La ferme, célébrités !

par LM
vendredi 8 septembre 2006

La « people-isation » de l’humanitaire s’accélère, à l’approche des élections. Balasko explique à Sarko comment gérer les flux migratoires, Thuram s’autoproclame spécialiste de l’esclavage, Henry du racisme. A l’ombre des comptes en Suisse, les cœurs poussent.

L’humanitaire a ses grandes causes, et ses grands causeurs. Souvent « célébrités », et donc totalement détachés des « causes » qu’ils « défendent », ces grands causeurs se plaisent à critiquer tel ministre, telle politique, telle expulsion, telle prise de position, sans rien proposer d’autre que leur contestation. Ils disent non, encaissent la plus-value médiatique, et retournent à leurs préoccupations de « célébrités ».

L’autre soir, au vingt heures, on pouvait ainsi voir Josiane Balasko, la bronzée dodue, expliquer pourquoi « ceux de Cachan » avaient trouvé son cœur. Pourquoi cette « situation » d’ex-squatteurs qui se retrouvent à squatter à nouveau le gymnase d’un établissement scolaire la révolte. Pourquoi elle trouve « indigne » la politique de « Sarkozy », comme elle l’appelle. Un reportage réalisé sur les lieux du problème montrait aussi d’autres people venus « soutenir » les familles entassées, parmi lesquels on reconnaissait l’inénarrable Joey Starr, que je vais arrêter de qualifier d’inénarrable d’ailleurs, sinon il va m’en coller une. Il y avait aussi dans ce défilé de bonnes intentions et d’affichages vertueux monseigneur Gaillot, qui a un temps beaucoup souffert de la disparition cathodique de Christophe Dechavanne, et qui refait surface de temps en temps, entre l’actualité internationale et le sport.

Au générique des causes endossées aussi facilement que Rocco enfilait des filles, on trouve aussi de plus en plus de sportifs. Quel footballeur, quel rugbyman, quel tennisman n’a pas aujourd’hui sa petite association parrainée, sa petite sœur des pauvres dans son cœur, son petit chèque à l’ordre de Médecins du monde perdu dans la boîte à gants d’une de ses cinq Lamborghini ? Quel « grand champion », comme les appelle Nelson Monfort, n’est pas en plus aujourd’hui un « grand monsieur », comme les appelle Gérard Holtz ? Lors de certaines retransmissions, c’est simple, on se croirait à la Ferme Célébrités, vous savez, avec ces pauvres groupes has been qui justifient leurs cochonneries à venir par la défense parfois bidon d’une œuvre quelconque. Ah, ça, les enfants sans bras sans jambes, sans yeux, sans tête, alouette, en ont de chouettes parrains connus dans le monde entier qui pensent à eux ! Il ne doit plus y avoir beaucoup de ces maladies que l’on dit « orphelines », disponibles pour les futurs champions, qui du coup vont devoir faire dans le réchauffé, en se rajoutant à une liste de « gentils » qui « oeuvrent » pour quelque liberté, quelque reconnaissance, quelque lutte... Rien que dans le football, on peut se demander s’il existe encore un footballeur international en activité sans association affiliée ?

Le plus causant de ces belles âmes, aujourd’hui, c’est bien sûr Lilian Thuram, qui s’est fait les dents en s’attaquant au « racaillisme » de Sarkozy et qui, il y a quelques jours, reprochait à José Mourinho de ne pas connaître le sens du mot « esclavagisme ». « Il ne sait pas de quoi il parle », a osé notre sublime défenseur. Et lui, Lilian Thuram, en quoi est-il mieux placé pour parler de l’esclavage que José Mourinho ? Qu’est-ce qu’il en a connu, de l’esclavage ? Comme José, il en a connu les livres d’histoire, les récits, quelques téléfilms et des reportages. C’est tout. Comme José, c’est aujourd’hui une personne qui gagne très bien sa vie dans son sport et qui est aussi éloignée des « dures réalités » de la vie que le Père Noël du 14 juillet. Si Thuram parle autant, ce n’est pas parce qu’il se sent concerné, c’est parce que ça fait vendre. Parce qu’aujourd’hui le sportif qui s’engage, c’est porteur, c’est « bankable », et les journalistes sont très friands de ça. Si Thuram et d’autres sportifs causent autant, c’est parce que leur parole porte aussi, résonne fort, parce qu’aujourd’hui ce sont eux, les sportifs, les vedettes, qui sont écoutés, entendus, qui ont un certain crédit auprès d’une certaine opinion, les jeunes notamment, mais pas seulement.

Dans un pays privé d’intellectuels, privé de journalistes engagés, privé d’hommes politiques crédibles, on s’en remet aux « distrayants » pour parler au peuple. On s’en remet à ceux qui, sans grande éducation, sans forcément une immense intelligence, sont parvenus à une notoriété immense, et comme aujourd’hui la notoriété fait foi (montre-moi combien de couvertures de journaux tu as faites et je te dirai qui tu es) et seulement elle, on nous incite, presque, à penser que ces gens-là, sportifs de haut niveau ou acteurs à succès, chanteurs de hit parade ou curés voyous, non seulement peuvent apporter leur contribution au débat, mais en plus sont capables d’apporter des solutions. C’est évidemment une hérésie que de penser cela.

A 150 000 euros par mois, ou par semaine, toutes les causes sont bonnes à épouser, sont bonnes à défendre, toutes les misères deviennent touchantes, et il est soudain possible de se sentir « concerné » par bien des drames, bien des « situations de détresse ». A 150 000 euros par mois, le degré d’humanité augmente soudainement très fort en chacun d’entre nous. On se sent juste, on se sent frère, on se sent ému. Soudain on voudrait régulariser tout le monde, loger tout le monde, donner du travail à tout le monde, que les grands patrons touchent moins et que les pauvres gens soient beaucoup moins pauvres, que les peuples se mélangent dans la joie, la bonne humeur, le foot et le sexe sans que personne n’y voie la moindre méchanceté, le moindre risque d’explosion. « On a peur de ce qu’on ne connaît pas », comme dirait Steevy. « On a tout à apprendre des autres cultures », ajoute Muriel Robin. « Profiter de l’été pour expulser des enfants, c’est dégueulasse », conclut Emmanuelle Béart. Bien sûr. On doit donc « mener une autre politique », pour citer Ségolène Royal. D’accord. Et quelle politique ? Parce qu’après l’indignation, bien jolie, bien commode, on fait quoi ? Alors là, d’un coup, il n’y a plus personne. Thuram botte en touche, Joey Starr retourne en studio et Balasko regarde les chiffres de vente des Bronzés 3, sorti en DVD.

Pour les solutions, voyez les politiques. Ceux qui dirigent, ceux qui décident, ceux qui encaissent. On peut le tourner dans tous les sens, mais qu’ils soient de droite ou de gauche, eux connaissent les dossiers, eux se confrontent chaque jour aux difficultés, eux essaient. Eux sont plus dans la réalité, quoi qu’on en dise, que les grands causeurs, qui de leur univers parallèle d’hyper gloire et d’exceptionnelle réussite n’ont qu’une vision rétrécie, vague et déformée de la réalité.

Si Sarkozy venait expliquer à Thuram comment défendre sur Luca Toni, Thuram rigolerait, en se demandant de quoi ce ministre, qui ne connaît rien au football, se mêle. Quand Thuram vient expliquer à Sarkozy ce qu’est un jeune de banlieue, Sarkozy a le droit, lui aussi, de se marrer. Il y a de quoi.


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