Libéralisme ou radicalité

par Argoul
vendredi 16 septembre 2005

L’humanité ignorante est tourmentée par l’opinion qu’elle a des choses, non par les choses elle-mêmes. Mais le mot chien ne mord pas, déclarait William James. C’est pourtant ce que tentent de faire accroire les « alters », les « radicaux » et les ex-gauchistes.

Monique Canto-Sperber, directeur de recherche au CNRS, est spécialiste de la philosophie grecque et l’auteur, notamment, du « Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale » (PUF 1996), que son succès a fait rééditer en 2001. Elle a sorti récemment un livre plus en rapport avec l’actualité, « Les règles de la liberté » (Plon 2003). Son ambition est de mettre de la mesure dans les absurdités proférées sur le libéralisme, de resituer le socialisme français dans ses inspirations en le replaçant dans son contexte historique, pour mieux tenter de le refonder en vue du monde qui vient.

Aujourd’hui, ne pas tenir compte du monde tel qu’il est, sous prétexte que la France a réussi une Révolution qui n’a cessé de faire des vagues dans les deux siècles qui ont suivi, c’est oublier qu’alors la France était le pays le plus peuplé d’Europe après la Russie, que sa langue régnait sur la diplomatie et que ses penseurs étaient les phares du monde éclairé. La société de Jacques Chirac est bien loin de celle des Louis dans ce 18ème siècle qui fut l’acmé du français et de la France. Le monde du 21ème siècle est « libéral » : politiquement dans tous les pays développés, économiquement sous le règne des échanges généralisés (ou presque, les barrières agricoles sont le fait des Français), et moralement dans tous les esprits (sauf ceux qui accrochent leurs vieux ans au pouvoir ou ceux dont le fanatisme borne la vue). Comment ne pas être « libéral » après la faillite retentissante - et mortelle pour des millions de gens ! - des utopies organicistes (fascisme, nazisme, franquisme, pétainisme) et collectivistes (soviétisme, maoïsme, castrisme, polpotisme...) ? Car qu’est-ce que l’inverse du libéralisme politique, sinon la contrainte d’Etat ? Du libéralisme économique, sinon le Plan autoritaire, la fermeture des frontières et la répartition de la pénurie ? Du libéralisme moral, sinon le fanatisme, la xénophobie et l’intolérance ? « Libéralisme, cela veut dire essentiellement respect des libertés individuelles, culte de l’individualité humaine, souci que chacun ait les moyens d’exercer sa liberté, de prendre les initiatives, voire les risques qu’il souhaite », explique Monique Canto-Sperber (p.113).

Or le socialisme a été libéral, né vers 1830 en France des désordres de la production et de la société après la Révolution. Marx était un libéral, comme l’a montré le récent livre de Jacques Attali, « Karl Marx ou l’esprit du monde » (Fayard 2005). Ce ne sont que les récupérateurs politiques de Marx, les socialistes prussiens sous Bismarck puis les spécialistes du coup d’Etat avec Lénine et ses épigones, qui ont tiré l’idée « socialiste » vers le collectivisme d’Etat ou de parti. L’intervention de l’Etat dans le programme socialiste en France est récente, analyse l’auteur. Elle n’intervient que vers 1920, après le réveil de la nation par les « instituteurs prussiens » de la IIIème République, l’organisation militaire de l’économie due à la guerre de 1914-18, puis les immenses besoins de reconstruction d’après-Seconde guerre mondiale. Cette intervention directe de l’Etat ne se justifie plus à un tel degré dans un monde ouvert et développé. « La transformation du capitalisme contemporain en capitalisme financier et patrimonial rend moins efficaces ou appropriés les modes de régulation ou de contrôle progressivement mis en place dans les formes antérieures du capitalisme » (p.217). Il faut en repenser le rôle, le recentrer sur ses missions en propre (sécurité, éducation, justice), lui faire exercer à plein sa responsabilité de régulateur des dysfonctionnements inévitables du marché économique et d’arbitre des équilibres sociaux. Il y a urgence car « nous entrons dans une époque qui verra se développer des formes d’aliénation ou de dépossession jamais vues et que les personnes n’auront plus la lucidité de ressentir comme une perte de liberté », prophétise Monique Canto-Sperber (p.12)

Le combat n’est jamais terminé contre l’uniformisation économique du monde, la domination de la morale par la seule valeur marchande, ni contre les excès populistes et les radicalités de pensée. Le but du socialisme est l’homme, l’épanouissement de l’individu en société, la citoyenneté consciente de soi et critique, la responsabilité dans la réalité du monde. Le socialisme libéral n’est ni égoïste, ni loi de la jungle, ni sauvagerie « texane » d’un certain exemple-repoussoir, mais une voie pragmatique par le droit pour lutter contre toutes les formes d’asservissement en rendant les individus plus autonomes et la société plus active. Les hommes ne font société qu’en créant des liens, en réglant les conflits inéluctables par le débat et la négociation, en réfléchissant sur les modes légitimes de représenter les intérêts particuliers et de faire prévaloir l’intérêt général. Cette société est une société de l’échange : des biens, des idées et des hommes. Mais elle doit être régulée pour empêcher les monopoles, les pollutions, les corruptions et pour financer les biens collectifs. Cela « ne consiste pas à laisser aller le monde tel qu’il est pour peu que la possibilité de faire des affaires soit préservée », mais à « agir sur la réalité sociale pour accroître la capacité de chacun d’être autonome » (p.35).

Et Monique Canto-Sperber a des mots très durs sur les radicaux qui voudraient monopoliser la Gauche, le cœur et se mettre à l’avant-garde. « Ce qui est haï dans le libéralisme, c’est l’idée de libertés capables de maîtriser leurs propres excès. En ce sens, l’attaque radicale contre le libéralisme entretient l’intolérance - attitude quasi spontanée dans une mouvance dont le folklore présent ne peut faire oublier que ses références historiques portent avec elles un lourd passé de totalitarisme et d’exclusions. L’attitude anti-libérale, qui est aujourd’hui la seule pensée de l’extrême-gauche, exige des engagements tout d’une pièce. Elle se grise de mots, de slogans, de mots d’ordre qu’elle n’explicite ni ne justifie jamais. Elle refuse la complexité, voire l’ambivalence du réel. Elle est cléricale, archaïque et paranoïaque, car sa tendance naturelle est de voir des complots et des manipulations dans les volontés de réformes les mieux intentionnées. Elle adopte en permanence une posture intellectuelle de minorité assiégée, défensive et accusatrice. » (p.226) Nous ne saurions mieux écrire.

Pierre Bourdieu, avant d’être ce mandarin affaibli par sa maladie et récupéré en gourou, était un sociologue qui avait analysé la base socio-économique de ce radicalisme. Pour lui, elle est l’expression idéologique des petits-bourgeois intellectuels, aigris de voir leurs diplômes constamment dévalués par la démocratisation et paniqués par la perspective du déclassement. La revendication permanente est un effet de cette noyade sociale (« La distinction, critique sociale du jugement », Minuit 1979, II 2 p.161). Il ne devrait pas y avoir grand-chose à changer, trente ans après, dans son analyse.


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