Élisabeth Badinter, les femmes, l’IVG et la Constitution

par Sylvain Rakotoarison
lundi 4 mars 2024

« Je me dis que si le pays qui semble à la tête des démocraties occidentales, c'est cela, nous sommes en grand danger. On ne peut pas on ne pas se poser la question de ce que nous ferions si ça arrivait chez nous. » (Élisabeth Badinter, le 25 juin 2022, sur la décision de la Cour Suprême des États-Unis en défaveur de l'IVG).

Petite coïncidence purement fortuite de l'agenda ce lundi 4 mars 2024 : alors que la philosophe féministe bien connue Élisabeth Badinter atteint son 80e anniversaire mardi (le lendemain), le Président de la République Emmanuel Macron a convoqué lundi le Parlement en Congrès à Versailles pour achever la procédure de révision de la Constitution dans le but d'y inscrire l'IVG.

Pour Élisabeth Badinter, récemment veuve (son époux était un constitutionnaliste hors pair), l'inscription de l'IVG dans la Constitution devenait, depuis deux ans, une demande justifiée des féministes qui craignaient une remise en cause de la loi sur l'avortement. Le 24 juin 2022, en effet, une décision de la Cour Suprême des États-Unis permettait à certains États américains d'interdire l'avortement, ce qui a bouleversé le sens de l'histoire.

Ce rebondissement juridique serait très peu probable en France, d'autant qu'il y a un certain consensus politique sur le sujet (ceux des partis les plus enclins à s'opposer à l'avortement se retiennent de s'opposer par électoralisme et forte envie de gouverner), mais il inquiète sur la possibilité future d'une remise en cause et surtout, il encourage les plus progressistes en France à faire de leur pays un modèle pour la planète, avec cette évidente arrogance française qui nous caractérise depuis le Siècle des Lumières et surtout la Révolution française. Ce sera un signal fort à l'ensemble du monde, et cette particularité d'être le premier pays à l'avoir inscrit dans la Constitution. C'est ce que le législateur appelle la "diplomatie féministe".

Dans le rapport du député Guillaume Gouffier Valente le 17 janvier 2024, il est effectivement spécifié : « En l'absence de réelle protection constitutionnelle, européenne ou internationale, il revient au constituant de prendre ses responsabilités pour reconnaître cette liberté fondamentale, indissociable de l’état de droit au XXIe siècle et dont la conformité à la Constitution repose sur l’appréciation que porte le Conseil Constitutionnel sur l’équilibre entre la liberté de la femme et la sauvegarde de la dignité humaine. En reconnaissant et en inscrivant la liberté garantie à la femme de recourir à une interruption volontaire de grossesse parmi les droits et libertés fondamentales déjà reconnues dans sa Constitution, ce projet de loi constitutionnelle protégerait la France contre toute tentative de porter atteinte à cette liberté. Conformément à sa diplomatie féministe, elle enverrait également un message de soutien à celles et ceux qui luttent pour la protection des droits des femmes en Europe et à travers le monde. La France serait le premier pays au monde à inscrire cette liberté dans sa Constitution. La rédaction retenue, qui modifie l’article 34 de la Constitution définissant le domaine de la loi, préserve l’équilibre entre les différents principes constitutionnels dont le Conseil Constitutionnel continuera de garantir le respect, ainsi que la compétence du législateur pour encadrer cette liberté. Elle n’impose en outre aucune évolution du droit existant. ».

C'était un engagement d'Emmanuel Macron à l'élection présidentielle de 2022 et confirmé lors de la Journée de la femme le 8 mars 2023. Le Président de la République pourra ainsi dire l'année suivante, le 8 mars 2024, que son objectif-là est atteint, ce qui sera très probable. Il pourra aussi dire qu'il aura réussi une révision de la Constitution, et malgré les nombreuses révisions depuis une trentaine d'années, aucune n'avait pu aboutir depuis le 23 juillet 2008. Ce sera d'ailleurs un exploit institutionnel (et démocratique) alors qu'il ne bénéficie même pas d'une majorité absolue à l'Assemblée Nationale.
 

Porté par le Ministre de la Justice Éric Dupond-Moretti, ce projet de révision a été déposé au bureau de la Présidente de l'Assemblée Nationale le 12 décembre 2023. La commission des lois de l'Assemblée Nationale l'a examiné le 21 décembre 2023 et du 16 au 17 janvier 2024 avant sa discussion en séance publique les 24 et 30 janvier 2024.

L'Assemblée Nationale a adopté le texte par 493 voix pour, 30 voix contre, sur 546 votants (scrutin public n°3289). Précisons que dans le groupe RN, 46 ont voté pour (dont Marine Le Pen, Sébastien Chenu, Bruno Bilde, Edwige Diaz, José Gonzalez, Laurent Jacobelli, Julien Odoul, Thomas Ménagé et Jean-Philippe Tanguy), 12 ont voté contre (dont Grégoire de Fournas) et 14 se sont abstenus (sur 88 députés RN). De même, parmi le 62 députés LR, 40 ont voté pour (dont Éric Ciotti, Philippe Juvin, Aurélien Pradié et Michel Herbillon) et 15 ont voté contre (dont Philippe Gosselin, Thibault Bazin, Xavier Breton, Annie Genevard, Fabien Di Filippo, Patrick Hetzel et Marc Le Fur).

Pour donner un exemple du climat politique lors de l'examen à la commission des lois, voici une réplique agacée du député Erwan Balanant (MoDem), favorable au projet, au député Xavier Breton (LR) qui pinaillait sur les définitions des mots (femme, volontaire, etc.) : « Arrêtez de vous faire des nœuds au cerveau, la formulation actuelle, validée par le Conseil d'État [le 7 décembre 2023], est très claire. Ces débats sont plutôt révélateurs d'un certain nombre de réticences face au droit à l'IVG. ».
 

Le texte adopté est en effet très simple et ne fait qu'un article : « Après le dix-septième alinéa de l’article 34 de la Constitution, il est inséré un alinéa ainsi rédigé : "La loi détermine les conditions dans lesquelles s’exerce la liberté garantie à la femme d’avoir recours à une interruption volontaire de grossesse". ». Il était important de ne pas préciser "droit" (il n'y a donc pas plus de droits constitutionnels qu'auparavant) mais de préciser dans les compétences du législateur qu'il doit définir les conditions d'application de l'IVG. Concrètement, il n'y a donc rien qui change, et une majorité qui s'opposerait à l'IVG pourrait toujours voter des conditions telles que l'IVG ne serait plus possible en pratique (par exemple, définir un délai de seulement deux semaines, etc.). On pourrait juste imaginer qu'en examinant la conformité d'une telle loi après saisine, le Conseil Constitutionnel pourrait l'invalider pour contournement de l'esprit de ce nouvel alinéa de la Constitution (en tant que mesure disproportionnée, deux semaines étant à l'évidence trop court pour faire appliquer la loi).

Ce texte a été ensuite déposé au bureau du Président du Sénat le 31 janvier 2024, et a été adopté dans les mêmes termes par les sénateurs après son examen en séance publique le 28 février 2024, par 267 voix pour, 50 voix contre, sur 339 votants (scrutin n°136). Parmi les 132 sénateurs LR, 72 ont voté pour et 41 contre. Parmi les 56 sénateurs centristes, 41 ont voté pour et 7 contre. Parmi les 50 sénateurs qui ont voté contre, il y a : Étienne Blanc, Bruno Retailleau, Arnaud Bazin, Loïc Hervé, Jean-Baptiste Lemoyne, Valérie Boyer, Muriel Jourda, Hervé Marseille, Alain Milon et Stéphane Ravier. Parmi les 22 sénateurs qui se sont abstenus, il y a : François-Noël Buffet, Alain Houpert, Laure Darcos, Vincent Delahaye, Jean-Raymond Hugonet, Nathalie Goulet, Catherine Morin-Desailly, Hervé Maurey, Michel Savin et Philippe Folliot.


L'adoption du même texte par les deux assemblées a donc conduit le Président de la République à convoquer, par décret du 29 février 2024, le Parlement en Congrès le lundi 4 mars 2024 à Versailles.
 

Revenons à Élisabeth Badinter, agrégée de philosophie, historienne, professeure à Polytechnique et chercheuse en sciences sociales sur la femme et sur le Siècle des Lumières (ainsi que femme d'affaires). Elle est connue pour être l'une des intellectuelles les plus influentes du pays, proposant ses analyses sur la société, en particulier sur les sujets les plus sensibles, se revendiquant héritière de Simone de Beauvoir sans forcément revendiquer toutes les idées de celle-ci, militante féministe mais aussi prônant la laïcité avec parfois assez de courage et de détermination, et ses avis peuvent déplaire évidemment à certaines personnes, en particulier aux féministes elles-mêmes quand elle s'est déclarée opposée aux lois sur la parité.

Elle est favorable à une laïcité tout court, sans adjectif qualificatif comme positive ou inclusive, s'opposant au port du voile et rejetant le concept de féminisme islamique (droit aux femmes d'être voilées). Élisabeth Badinter a été à la pointe du débat sur le port du voile dès l'affaire du foulard de Creil (le 18 septembre 1989). Elle a en effet défendu l'idée qu'il fallait interdire le port du voile à l'école, au contraire du Ministre de l'Éducation nationale de l'époque (Lionel Jospin) et a publié en ce sens dans "Le Nouvel Observateur" du 2 novembre 1989 une tribune, cosignée aussi de Régis Debray, Alain Finkielkraut, Élisabeth de Fontenay et Catherine Kintzler, où elle fustigeait le communautarisme de fait du gouvernement : « En autorisant de facto le foulard islamique, symbole de la soumission féminine, vous donnez un blanc-seing aux pères et aux frères, c’est-à-dire au patriarcat le plus dur de la planète. ». Bien plus tard, le 9 septembre 2009, auditionnée par les parlementaires qui préparaient un texte de loi contre la burqa, elle considérait avec horreur ces « femmes fantômes d’Afghanistan » comme des « femmes en laisse » promenées par leur homme, et elle a rappelé : « Si nous avions dit alors fermement à trois jeunes filles manipulées par des intégristes "nous n’accepterons jamais ça", tout se serait arrêté. (…) Mais, parce que nous avons été tétanisés à l’idée que nous risquions d’être intolérants, nous avons alors toléré l’intolérable ! ».

Par ailleurs, fille du fondateur de Publicis (Marcel Bleustein-Blanchet), elle fait partie des familles les plus riches de France (ce qui, a priori, est indépendant de ses travaux intellectuels, mais lui a valu certaines critiques notamment sur la représentation dégradante de la femme dans certaines publicités et sur ses liens avec les clients de Publicis, en particulier l'Arabie Saoudite). Selon "Forbes", sa fortune était évaluée en 2023 à 1,4 milliard d'euros.

Très présente dans les médias depuis plus d'une quarantaine d'années, elle est l'auteure d'une vingtaine d'ouvrages dont certains de référence comme "L'Amour en plus" sorti en 1980 (chez Flammarion), "L'Un est l'autre" sorti en 1986 (chez Odile Jacob), "XY, de l'identité masculine" sorti en 1992 (chez Hachette), "Les Passions intellectuelles" sorti en trois tomes, en 1999, 2002 et 2007 (chez Flammarion) et "Fausse route" sorti en 2003 (chez Hachette).

Si elle est favorable au mariage pour tous, à la PMA pour les couples lesbiens, etc., Élisabeth Badinter s'est cependant opposée au mouvement transgenre et a cosigné une tribune publiée dans "Le Point" le 16 avril 2023 où elle dénonçait les dérives du planning familial (repaire de militants trans) et prônait l'interdiction des formations sur l'éducation à la sexualité par ces militants auprès des enfants et adolescents.
 

Parlant de son mari Robert Badinter en 2016, elle disait : « Un homme qui est si heureux quand il arrive quelque chose d'heureux à sa femme, pour moi, c'est un féministe ! ». Si elle était heureuse pour sa famille, elle s'inquiétait en revanche de l'évolution de la société en 2008 : « J'ai la sensation que nous sommes, nous aussi les Françaises, proches du basculement, et cela me fait peur. Je crois également qu'on a abandonné le combat parce qu'on pensait que l'indépendance et la liberté des femmes étaient acquises. Pourtant c'est un discours que nous devons tenir à nos filles ! C'est comme l'avortement : on croit que c'est gagné, ça semble tellement évident pour des générations comme la mienne, ou même pour celle de ma fille, qui a 42 ans. Mais il faut dire aux jeunes à quel point il est essentiel qu'elles soient indépendantes économiquement. Je sais bien que la crise économique rend l'accès des jeunes femmes au travail très difficile, surtout si on n'a pas de piston, et que beaucoup ont un travail qui ne correspond pas à leurs compétences. Autant de facteurs qui les poussent à penser qu'en tant que mère au foyer, leur travail sera utile et qu'elles feront de leur enfant un chef-d'œuvre, un enfant parfait. C'est ce qui me fait dire que nous sommes sur le point de créer un nouveau modèle. À l'heure actuelle, notre histoire nous permet de résister, mais pour combien de temps ? (…) Une fille de 12 ans qui regarde la télévision le 8 mars serait horrifiée : on ne nous donne que les statistiques des femmes violées, battues, tuées. Il faut un contre discours : les femmes ne sont pas que ça ! Aujourd'hui on apprend aux nouvelles générations non pas à conquérir le monde mais à s'en protéger. C'est un mouvement de repli qui va à l'encontre du discours de l'indépendance, qu'on ne tient plus. Il faut faire de nos filles des femmes indépendantes et conquérantes. ».


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (02 mars 2024)
http://www.rakotoarison.eu


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