Les forces magiques qui animent le taux de rendement du capital

par Michel J. Cuny
lundi 3 février 2025

Ayant jonglé assez longuement avec cette comptabilité qui croit saisir "Le Capital au XXIe siècle" par les cheveux en s’en tenant aux deux seules notions de "revenu national" et de "capital national", Thomas Piketty s’intéresse tout à coup à la magie… de nombres qui persistent… Doit bien y avoir une raison… A priori, s’agissant toujours d’évaluations fondées sur les prix de marché - et rien que sur ceux-ci -, la raison à retrouver devait être celle de la loi de l’offre et de la demande, et des diverses spéculations qui viennent jouer sur les changements d’équilibre qu’elle engendre, d’instant en instant, parmi les différents prix de marché : c’est que tout cela conditionne le taux de rendement à espérer de tel ou tel investissement…

Or, le taux de rendement, c’est directement l’annonce de la part de gâteau qui devrait pouvoir être recueillie d’une bonne pêche aux bonnes affaires en cours ou à initier…

C’est avec cet appétit-là que Thomas Piketty s’installe devant ses instruments à découper le capitalisme en grosses tranches et sans plus de précautions méthodologiques que ce qui peut être nécessaire à entretenir le cher fantasme de la méritocratie démocratique ou de la démocratie méritocratique :
« Quelles forces magiques impliquent que la valeur du capital représente six ou sept années de revenu national dans une société donnée, plutôt que trois ou quatre ? » (Idem, page 262.)

Ce ne peut pas être quelque chose du genre de cette grande révolution prolétarienne de dimension planétaire de 1917, ni ses suites. C’est donc autre chose… Un phénomène plus ou moins miraculeux portant sur le seul partage du gâteau… au prorata d’une perspicacité suffisante chez les meilleur(e)s de celles et de ceux qui le voient à travers la vitrine avant même qu’il ne soit là.

Autrement dit :
« Existe-t-il un niveau d’équilibre pour le rapport capital / revenu, comment est-il déterminé, quelles sont les conséquences pour le taux de rendement du capital, et quelle est la relation avec le partage du revenu national entre revenus du travail et revenu du capital ? » (Idem, page 262.)

Question que Thomas Piketty ne prend évidemment pas du côté du travail, c’est-à-dire de la force de travail, seule créatrice de la valeur économique. Ce serait trop se fier à Adam Smith ou à David Ricardo. Sans compter qu’il faudrait ensuite regarder du côté de la production de plus-value, et risquer d’avoir à faire le pas de soulever le problème de ce qui a fait la grandeur de l’URSS jusqu’à la mort de Staline en 1953.

Or, c’est à ce moment-là que l’Occident capitaliste a commencé à reprendre du poil de la bête comme Thomas Piketty vient de nous le démontrer dans les 250 pages qui précèdent le point où nous en sommes arrivé(e)s.

Ayant décidé de ranger l’économie capitaliste sous la seule et unique considération d’un "rapport capital / revenu" qui met en relation deux notions construites selon sa fantaisie, Thomas Piketty y réfère maintenant toutes sortes de questions, et spécialement celle qui interroge le taux de rendement du… capital, c’est-à-dire - dans son langage à lui - du patrimoine.

Ici survient un second coup d’éclat qui ajoute une saveur toute spéciale à celui qui nous avait valu de faire connaissance avec la "première loi fondamentale" du capitalisme : α = r x β. β y figurait le rapport entretenu par le stock de capital quand on le divise par le flux du revenu national annuel. r étant le taux de rendement moyen du capital, sa multiplication par β nous fournit la part que prennent les seuls revenus du capital dans l’ensemble du revenu national, le reste allant aux revenus du travail.

Les divers termes de l’équation étant construits comme bon le semble à qui souhaite se fier à cette petite arithmétique parfaitement inepte, le résultat comptable n’est plus que le fruit d’une tautologie, comme Thomas Piketty nous l’a déjà dit naguère. Et comme il nous le redit ici, avant de nous asséner, de façon tout aussi cavalière, sa mirifique deuxième loi fondamentale du capitalisme :
« Il est important de réaliser que la loi α = r x β est en réalité une pure égalité comptable, valable en tout temps et en tout lieu, par construction. On peut d’ailleurs la voir comme une définition de la part du capital dans le revenu national (ou bien du taux de rendement moyen du capital, suivant ce qui est le plus facile à mesurer) plutôt que comme une loi. » (Idem, page 266.)

Le tout étant donc de pouvoir mesurer quelque chose… Ajoutons qu’il s’agit bien de ce que nous avions fini par comprendre : la loi n’est ici que l’arbitraire… d’une définition.

Mais, désormais, Thomas Piketty a bien changé… Il n’en était encore qu’à la page 92. Rendu maintenant à la page 266, le voici devenu parfaitement honnête et pertinent. C’est lui qui nous dit en effet que cette deuxième loi…
« La loi β = s/g est au contraire le résultat d’un processus dynamique : elle représente un état d’équilibre vers lequel tend une économie épargnant à taux s et croissant à taux g, mais cet état d’équilibre n’est en pratique jamais parfaitement atteint. » (Idem, pages 266-267.)

Voilà donc une loi "tendancielle". Tendance plus ou moins forte tout de même, puisque :
« En second lieu, la loi β = s/g est valable uniquement si l’on se concentre sur les formes de capital accumulables par l’homme. » (Idem, page 267.)

Car il existerait des formes de capital indépendantes de l’homme…, ce qui voudrait dire : indépendantes du travail humain… Faudra nous dire lesquelles.

Mais la même "loi fondamentale" se heurte encore à un autre écueil :
« Enfin, en dernier lieu, la loi β = s/g n’est valable que si le prix des actifs évolue en moyenne de la même façon que les prix à la consommation. » (Idem, page 267.)

Ici tout tient à ce fait redoutable que la mesure est effectuée - comme Thomas Piketty n’a cessé de nous le redire - à partir des prix de marché. Autrement dit : rien que sur des sables toujours mouvants…

Alors, à quoi bon ? Et comment déterminer la fiabilité "fondatrice" de tel ou tel prix de marché ? En comptant qu’avec le temps, va, tout finit par aller très bien :
« Mais dans l’hypothèse où les variations de prix se compensent dans le long terme, alors la loi β = s/g est nécessairement valable sur longue période, et ce, quelles que soient les raisons pour lesquelles le pays considéré choisit d’épargner une proportion s de son revenu national. » (Idem, page 267.)

Ce qui signifie que tout le raisonnement est nécessairement contenu dans la formule elle-même, quels que soient les aléas qui lui seraient extérieurs.

Or, que dit-elle vraiment, cette belle et seconde "loi fondamentale" d’un capitalisme uniquement fondé sur deux règles de trois tout au plus ?

C’est ce qu’il nous reste à lui demander à elle.

Michel J. Cuny


Lire l'article complet, et les commentaires