Un « Jeanne du Barry » sans Lyndon, bof...

par Vincent Delaury
vendredi 19 mai 2023

Jeanne du Barry (1743-1793, finissant guillotinée en pleine Terreur), précédemment Jeanne Vaubernier, de son vrai nom Jeanne Bécu, « fille des rues » avide de culture et de plaisirs tout en étant déterminée à gravir un à un les échelons de l’échelle sociale, met à profit ses charmes pour tenter de sortir de sa condition de femme du peuple. Son amant, le Comte du Barry, proxénète notoire, s'enrichissant largement via les galanteries lucratives de Jeanne, souhaite la présenter au roi de France. Il organise la rencontre par l'intermédiaire de l'influent duc de Richelieu, celle-ci dépasse toutes ses attentes : entre Louis XV et Jeanne, c'est le coup de foudre, ça matche fort entre eux ! Cette courtisane sémillante, sauvage et bord-cadre, aux moues de petite fille, lui redonne le goût de vivre, à tel point qu'il ne peut plus se passer de sa présence au château de Versailles et décide d'en faire sa favorite officielle. Mais c'était sans compter sur son entourage, veillant au grain, qui ne l'entend pas de cette oreille : scandale ! Cette « moins que rien » opportuniste succède à Madame de Pompadour. Personne ne veut d'une telle parvenue issue des rues ignorant tout des convenances et de l’étiquette, que d'aucuns nomment « La Créature », à la Cour.

Trois ans après ADN, sorti pendant la pandémie de Covid-19, donc passé plutôt inaperçu, Maïwenn Le Besco (née en 1976 aux Lilas, Seine-Saint-Denis), connue pour ses films réalistes énergiques filmés à fleur de peau et souvent caméra à la main façon documentaire en n’hésitant pas à flirter avec l’improvisation (Pardonnez-moi, Le Bal des actrices, Polisse, Mon roi, à ce jour, selon moi, son meilleur opus, sur les pervers narcissiques, avec Vincent Cassel), présente, au cinéma en ce moment et hors compétition récemment au Festival de Cannes 76e édition en ouverture, son nouveau long métrage de fiction en tant que réalisatrice, qu’elle couvait depuis dix-sept ans : Jeanne du Barry (©photos V. D., film vu, pour ma part, à l’UGC Danton, Paris, dans une salle, la 01, quasi pleine). Doté d’un gros budget (dont le partenariat de la Red Sea Film Foundation saoudienne) et d’un casting quatre étoiles, avec un certain Johnny Depp au générique (le come-back de l’ancien bad boy de Hollywood, Depardieu ayant décliné le rôle, selon Libération #13026), ce film historique, « en costumes » comme on dit, ne manque pas, assez habilement d’ailleurs, de dresser un parallèle entre le monde corseté du Versailles de l’Ancien Régime où persiflage, humiliation et disgrâce sont monnaie courante et le milieu du septième art qui, derrière la façade dorée de la grande famille du cinéma soudée s’autocélébrant chaque année lors de la grand-messe des César, n’est pas avare de mépris ni de vilénies.

Madame du Barry, c’est moi 

À l’instar de Flaubert avec Emma Bovary, Maïwenn pourrait dire – « Jeanne, c’est moi ! » En effet, maintes fois, par voie de presse, cette auteure connue pour son caractère affirmé, qui a été lancée par Luc Besson (ils se sont rencontrés quand elle avait 15 ans, il l’épousera en 1992, avant de lui faire une fille, Shanna, un an plus tard), n’a pas manqué de faire savoir qu’elle s’identifiait à cette courtisane ambitieuse et amoureuse, farouche et passionnée, façon self made woman. Elle lisait beaucoup, y compris dans son bain, or, comme on le sait, les femmes qui lisent sont dangereuses. Dans un Première récent (#540, mai 2023, p. 25), cette actrice devenue réalisatrice avec le temps (pratique pour s’attribuer des rôles !), identifiée très tôt (elle jouait Isabelle Adjani enfant dans L’Été meurtrier en 1983) et qui s’est longtemps sentie illégitime, déclarait : « (…) Je comprends enfin pourquoi cette femme me parle autant : je connais pour les avoir vécues plein de choses qu’elle a traversées. Avoir quitté l’école très tôt. Avoir senti très jeune que le charme et la séduction pouvaient l’emmener très loin. Avoir aimé très jeune un homme de pouvoir et avoir été traitée de pute durant toute la période où ils ont été ensemble… » Avant d'ajouter, tout dernièrement, dans Libé #13026 (13-14/05/2023, p. 48) : « C’était une vraie histoire d’amour et tout le monde me voyait comme une fille intéressée, sans intérêt. »

Pas encore dans la cour des grandes

Jeanne du Barry version Maïwenn ? C’est, selon moi, du Barry… sans Lyndon. Joli livre d’images assez académique, plutôt insignifiant voire carrément vain ! Kubrick, avec son sublime Barry Lyndon (on se souvient encore aujourd’hui de cette comédie humaine tumultueuse, à la magnificence rare, accompagnée par le frémissement des lumières changeantes des bougies et la ténébreuse splendeur des scènes intimistes), peut dormir tranquille. Et Sofia Coppola (cf. Marie-Antoinette, 2006, combinant chantilly, macarons Ladurée, Converse et déjà Jeanne du Barry campée à cette occasion par une mystérieuse Asia Argento, qui influencera Maïwenn), continuer ses pastilles pop charmantes. Mais si vous aimez un roi américain à Versailles (Depp, tel Jefferson à Paris ou ce cher Johnny chez l’orthophoniste en train de bien articuler pour parler un Français de Cour idoine, sous les ors de Versailles), alors allez le voir !

Ça reste globalement assez neuneu. Comme un transfuge de l’écurie Besson, je pense à celui de Subway, Nikita ou Léon (les travers des riches moqués par une punk provocatrice (Adjani) pour le premier, une « petite innocente et sauvageonne » formée pour résister face à l’ennemi par un homme expérimenté puissant, pour les deux autres, Tchéky Karyo et Jean Reno), il faudrait ici s’émerveiller de voir une ingénue, la Du Barry façon oie blanche ignorante des codes, rire, en gloussant ou a contrario à gorge déployée, des us et coutumes guindés de Versailles - ah ça, Maïwenn a aimé le coup des petits pas pour se retirer face à Sa Majesté sans jamais devoir, sacrilège, lui tourner le dos ! répétant cette geste précieuse en boucle tel un comique de répétition finissant par être lassant - puis s’amouracher d’une femme vénale, mais cultivée et humaniste (elle n’est pas raciste envers son page africain et aime vraiment le roi puisqu’elle l’embrasse malgré la petite vérole lui ravageant le visage - envoyez les violons !), qui s’émancipe de sa condition de pauvre petite fille du peuple, roturière née sans titre, grâce à ses charmes qu’elle vend au plus offrant pour gagner sa liberté. Cette courtisane séduisante et arriviste, aux dents longues, reste quand même au service, et pour son bon plaisir à lui, d'un homme tout-puissant (le blasé et fatigué du protocole Louis XV, falot, à l'emplâtre blanc et taiseux). Question affranchissement au féminin, on aura connu tout de même démarche plus probante, éthique et convaincante. Même si la scène de l’auscultation intime de la courtisane par des médecins obséquieux et maniérés, bouche pincée, pour déclarer si elle est digne ou non de la couche du roi, témoigne d’une lecture féministe bienvenue, et réussie, pour aborder cette société patriarcale d’antan, on pense d’ailleurs encore une fois à Besson où, dans son Jeanne d’Arc (1999), il y a une scène clinique assez similaire pour vérifier, froidement, si celle qui est annoncée comme pucelle, et donc pure aux yeux de l’Eglise, l’est vraiment.

C'est grosso modo le film - assez scolaire - d'une autodidacte (ce qui peut être très bien, hein...) qui a appris plein de choses sur la comtesse du Barry et le lustre de Versailles (tout y passe, la galerie des Glaces, le parc tiré au cordeau par André le Nôtre, le grand escalier culte du jardin, la chambre muséale empesée du roi, ou l'on n’a rien osé déplacer !, etc.), du coup un scénario est né avec une sorte de « best of » de toutes les anecdotes qu'elle a pu emmagasiner au fil du temps et de ses visites privées au château, alors le film déroule, en mode conte de fées, ses impressions de « midinette » émerveillée par le décorum majestueux mises soigneusement en images se voulant « d'époque », avec certains seconds rôles qui s'en sortent certes très bien (Benjamin Lavernhe notamment, impeccable en fidèle serviteur du roi coincé mais sympa, rabatteur discret et premier valet de chambre, nommé La Borde, sans oublier India Hair (perfide à souhait !), Pierre Richard, Marianne Basler, Pascal Greggory, Noémie Lvovsky et Melvil Poupaud) quitte à voler la vedette à un roi mutique et engoncé. Mais il n'y a pas vraiment ici de point de vue (rien ne semble vraiment digéré pour en faire quelque chose de véritablement personnel qui échapperait à une simple reconstitution fidèle du type Secrets d'Histoire), encore moins de regard sur la grande Histoire, ça reste très léger, en surface, et, encore plus regrettable, cette entreprise filmique assez futile, à tout de même 20 millions d'euros via des cofinancements saoudiens de taille, manque singulièrement de style - suffit-il d'enchaîner les plans longs et à distance parfois bousculés par une vision subjective (quand l'héroïne court affolé au chevet de son fils mourant) pour faire cinéma et film d'artiste ? N'est pas Sofia Coppola, Patrice Leconte (cf. le satirique Ridicule, 1996, où, dans un Versailles 1780, les nobles poudrés s’affrontaient à coups de mots d’esprit et où le ridicule pouvait parfois tuer) et surtout Stanley Kubrick qui veut, via son génial retour dans le temps qu'est Barry Lyndon (1975), brossant avec une esthétique picturale inégalée (Gainsborough, Constable, Hogarth) doublée d’un accompagnement musical inoubliable, de Bach à Schubert en passant par Haendel, Mozart et Vivaldi, l’ascension et la chute d'un jeune Irlandais sans le sou, loser magnifique (Ryan O'Neal, aux côtés de la sublime Marisa Berenson), dans le monde corrompu du XVIIIème siècle anglais.

Libertine

Il est évident que Maïwenn s’est faite plaisir en s'imaginant en Jeanne du Barry rock'n'roll aux cheveux détachés et au look de garçon manqué à la Libertine de Mylène Farmer, tant mieux pour elle, s'y montrant grandement à son avantage (belle et rebelle, éclairée aux chandelles, en guerre contre les hyènes de Versailles se livrant à une lutte féroce pour le pouvoir et les faveurs du roi (en coulisses, les coups bas pleuvent !), dont les nombreux courtisans jaloux, les hypocrites dévots à l'esprit étriqué et les filles à papa furibardes du monarque, à l’exception de Mme Louise qui finira, elle, au carmel, allant jusqu’à manipuler la dauphine de France, la jeune Marie-Antoinette d’Autriche), mais cette actrice-réalisatrice, avec ce sixième long-métrage luxueux tourné en 35 mm tout à sa gloire, a un peu oublié le nôtre en cours de route. Dommage. Parfois amusé, voire même émoustillé (alors que l’ardeur sexuelle de Louis XV est évoquée, aucune scène de sexe n'y est vraiment montrée, hormis celle avec un Duc de Richelieu tonique (Pierre Richard) trousseur de jupons), on s'y ennuie tout compte fait poliment.

Quant à Johnny Depp, notre pirate des Caraïbes bien aimé, au parcours cabossé à la Mitchum ou à la Brando (ses déboires dans la vie civile rejoignant le parcours chaotique de ses personnages à l'écran pour la plupart décalés et en marge du système), certes, marmoréen et gras, aux joues et aux lèvres fardées de rouge, il fait honorablement le job : façon Buster Keaton, il est à l'aise, les bagouses de rocker royal aux doigts, dans la mimique impassible et le silence qui en dit long. Pour autant, au vu de sa filmographie passée, des plus pertinentes en général (Burton, Jarmusch, Kusturica, Polanski, Waters, Gilliam, Mann...), il reste quand même ici comme en sous-régime, se contentant d'être le faire-valoir de prestige (star hollywoodienne !) d'une… Maïwenn du Barry quasiment de tous les plans. Ce film français apporte certes une touche exotique, pour les Américains j'entends, à sa filmographie éclectique, voire même une aération (il est regardé par unE cinéaste, c'est rare), mais on ne peut pas vraiment dire que sa prestation en Louis XV soit non plus renversante, il se la joue juste, la plupart du temps, très poseur ; ce qu'est un roi en costume d'apparat. Même si son agonie finale poignante, au moment même où il se détache de sa maîtresse favorite (fuyant la bagatelle d'antan, il ne jure plus que par la repentance religieuse), tire enfin le film vers le haut et l'émotion grand écran : ou du charisme à l'œuvre chez une star de cinéma, marquant le film de son empreinte crépusculaire d’acteur « abîmé » (corps usé et image dégradée) par les affres de l’existence, au cinéma et hors écran… Hélas, ça n'arrive qu'à la fin et on a décroché depuis un bon moment. Du 2,5 sur 5 pour moi, car ça ne décolle jamais. 

Jeanne du Barry (2023, 1h53), France, couleur, un biopic romancé de Maïwenn, avec Maïwenn, Johnny Depp, Benjamin Lavernhe, Pierre Richard, Melvil Poupaud et Pascal Greggory. Le film est dédié à Hervé Temime, avocat pénaliste des riches et puissants (Tapie, Polanski, Servier, Depardieu…) récemment disparu, à l’âge de 65 ans, et ami de la réalisatrice. En salles depuis le 16 mai 2023.


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