurité juridique, puisque la copie privée est très protéiforme.
Pour que la loi DADVSI eût l’effet escompté par le gouvernement, il aurait fallu remplacer à son article 13 l’expression « les utilisations non autorisées » par « les utilisations empêchées ou limitées par les mesures de protection ». A la limite par « les utilisations non autorisées par les mesures de protection », de manière à bien séparer la contrainte technique (permise) de la contrainte juridique (interdite). Ce n’est pas une distinction inoffensive, car la qualification juridique du DRM étudié en dépend complètement.
Il va falloir attendre les premières décisions pour obtenir l’appréciation du juge sur ce plaidoyer, qui me paraît assez solide, pour autant qu’il soit repris devant la Cour.
Des premières décisions dépendront toute l’application ultérieure de la loi DADVSI et l’urgence de la revoir ou non.
Moralité
Dans une querelle byzantine, on trouve toujours plus byzantin que soi. Dans cet art les politiciens sont bons, mais les juristes sont passés maîtres.