La grande traversée

par C’est Nabum
samedi 3 février 2024

 

La Trans Nationale

 

 

Il advint qu'une famille hérisson ayant depuis de nombreuses générations élu domicile au nord d'une route nationale, longeant une rivière, eut le désir de changer d'air, d'aller voir si au sud la vie serait plus facile. Changer de domicile n'est pas chose aisée pour ces vaillants petits mammifères, surtout quand une quatre-voies se dresse sur leur chemin.

Traverser ce redoutable ruban de bitume relève de la folie même pour qui se couvre de piquants. Dans les veillées, les anciens racontent aux plus jeunes le péril qu'il y a à vouloir franchir cet obstacle où nombre de leurs semblables ont achevé leur existence. La sagesse eut été de rester sagement sur leur territoire si ce n'est hélas, qu'un grand rassemblement évangélique de Vie et Lumière venait mettre en péril l'existence de toute la tribu.

L'estouffade de hérisson est en effet le plat traditionnel de cette communauté. Pour nos petits amis à quatre pattes, rester dans le secteur serait prendre un risque considérable alors que traverser la grande route, une épopée souvent mortelle. Que pareille alternative un jour vous échoit, je ne sais quelle résolution serait la vôtre mais pour nos hérissons, aucun d'entre eux ne désirait passer à la casserole.

Un grand conciliabule fut convoqué pour examiner les chances de réussite de cet exode à haut risque. Il fallait envisager le moyen le plus sûr de se lancer dans l'opération sans y laisser trop de plumes. C'est alors que l'une d'entre eux, une jeune femelle particulièrement délurée fit remarquer que l'expression était assez inappropriée. Elle se fit taper sur les doigts pour son impertinence.

La belle n'en resta pas pour autant silencieuse. Elle reprit la parole sans y avoir été invitée, suggérant qu'il suffirait de trouver un trou de souris pour passer dans le chas de l'aiguille sans risquer le moindre piquant. Le vénérable qui dirigeait la réunion lui fit remarquer fort peu aimablement que lui et ses semblables n'étaient pas couverts d'aiguilles mais de poils agglomérés durs et hérissés, d'où le nom vernaculaire de l'espèce.

Amandine, la petite hérissonne ne s'en tint pas pour satisfaite d'une telle réplique, aussi désagréable qu'inutile. Elle entendait sauver les siens et surtout pas s'écraser devant cette assemblée d'anciens qui jusqu'alors n'avaient jamais rien fait pour échapper aux deux périls qui menaçaient l'espèce. Bien sûr, finir sous les roues était une perspective peu réjouissante mais ce n'était qu'un mauvais moment à passer alors que périr en grandes souffrances, empoisonnés par les pesticides et autres poissons mortels constituait hélas, leur lot quotidien.

Leur grande migration qui prenait prétexte de la venue des gens du voyage s'expliquait surtout par l'usage immodéré de ces produits dans ce Val pourtant si opulent. Il fallait prendre le taureau par les cornes et trouver moyen de fuir l'endroit. Amandine en était convaincue, il y avait forcément une solution.

Les débats reprirent alors que la jeune hérissonne réfléchissait. Des participants proposèrent de se teindre les poils en jaune afin d'être visibles sur la route pour échapper aux automobilistes. La proximité d'un rond-point leur avait donné cette idée qui se heurta à la manière de réaliser ce déguisement. D'autres, suggérèrent de poser de part et d'autre de cette maudite nationale des panneaux annonçant la grande traversée.

L'idée faisait son chemin quand Amandine précisa qu'en tant que insectivores, les hérissons ne pouvaient écrire qu'en pattes de mouche ce qui rendrait illisibles ces panneaux si par miracle l'un d'eux savait écrire. Cette fois, elle fut prise au sérieux tant sa remarque était pertinente. Cependant, la discussion n'avançait pas plus que l'assemblée sur le chemin du salut.

Les débats tournaient désormais en rond. Il fut proposé des tirages au sort pour exposer des cobayes en établissant des statistiques sur les horaires les moins risqués pour franchir l'obstacle. Même chez les hérissons, les adeptes des datas tentent de prendre le pouvoir. Amandine, persifla en affirmant qu'il faudrait les choisir à la courte aiguille. On goûta fort peu sa remarque qui cependant mit un terme à cette opération suicide.

Tous se grattaient la tête quand la forte tête, lasse d'entendre des sornettes, s'isola pour brancher sa tablette. Elle n'avait que faire désormais de cette réunion dont rien de bon ne sortirait jamais. C'est ainsi qu'elle apprit que toutes les routes et les ponts seraient barrés pour empêcher les agriculteurs en colère de monter à la Capitale exprimer leur mécontentement.

Amandine venait de trouver la réponse à leur problème épineux par le truchement de ceux qui justement étaient en parti responsables de leur malheur. Elle retrouva ceux de sa tribu pour leur annoncer la bonne nouvelle. Demain, nul véhicule ne passera plus ni sur la nationale ni sur le pont qu'il leur faudra franchir pour trouver refuge dans la Sologne voisine.

Elle demanda que quelques jeunes mâles organisent un tour de garde afin d'épier la survenue d'un grand convoi de véhicules munis de gyrophares bleus. Après, il suffira d'attendre les effets des barrages routiers pour traverser sans le moindre risque. Pour le pont, ce sera encore plus facile puisque des hommes en armes assureront leur protection.

Un tonnerre d’applaudissements accompagna le plan échafaudé par Amandine qui sortit grandie de cette réunion. Comme tout se passa suivant ses prédictions, le sauvetage de la tribu hérisson se passa pratiquement sans encombre si ce n'est lors du franchissement du pont où un policier irascible voulut interdire le passage aux petits mammifères. Jugulaire, jugulaire, il entendait appliquer la consigne en dépit de l'innocuité par la sécurité de l'État de ce convoi si particulier.

Cette fois encore, Amandine dut s'interposer pour signifier que la libre circulation des personnes était un droit constitutionnel qui s'appliquait aux hérissons qui eux, n'avaient pas placé au pouvoir des individus qui se faisaient un devoir de réduire à néant tous les droits des humains. Le cerbère, interloqué par l'éloquence de la hérissonne, finit par laisser passer cette curieuse troupe.

Les hérissons élurent domicile dans un petit coin de Sologne que je me garderai bien de vous préciser. Ils sont loin des exploitations agricoles et des routes. À quelque chose malheur est bon, c'est la colère de ceux qui les avaient contraints à s'exiler qui leur avait permis de réussir leur grande traversée, cette trans nationale.

Revers de la médaille, de cette révolte paysanne, les tenants des pesticides risquent fort de continuer à empoisonner oiseaux et rongeurs, insectes et enfants, hérissons et paysans avec la pression d'un syndicat agricole lié aux intérêts des marchands de poison et l'assentiment d'un pouvoir pour qui l'écologie n'est qu'une posture de façade.

Mais pour Amandine et ses congénères, la vie dans ce petit coin de Sologne se passe sans souci. La belle prit le destin de la troupe en main, elle avait démontré qu'une petite femelle peut tout aussi bien et même mieux, assurer la destinée du groupe.

 


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