Mère Teresa : les zones d’ombre d’une icône mondiale de la charité chrétienne
par Giuseppe di Bella di Santa Sofia
samedi 22 février 2025
Le sari blanc bordé de bleu : symbole universel de bonté ? Mère Teresa, la sainte de Calcutta, vénérée, statufiée... et pourtant. Derrière le mythe, une réalité dérangeante. Des mouroirs où l'hygiène et la compassion semblaient absentes. Des flots d'argent aux destinations troubles. Des accointances avec les puissants, les dictateurs.
Kalighat, le mouroir de la controverse : entre compassion et négligence ?
Le mouroir de Kalighat, officiellement le "Kalighat Home for the Dying Destitutes", fondé en 1952 à Calcutta, est au cœur des critiques les plus virulentes adressées à Mère Teresa. Des témoignages, parfois poignants, parfois glaçants, décrivent un lieu où la mort rôdait, non pas dans la sérénité, mais dans la souffrance et l'abandon total.
Mary Loudon, une volontaire britannique qui a travaillé à Kalighat dans les années 1990, a décrit des scènes qui hantent encore ses nuits. Des rangées de lits de camp, des corps émaciés, des plaies béantes... et une odeur, mélange de sueur, de maladie et de désespoir, qui imprégnait les murs. Elle a raconté comment des sœurs, sans aucune formation médicale, effectuaient des gestes techniques avec une assurance déconcertante, mais une compétence plus que douteuse. Des aiguilles souillées réutilisées, trempées dans de l'eau froide, des pansements changés à la hâte, des médicaments, souvent périmés, administrés sans véritable diagnostic... "C'était comme un retour au Moyen Âge", a-t-elle confié lors d'une interview en 1994. Un autre témoin, un médecin indien qui a souhaité garder l'anonymat, parle de "négligence criminelle".
Un autre aspect troublant était l'attitude face à la douleur. Aroup Chatterjee, un médecin britannique d'origine indienne, auteur du livre "Mother Teresa : The Untold Story", a mené une enquête minutieuse sur les pratiques des Missionnaires de la Charité. Il a recueilli des dizaines de témoignages concordants : les antidouleurs puissants, comme la morphine, étaient rarement utilisés, même pour des patients atteints de cancers en phase terminale. Mère Teresa, selon ses propres mots, voyait dans la souffrance une "opportunité de se rapprocher de Dieu". Une philosophie qui, pour beaucoup, se traduisait par une indifférence cruelle à la douleur des autres.
Susan Shields, une ancienne sœur des Missionnaires de la Charité qui a passé neuf ans et demi dans l'ordre, a confirmé cette "théologie de la souffrance". Dans une lettre ouverte publiée après avoir quitté l'ordre, elle a écrit : "Les sœurs devaient refuser les antidouleurs aux mourants, même s'ils hurlaient de douleur. On nous disait que c'était la volonté de Mère [Teresa], que la souffrance était un cadeau de Dieu." Cette approche, profondément ancrée dans la spiritualité de Mère Teresa, est l'un des points les plus controversés de son héritage.
Les milliards disparus : l'opacité financière
Les Missionnaires de la Charité ont reçu, au fil des décennies, des sommes colossales, des dons affluent du monde entier, touché par l'image de la sainte au service des plus pauvres. Mais où est passé cet argent ? La question, lancinante, a alimenté les soupçons et les accusations de détournement de fonds.
L'opacité financière de l'ordre était proverbiale. Aucun bilan comptable détaillé n'a jamais été publié. Les sœurs, tenues par un vœu de pauvreté, ne possédaient rien en propre, mais l'organisation, elle, gérait des sommes considérables. Des estimations, basées sur des enquêtes journalistiques et des témoignages d'anciens membres, parlent de centaines de millions de dollars, voire de milliards, transitant par les comptes des Missionnaires de la Charité.
L'un des donateurs les plus controversés fut Charles Keating, un financier américain impliqué dans le scandale des Savings and Loan dans les années 1980. Il a fait don de 1,25 million de dollars à Mère Teresa, une somme considérable à l'époque. Lorsque Keating fut arrêté et jugé pour fraude, le procureur chargé de l'affaire, Paul Turley, écrivit à Mère Teresa, lui demandant de restituer l'argent, qui provenait, selon lui, d'activités illégales. La réponse de Mère Teresa, si elle a jamais existé, n'a jamais été rendue publique. L'argent, lui, n'a jamais été rendu.
Susan Shields, l'ancienne sœur mentionnée plus haut, a également évoqué des pratiques financières douteuses. Elle a raconté comment des chèques de plusieurs dizaines de milliers de dollars étaient régulièrement envoyés au Vatican, sans explication claire sur leur utilisation. "Nous, les sœurs, nous vivions dans une pauvreté extrême, mais l'ordre, lui, brassait des sommes énormes", a-t-elle déclaré. Cette disparité entre la pauvreté affichée et les richesses cachées a nourri les accusations de détournement de fonds.
Les séjours en cliniques de luxe : l’hypocrisie révélée ?
L'image de Mère Teresa, ascète vivant au milieu des pauvres, a été écornée par les révélations sur ses propres séjours dans des hôpitaux modernes et coûteux, loin des conditions spartiates de ses mouroirs.
Dans les dernières années de sa vie, Mère Teresa a été hospitalisée à plusieurs reprises, notamment à la clinique Woodlands de Calcutta, un établissement privé réputé pour ses soins de qualité et ses tarifs élevés. Elle a également été soignée à l'hôpital Gemelli de Rome, le même où le pape Jean-Paul II recevait des soins. Ces séjours, révélés par la presse, ont suscité un malaise. Pourquoi Mère Teresa, qui prônait la pauvreté et la simplicité, bénéficiait-elle de traitements de faveur, inaccessibles à la grande majorité des personnes qu'elle prétendait servir ?
Ces hospitalisations, en elles-mêmes, ne sont pas condamnables. Mère Teresa, comme tout être humain, avait droit à des soins médicaux de qualité. Ce qui a choqué, c'est le contraste saisissant entre ces traitements de luxe et les conditions déplorables des mouroirs qu'elle dirigeait. C'est l'hypocrisie d'une situation où la "sainte des pauvres" bénéficiait des meilleurs soins, tandis que les pauvres, eux, mouraient dans des conditions indignes.
Certains ont tenté de justifier ces séjours en invoquant l'âge avancé de Mère Teresa et la nécessité de soins spécifiques. Mais pour ses détracteurs, ces explications ne tiennent pas. Ils y voient la preuve d'une double morale, d'un décalage flagrant entre le discours et la réalité. L'image de la sainte, soigneusement construite au fil des décennies, commençait à se fissurer.
Une diplomatie controversée : les amis de Mère Teresa
Mère Teresa, au cours de sa longue carrière, a rencontré des chefs d'État, des rois, des reines, des présidents... et des dictateurs. Sa diplomatie, souvent qualifiée de "non-politique", a été critiquée pour son manque de discernement et ses compromissions avec des régimes autoritaires.
L'un des exemples les plus frappants est sa relation avec Jean-Claude Duvalier, le dictateur haïtien, surnommé "Baby Doc". En 1981, Mère Teresa a visité Haïti et a reçu la grand-croix de l'ordre national Honneur et Mérite des mains de Duvalier. Elle a prononcé un discours élogieux, saluant l'amour du dictateur pour son peuple. "J'ai vu que les pauvres étaient à l'aise avec Baby Doc", a-t-elle déclaré. Cette déclaration, prononcée dans un pays ravagé par la pauvreté, la corruption et la violence d'État, a suscité l'indignation.
Un autre exemple est sa relation avec Enver Hoxha, le dictateur communiste albanais, qui a dirigé l'Albanie d'une main de fer pendant plus de 40 ans. Mère Teresa, d'origine albanaise, a pu visiter l'Albanie en 1989, alors que le pays était encore sous le régime communiste. Elle a rencontré la veuve d'Enver Hoxha et a déposé une gerbe sur sa tombe. Cette visite, largement médiatisée, a été interprétée comme une caution morale donnée à un régime oppressif.
Ces rencontres, et bien d'autres, ont jeté une ombre sur la réputation de Mère Teresa. Pour ses critiques, elles démontrent une naïveté politique, voire une complaisance, envers des régimes qui bafouaient les droits de l'homme. Mère Teresa, elle, se défendait en affirmant qu'elle ne s'intéressait pas à la politique, mais seulement aux âmes. Une explication qui, pour beaucoup, ne justifiait pas tout.
L'avortement et la contraception : un combat aux conséquences désastreuses
Fervente catholique conservatrice, Mère Teresa s'est opposée avec véhémence à l'avortement et à la contraception, reprenant à son compte la doctrine officielle de l'Église. Ce combat, mené sur la scène internationale, a eu des répercussions concrètes sur la vie de millions de femmes, en particulier dans les pays en développement.
Lors de la remise de son prix Nobel de la paix en 1979, Mère Teresa a déclaré : "Le plus grand destructeur de la paix, aujourd'hui, est l'avortement." Cette phrase, prononcée devant une audience mondiale, a marqué les esprits. Elle a fait de Mère Teresa l'une des figures de proue du mouvement anti-avortement.
Mais au-delà des discours, ce sont les actions concrètes des Missionnaires de la Charité qui ont été critiquées. Dans les pays où l'ordre était implanté, les sœurs refusaient de distribuer des contraceptifs, même dans les régions où le SIDA faisait des ravages. Elles faisaient la promotion de la méthode Ogino, une méthode de contraception naturelle basée sur le calcul des jours fertiles, connue pour son inefficacité.
Cette opposition à la contraception a eu des conséquences désastreuses. Dans des pays où l'accès aux soins de santé est limité, l'absence de contraception entraîne des grossesses non désirées, des avortements clandestins pratiqués dans des conditions sanitaires déplorables, et une augmentation de la mortalité maternelle. Les critiques de Mère Teresa l'accusent d'avoir contribué à maintenir les femmes dans un cycle de pauvreté et de souffrance.
L'héritage de Mère Teresa est donc loin d'être univoque. Derrière l'image de la sainte, il y a une réalité complexe, faite d'ombres et de lumières. Les questions soulevées par ses nombreux détracteurs restent, aujourd'hui encore, sans réponse définitive.
"Preuve est faite que visages dévots et pieuses actions nous servent à enrober de sucre le diable lui-même."
William Shakespeare, Hamlet