La modernité et sa morale en spray.

par Jigmy
mardi 20 juin 2006

La morale a mauvaise presse. Tant pis, nous allons en parler, parce que nous constatons que notre modernité est en manque de morale adaptée pour répondre aux défis de notre époque. Du coup, hésitant entre fanatisme religieux et individualisme, l’homme moderne est déboussolé. Perdu entre son envie de compatir face à la souffrance d’autrui présentée dans les JT et son incapacité à y répondre, cette blessure l’amène à se replier sur son cocon familial, et à se désintéresser de ces sujets qui le blessent, et dans le même temps, à se détourner d’autrui. Et pourtant, avec les médias qui nous lient au monde, et les dangers réels de la technique sur le monde, la manie moderne de se détourner d’autrui est très mal venue. Plus personne n’ose s’interroger sur la morale et poser la question qui fâche : quand allons-nous enfin donner un nouveau souffle à la morale ? Et quel type de morale serait adapté aux défis de notre époque ?

Une morale édulcorée et facile.

Auscultons la modernité et faisons une petite analyse morale.
Depuis la mort de Dieu proclamée joyeusement par Nietzsche, et la mort du père (c’est-à-dire la destruction des valeurs de nos parents) proclamée par Gérard, on en a fait du chemin !

La morale moderne est caractéristique d’une société de loisirs, de consommation, de recherche de bien-être, où la retraite devient une aspiration de masse, où l’on se réjouit de la fin du service militaire, ou l’abstention est croissante, où la politique intéresse au même titre que le tiercé et la météo. C’est la morale d’une société apathique, sans grand but, recherchant le divertissement, se lovant dans sa vie privée, le jardinage, le bricolage, et la perspective de partir en congé.

Le moins que le puisse dire, c’est que la mode est à une morale facile, indolore, édulcorée, qui n’a rien d’une morale sacrificielle ou rigoriste. La modernité, allergique aux devoirs, et aux sacrifices, prône une morale minimale, mais cela ne signifie pas pour autant un état d’indifférence totale. L’ère est à la moraline, la petite morale, le minimalisme éthique. Ce minimalisme éthique, intermittent, est comme ce que Jankélévitch, au chapitre I du Paradoxe de la morale, appelle « l’homo éthicus », l’éthique du l’homme du dimanche matin. La morale de l’époque est «  sans obligation, ni sanction ». C’est-à-dire que l’on veut bien aider les autres, mais sans trop s’engager, sans trop donner de soi-même.

Le don humanitaire.

Mais cette société, malgré la faillite de la morale et de la religion, a vu son exigence éthique monter. Lipovetsky dans Le crépuscule de la morale appelle cela le « réveil éthique ». Mais cette éthique est facile, gadgétisée, superficielle, peu mobilisatrice. Le don humanitaire est l’exemple le plus frappant : il suffit de signer. Le don ne lie pas à autrui, il ne crée aucune responsabilité, puisqu’il ne crée aucun lien. Ce n’est pas pour x ou y que je donnais, mais contre « la faim en Afrique », « pour le cancer », « pour les sans-abri ». On ne donne pas à des personnes, mais à des causes, à des concepts. "On ne s’apitoie plus sur des individus, mais sur des catégories" regrette Domenach (Une morale sans moralisme, chapitre 7)

Les questions morales deviennent ambiance, coloration d’un instant, mode, apitoiement furtif et vite oublié. Elle mobilisent un temps et disparaissent aussi vite qu’elles sont apparues. C’est la « vertu minute », vertu « intermittente » de l’instant larmoyant devant son poste de télévision, sans même que l’on se sente coupable de ne rien faire. Ce qui est remarquable dans la logique du don, c’est le rejet de la responsabilité à un autre. Le donneur veut bien permettre indirectement l’aide, en apportant les moyens financiers pour aider, mais en donnant, il compte immédiatement sur celles et ceux qui, sur le terrain, agiront. Très prosaïquement, nous sommes tous volontaires pour donner des paquets de riz, mais peu le sont pour les distribuer dans les pays en voie de développement.

Récemment, le don facile s’est développé, avec le don par SMS, des dons avec déductions d’impôts, des dons par un pack d’eau minérale acheté, par des timbres achetés, par une petite peluche, un sac à sapin... Comme s’il fallait que ce soit facile, ou qu’on ait autre chose en retour !

Le Charity Show.

La morale, non contente d’être sans douleur, sans devoir, sans sacrifice, sans les affres de la conscience, s’apparente au divertissement. L’on ne compte plus les charity-shows, comme les soirées des Enfoirés pour les restos du cœur, les singles d’artistes au profil d’associations, les soirées de dons qui s’apparentent plus à des compétitions de dons, qu’à un réel élan de solidarité et de moralité. En effet, comme tout élan, cet élan est bien éphémère, et sera vite oublié. « La charité s’associe aux décibels, l’humanitaire au show-biz ; il n’est plus de noble cause sans stars ; il n’est plus de grande collecte sans sono », déplore Lipovetsky, au chapitre 4 du Crépuscule de la morale. La morale est associée aux strass, aux chants, à la fête.

Le 5 mars 2004, l’émission « Les Enfoirés dans l’espace », diffusée sur TF 1, a rassemblé près de 11 millions de téléspectateurs. Le débat qui suivait le concert n’en a intéressé que 1,5 million. « C’est facile à comprendre, résume Cécile Prévost Thomas, sociologue. Il n’y avait plus les paillettes. » Donc, que l’on ne se trompe pas : « À travers l’effervescence caritative et humanitaire c’est encore et toujours l’éclipse du devoir qui est à l’œuvre », conclurait Lipovetsky.


Une morale moderne inadaptée à la globalisation.

Sans religion, sans morale, la modernité compte sur les éthiques (éthique des médias, éthique de l’éducation, éthique de la santé...) pour se refaire une santé. Cependant, ces éthiques s’avèrent pour le moment incapables de répondre aux défis du moment.

« De nos jours, la morale laïque, qui avait pris le relais de la morale religieuse, est à bout de souffle », nous dit Domenach. Les valeurs éthiques passées, même détruites, continuaient encore à apporter leur carburant éthique, mais à présent, elles ne peuvent plus rien.

Car c’est le monde qui a changé. L’éthique post-moraliste, émotionnelle, au cercle de responsabilité restreint, ne correspond pas au monde tel qu’il est : avec ses dangers pour le futur, ses dangers pour la planète, ses inégalités Nord-Sud, sa super médiatisation de la douleur d’autrui.

L’éthique classique centrée sur le prochain et la proximité des buts ne suffit pas.
La technique moderne a engendré des effets si inédits, si potentiellement catastrophiques que l’homme ne sait plus qui est son prochain. Jadis, c’était si simple, le prochain c’était la famille, les proches, les amis, les villageois. Avant, on rencontrait son prochain au coin de la vie, on en avait une cinquantaine tout au plus. Et désormais, il semblerait que le monde entier puisse être mon prochain, et pourtant ceux que je croise dans la rue et le métro ne me disent jamais bonjour, et c’est le regard vague, et sans sourire que l’on se croise. Comment et par qui commencer ? Rien ne nous a préparé à avoir des devoirs envers le monde entier.

Le besoin de théorisation morale.

Il faudrait tout en acceptant la modernité, (c’est-à-dire sans faire marche-arrière, sans replonger dans la morale théologique ou déontologique) que s’effectue un ressourcement moral. Sans que cette morale soit pour autant contraignante ! (De toute façon, il ne faut pas se leurrer, personne n’en voudrait).
Mais il serait peut-être temps de songer à une morale ou à une politique de la responsabilité qui puisse jouer de conserve avec l’humanitaire ! On ne peut pas s’en tenir qu’à l’humanitaire ! Il serait probablement souhaitable de mêler humanitarisme et éthique de la responsabilité d’autrui. « C’est justement parce que le politique fait défaut, que le recours à l’humanitaire apparaît comme la panacée pour se donner bonne conscience. L’humanitaire comme forme unique de politique étrangère c’est considérer que la seule finalité d’une action est d’éteindre les incendies. On ne saurait bâtir une politique étrangère sur le développement des casernes de pompiers », explique Yves Méaudre dans l’article coécrit avec Rony Brauman, « Humanitarisme et bonne conscience »

Pour finir nous répondrons que Nietzsche et ses petits frères comme Marx, Freud, Lévi-Strauss, les soixante-huitards se sont amusés (et ils avaient raison) à philosopher au marteau en détruisant la morale, c’est bien beau, mais depuis, plus personne ne se porte volontaire pour en reconstruire une nouvelle. Nous ne disposons de plus rien qui nous permettre de savoir comment vivre, ni au nom de quoi agir. Pourtant, Nietzsche, lui-même, qui se présentait comme de la dynamique destructrice, attendait avec impatience les nouvelles aurores... Des volontaires ?

Sources :
N. Czerwinski, « L’humanitaire en tube »,
L’Express, 5 juillet 2004.
R. Brauman, « La responsabilité humanitaire » colloque organisé par le Comité international de la Croix-Rouge, 27 et 28 novembre 2001, http:/www. msf.fr
Article « Assistance humanitaire », Rony Brauman, in Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, sous la direction de Monique Canto-Sperber,
J.M. Domenach,
Une morale sans moralisme, Paris, Flammarion, 1992. A. Etchegoyen, La valse des éthiques, Paris, F. Bourrin, 1991.
A. B.L. Gérard,
Le cadre d’une nouvelle éthique, Ramonville-Saint-Agne, Érès, 1998
J.C. Barreau,
Quelle morale pour aujourd’hui ?, Paris, omnibus, 1994.
V. Jankélévitch,
Le paradoxe de la morale, Paris, Ed. Seuil, 1989.


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