André Bercoff et l’imposture catonienne

par Sylvain Rakotoarison
samedi 12 décembre 2020

« Moi, Bercoff, Juif, Arabe, Libanais, né d’un père russe et d’une mère espagnole, je me sens Français et pas du tout bouc émissaire ! » (André Bercoff, 5 mars 2018).



Ce samedi 12 décembre 2020, l’éditorialiste André Bercoff fête ses 80 ans. Journaliste, éditeur, essayiste, André Bercoff est un peu un touche-à-tout de l’actualité, mais le mot qui le caractérise le mieux est sans doute polémiste. Polémiste car cet homme est irritant, provocateur, il asticote ce besoin de réagir et c’est sans doute aussi le secret de ses succès : succès de ses bouquins qui se sont très bien vendus, succès de ses audiences et cela explique sans doute la raison pour laquelle on le voit encore très fréquemment sur des plateaux de télévision.

Moi, je n’ai rien contre lui, je trouve même son caractère assez attachant, il est cabotin et sait en jouer, c’est une sorte de gros nounours mais, comme les ours, il est parfois mal léché, mal levé, il peut donner des coups de patte qui arrachent la peau… mais quand même ! (ben oui, tout le monde se moque de ce que je pense, mais quand je commence gentiment, c’est pour terminer avec le sentiment inverse).

Mais quand même, donc… Tout ce que j’entends dire de sa bouche me donne souvent la nausée sinon de l’urticaire. L’homme est très intelligent, cela ne fait aucun doute, il a la capacité d’analyse, d’anticipation même, le discernement, la vision d’ensemble, c’est ce qui rend ses propos encore plus nauséeux. Provenant d’un personnage limité, je m’en moquerais, mais ce n’est pas le cas avec lui. Pourquoi donc je pense pratiquement toujours le contraire de ce qu’il dit, surtout en ces temps terribles de crise sanitaire mondiale ?

J’avais expliqué récemment que j’appréciais beaucoup le journaliste Claude Weill car je pourrais approuver tout ce qu’il disait sur tous les sujets. Je suis sûr que ce que j’écris là n’est pas rigoureux et qu’il y a sûrement des sujets pour lesquels nous pourrions nous opposer, mais je ne les connais pas. André Bercoff, c’est tout simplement exactement l’inverse !

André Bercoff est suffisamment intelligent pour ne pas dépasser quelques limites de la bienséance (il n’est pas fou, il vit du "système" médiatique actuel), mais il est suffisamment provocateur pour donner la parole à des personnes "ouvertement complotistes" et se faire le porte-parole de ces personnes "ouvertement complotistes", notamment des médecins qui ont nié la poursuite macabre de la pandémie en France et ailleurs. En octobre 2020, que de dénis sur la possible deuxième vague, et aujourd’hui, qui nierait cette deuxième vague qui a presque fait hélas doubler le nombre de décès dus au covid-19 en France par rapport à la première vague ?

Il est nécessaire, André Bercoff, car il insuffle le doute et le doute n’est jamais inutile. C’est d’ailleurs le principe des complotistes (qu’il n’est pas, j’insiste), il incite à réfléchir, mais c’est souvent du doute de type "Alien Theory" (j’invite ceux qui ne connaissent pas cette émission à aller regarder sur Internet ce que c’est que cette émission qui part d’un postulat totalement imaginé, totalement fantasmé, et qui en déduit plein de choses, comme les Terriens viennent de l’Espace, par exemple, tout est très logique, c’est seulement la première affirmation qui est erronée). En gros, commençant les phrases par "Et si…", on peut aller très loin. Ce n’est pas la technique d’André Bercoff, mais de certains de ses invités à la télévision ou à la radio dont il fait la triste promotion.

Je ne vais pas énumérer, depuis le début de sa carrière, la nature de ses relations avec les médias audiovisuels et la presse écrite, car j’ai presque l’impression qu’il a collaboré avec tout le monde ou que tout le monde se l’est arraché. Il se complaît dans l’écriture d’essais, il a déjà sorti une cinquantaine de bouquins, ce qui est très prolifique même si leur qualité intellectuelle peut être parfois mise en doute, parfois avec des pseudonymes (j’y reviens juste après). Il a écrit un livre avec des identitaires et des responsables de Ripostes laïques ("Apéro saucisson pinard") en 2012, il casse pas mal de personnalités politiques (c’est son droit), aussi parfois la France (c’est dommage), mais il est aussi parfois constructif, encourage aussi d’autres initiatives, semble soutenir Bernard Tapie… Il a coécrit deux livres avec Corinne Lepage en 2005 et 2006 juste avant l’élection présidentielle de 2007 (sous pseudonyme)… Bref, il est l’épice qui pimente un ragoût insipide, il est nécessaire au paysage audiovisuel français, je le répète.

Quand il s’exprime à la télévision, j’apprécie peu sa posture qui est celui de monsieur tout le monde, les mains dans les poches, sans travailler son sujet, en posant des questions un peu démagos sur les bords dont il pourrait trouver très rapidement les réponses s’il les avait un peu cherchées auparavant. En restant dans les questions sans les réponses, alors que souvent les incohérences apparentes (il y en a eu beaucoup dans la gestion de la crise sanitaire) ont des motivations très rationnelles et très raisonnables, car les sujets sont souvent complexes, il montre pour le moins une certaine paresse intellectuelle. Il suffirait pourtant de chercher à comprendre pour ne plus surfer sur cette vague de populisme qui fait certes du buzz mais qui ne construit rien sinon son univers éditorial.

Je me dis seulement que croyant être un aiguillon, un piquant, il fait juste dans le sens du poil de la facilité. Qu’importe, il n’est pas doctrinaire et est capable de changer de position si on est convaincant. C’est un bouilleur d’idées au sens de bouilleur de crus.



C’est d’ailleurs amusant de revenir à sa jeunesse, à l’époque où il avait une quarantaine d’années. C’était un farceur, parfois ! Revenons à la France de janvier 1983. La France politique, s’entend.

Le contexte national était le suivant : depuis près de deux, un gouvernement socialo-communiste qui est devenu ultra-impopulaire (augmentation des impôts et taxes, effondrement des finances publiques, craintes pour l’avenir de l’enseignement libre, etc.). La perspective des élections municipales de mars 1983 est désastreuse pour les socialistes, risque d’une défaite politique cuisante (elle l’a été), et pour l’opposition préemptée par Jacques Chirac, un moyen de montrer que le retour de la droite serait inéluctable aux élections législatives de mars 1986.

Or, ce fut à cette période qu’est sorti un livre mystérieux dont je me souviens bien du titre : "De la Reconquête", avec pour sous-titre : "Pour vaincre la gauche, il faut se débarrasser de la droite". (éd. Fayard). L’auteur, un certain Caton dont la référence latine n’est évidemment pas passée inaperçue, s’annonce comme un responsable de droite désespéré par la nullité de la droite.



Or, ce bouquin a été écrit par… André Bercoff lui-même, simple plume de gauche dans l’une des machinations les plus tordues diligentées par François Mitterrand depuis l’Élysée. En effet, Jacques Attali, conseil spécial du Président de la République et grand copain d’André Bercoff, lui avait demandé d’écrire ce pamphlet dans cette opération de manipulation politique assez basique. On avait pensé à lui car sous un autre pseudonyme (Philippe de Commines), André Bercoff avait écrit un livre de politique-fiction sur ce qu’aurait été le gouvernement Mitterrand si la gauche avait gagné les élections législatives de mars 1978 ("Les 180 jours de Mitterrand, histoire du premier gouvernement de l’union de la gauche, 3 avril-2 octobre 1978", 1977, éd. Belfond), un livre qui s’est beaucoup vendu.

Ah oui, il faut le dire, André Bercoff avait beaucoup d’amis à gauche, c’était son milieu, son environnement. Aujourd’hui, c’est vrai qu’il dit adorer Donald Trump, il coécrit des livres avec des identaristes, il fraie avec des pseudo-complotistes pas loin d’une certaine extrême droite, mais à l’époque, il était gauchiste comme tous ses collègues des médias !

Je me souviens qu’à l’époque, ce livre était un véritable pavé dans la mare. On avait soupçonné François Léotard, tout jeune secrétaire général du PR, de vouloir prendre la place des "vieux" (autrement dit, de Valéry Giscard d’Estaing et Jacques Chirac). La manipulation politique fonctionnait très bien, à la manière de l’album d’Astérix "La Zizanie" ! On parlait de la "droite la plus bête du monde", incapable de gagner une élection dans un pays où la droite était sociologiquement majoritaire.

Ce livre était très intéressant d’un point de vue politique car il expliquait (en mettant en garde ses supposés "amis" de droite) que la gauche savait gérer et qu’elle gérerait aussi bien voire mieux que la droite les finances publiques selon l’orthodoxie financière. Deux autres livres sont sortis de Caton, "De la Renaissance", après les élections municipales de 1983, puis "Comment aider Mitterrand à sauver le capitalisme en France", en 1989, après la réélection du Président.

L’arnaque politique était d’autant plus fumeuse que Caton devait quand même faire le service après-vente. Pour limiter les risques d’être découvert, Caton n’est intervenu que dans un seul média (à ma connaissance), dans le journal de 7 heures 30 du matin de Philippe Caloni sur France Inter le 3 février 1983. Comme la voix d’André Bercoff était beaucoup trop reconnaissable (il était déjà connu), on lui a offert la voix d’un jeune inconnu, technocrate de la Cour des Comptes, conseiller énarque à l’Élysée… un certain François Hollande !





François Hollande savait-il à l’époque qu’il aurait une vie politique jusqu’à devenir lui-même Président de la République ? J’en doute car il n’aurait jamais pris le risque de dire "Nous autres gens de droite" qui pourrait être rappelé lors de ses campagnes futures. On voit donc la machination typiquement mitterrandienne d’imposture politique. Quand on écoute François Hollande, d’ailleurs, on se dit qu’il flattait beaucoup les capacités de la gauche à gouverner, cela aurait dû mettre la puce à l’oreille des responsables de droite plongés dans la suspicion mutuelle.

Lorsque François Hollande a été désigné candidat du PS par la primaire ouverte le 16 octobre 2011, ce vieil épisode est naturellement ressorti des oubliettes avec la rude capacité d’archivage d’Internet (merci l’INA). Il me semble que c’est l’éditorialiste Jean-Michel Aphatie qui a soulevé le premier l’info. Dans son (bref) blog (entre octobre 2011 et février 2012), qu’il a effacé par la suite, André Bercoff racontait le 18 octobre 2011 plus précisément cette manipulation, plutôt fier de son opération éditoriale : « Je crois être pas trop mal placé pour en parler, étant l’auteur, en 1983, des deux livres signés sous le pseudonyme de Caton. ».

André Bercoff expliquait ainsi, sollicité par l’Élysée : « Je propose à Attali un pamphlet où un homme de droite, après la défaite de 1981, fait le bilan d’un an et demi de la gauche au pouvoir, et flingue à la kalachnikov la droite qui a permis que cela se fasse. (…) Je l’écris en octobre-novembre 1982. ; le livre sort en janvier 1983. ».

Et là, le polémiste s’interrompait car il voulait insister sur la date du "tournant de la rigueur" : « Une précision à ce propos ; "De la Reconquête" démontre bien que le tournant de la rigueur n’a pas eu lieu en 1983 comme le prétend la quasi-totalité des historiens et des journalistes, mais bien en été 1982, quand Jacques Delors annonce "la pause des réformes". ». Je suis tout à fait d’accord pour dire que le "tournant de la rigueur" date de l’été 1982 et pas du printemps 1983. Mais il se trompait néanmoins en parlant de Jacques Delors. Le Ministre de l’Économie et des finances avait réclamé une "pause des réformes" dès le dimanche 29 novembre 1981, invité dans l’émission "Le Grand Jury" sur RTL mais, comme d’habitude, il n’a pas été écouté par François Mitterrand. En revanche, ce dernier a pris les premières mesures de la rigueur budgétaire après le fastueux sommet du G7 à Versailles du 4 au 6 juin 1982, celui avec un protocole quasi-monarchique (surtout la soirée de clôture du 6 juin 1982).

En effet, je peux citer, dans sa conférence de presse solennelle du 9 juin 1982, François Mitterrand qui a déclaré notamment aux Français : « Je dis simplement que, si l’on veut faire une analyse stricte et honnête, il y a une crise mondiale plus grave, un délabrement plus sérieux, à quoi s’est ajouté le temps (…) qu’il a fallu (…) pour planifier dans notre propre esprit et dans notre action. (…) Alors, ayant rappelé les trois objectifs qui ont inspiré la politique de cette année, ayant fait le compte des obstacles rencontrés, je déclare très simplement que nous entrons dans la deuxième phase de notre action. ». On ne pouvait être plus clair, et c’était le 9 juin 1982 !

Un exemple d’objectif dans le flot présidentiel très dense : « Et l’on ne me fera pas croire qu’il n’est pas possible, après avoir remis vraiment la Sécurité sociale sur ses rails (…), de trouver des économies de l’ordre de 6, 7, 8 milliards par rapport à 800 milliards qui permettront d’atteindre la fin de 1982 sans aucun déficit de la Sécurité sociale. ». Les recherches d’économies dans notre système de santé, notamment hospitalier, ne datent donc pas de dix ou vingt ans, mais bien d’une quarantaine d’années !

Dans son explication du 18 octobre 2011, Caton le moins Ancien poursuivait : « Ce que disait Caton le censeur et le cynique, entre autres, c’est qu’il fallait se débarrasser de ces leaders de droite incapables et que, contrairement aux grands discours mitterrandistes et gouvernementaux, la gauche allait admirablement gérer l’économie de marché, ce qu’elle fit. Le livre devint un best-seller et pendant un an, tout le monde se demandait qui était Caton, devenu l’auberge espagnole des fantasmes politiques de l’époque. ».

Pour lui fournir des données et statistiques afin de rendre crédible le livre, François Hollande et Ségolène Royal, deux conseillers à l’Élysée, furent désignés, ce qui a permis à André Bercoff de connaître très tôt les deux futurs candidats à l’élection présidentielle, en particulier le futur Président Hollande : « Je rencontrai un jeune homme brillant, plein d’humour, que je vis très souvent dans les dix années qui suivirent. (…) Pas question pour moi d’intervenir puisqu’un certain nombre de journalistes connaissaient ma voix. J’ai donc demandé à François Hollande de se faire le porte-parole de Caton, ce qu’il fit avec brio. ». Pourquoi s’en étonner puisque l’opération été téléguidée depuis l’Élysée ?

Juste avant l’élection présidentielle de 2012, André Bercoff avait donc délivré à François Hollande un certificat d’homme de gauche qu’il soutenait : « Je peux évidemment certifier que ni à l’époque, ni a fortiori aujourd’hui, François Hollande ne pouvait être qualifié d’homme de droite. ». À l’évidence, André Bercoff a beaucoup changé depuis une dizaine d’années, mais on le lui pardonnera, car sa connaissance de la politique politicienne et sa passion pour la polémique l’ont rendu (je le répète encore) indispensable au paysage audiovisuel français !


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (11 décembre 2020)
http://www.rakotoarison.eu



Pour aller plus loin :
Patrice Duhamel.
André Bercoff.
Jean-Louis Servan-Schreiber.
Alfred Sauvy.
Claude Weill.
Irina Slavina.
Anna Politkovskaïa.
Le Siècle de Jean Daniel selon Desproges, BHL, Raffy, Védrine et Macron.
Claire Bretécher.
Laurent Joffrin.
Pessimiste émerveillé.
Michel Droit.
Olivier Mazerolle.
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