Les racines du tournant 1983, politique contre romantique
par Argoul
lundi 6 mars 2006
Approfondissons l’arrière-plan idéologique de ce tournant de 1983. Il met en lumière le choix d’un homme politique réaliste, d’un homme d’Etat responsable d’un peuple, face aux conceptions littéraires venues des Lumières et appliquées abstraitement comme une nouvelle religion. Où nous retrouvons Benjamin Constant et Max Weber en la personne de François Mitterrand.
L’erreur de la Révolution française a été de confondre les deux
types de liberté, comme si la France de 31 millions d’habitants pouvait
être une Sparte de 31 000. Car la Révolution a été (et restera jusqu’en
1850) sous l’influence des « littéraires », de ceux qui connaissent
mieux les élégies grecques et les moralistes latins (dans le texte) que
les populations et les questions pratiques de leur temps. Rousseau ne
jure que par la « volonté générale » dans laquelle « chaque membre est
partie indivisible du tout » ; son disciple Mably exige une assemblée
unique, et veut confondre politique et morale. L’égalité, comme à
Sparte, est censée fonder la liberté, elle entretient la modestie des
besoins, donc l’apaisement des passions. Quand tout le monde est pauvre,
point de jaloux. Chacun a le droit de faire ce qu’il veut, à condition
de faire comme tout le monde. Le jacobinisme de la « patrie en danger »
va pousser cette conception au paroxysme. Investi d’une « mission
nationale », un comité direct de Salut Public autour de Robespierre se
voit érigé par la théorie en « volonté générale » d’un seul. Puisque la
souveraineté est « inaliénable », « indivisible », « infaillible » et «
absolue », la « vertu » patriotique de l’un ne peut être que la morale
pour tous. Tout citoyen qui débat ou qui met en doute apparaît comme
tiède, donc « antipatriote ». S’excluant par la même de la « volonté
générale », il devient « étranger » à la communauté et on peut
l’emprisonner pour l’isoler des « éléments sains », l’interroger pour
le confondre et l’expédier en charrette au « rasoir patriotique ».
Il y a de ce radicalisme tyrannique d’essence littéraire chez une part des socialistes en 1981. Ils n’ont pas disparu en 2006, bien que cette aspiration nostalgique à l’unité antique ait échoué au début du XIXe. Les politiciens romantiques avaient le sens du spectacle (déjà), drame, héroïsme, sacrifice, sang versé ne leur faisaient pas peur. Ils jouaient la corde sentimentale qu’ils diffusaient dans des torrents d’éloquence, la politique était prétexte à l’Idéal. Ils fondaient de pitié devant les humbles et les pays opprimés, ce qui est louable, évoquant même « le prolétaire de Nazareth » contre l’Eglise établie, mais leurs intérêts de prestige ou d’argent limitaient bien souvent leur action à une « posture médiatique » restant au stade de l’article, du feuilleton, du roman ou du poème. Leur vision de la politique était celle d’une mission d’ordre religieux, un impératif moral étendu à l’univers entier, une dénonciation de tout le mal sur terre. Tous ces grands discours, qui font leur effet sur le papier encore aujourd’hui, ont trouvé leur apogée en 1848. Mais le romantisme des mots peine à se traduire en actes concrets, Victor Hugo « montera souvent à la tribune mais n’y connaîtra que des succès d’orage » (Maurice Agulhon, 1848 ou l’apprentissage de la République, Points Seuil 1973 p.105). Le peuple préfère celui qui ne les fait rêver qu’avec les pieds sur terre. Entrée présidentielle de Louis-Napoléon, coup d’état et rétablissement de l’Empire. Exit Lamartine, exil Victor Hugo, le tonnerre ne tient pas lieu de politique.
François Mitterrand, en ce mois de mars 1983, a prouvé qu’il était un homme politique et qu’il vivait au XXe siècle. Il a repoussé l’interprétation « romantique » du socialisme ; il a agi selon l’éthique de responsabilité. Il a montré la différence entre un homme d’Etat et un démagogue. Car, ne nous trompons pas, et Max Weber nous en avise, afficher des « convictions » lorsqu’on n’est pas chercheur mais politicien n’est pas innocent. Loin d’être « scientifiques » et issues d’un long travail vers la vérité, « ces convictions, même là où elles sont subjectivement les plus sincères, ne servent en réalité la plupart du temps qu’à « justifier » moralement les désirs de vengeance, de pouvoir, de butin et de prébendes. Sur ce point, nous ne nous laisserons pas conter d’histoires, car l’interprétation matérialiste de l’histoire n’est pas non plus un fiacre dans lequel on peut monter à son gré et qui s’arrêterait devant les promoteurs de la révolution ! » (Le métier et la vocation d’homme politique, 1919, édité sous le titre Le savant et le politique, 10/18 p.180)