Ollivier Dyens, La Condition inhumaine

par Argoul
mercredi 27 février 2008

à Patrice

Sous-titré Essai sur l’effroi technologique, ce livre tout neuf écrit par un professeur à l’université Concordia de Montréal se veut une réflexion sur l’homme et la technique. Le thème est intéressant : comment les technologies qui se multiplient changent déjà notre perception des choses, le « sens » que nous donnons à notre existence humaine ? Mais la lecture me laisse partagé : l’ « effroi » ne me paraît pas une attitude favorable pour observer sereinement les choses ; la multiplicité des références (18 % des pages sont des notes et bibliographie !) donne au lecteur le sentiment que l’auteur s’y perd.

Avec la multiplication des hommes, de l’éducation et des moyens d’étude et de communication, 100 ans du XXe siècle égalent 20 ans d’aujourd’hui, au rythme des innovations. Les 100 ans du XXIe siècle égaleront 20 000 ans d’avant. Pour l’auteur, la complexification augmente l’importance de la technique dans le quotidien et le vivant ; elle diminue donc la part « d’humanité ». Il y voit une « singularité  », le saut définitif d’une condition à une autre. Le problème est que l’auteur ajoute à la confusion. Il anthropomorphise. Il découpe arbitrairement les processus. Il pose tout un tas de questions sans réponses, la plupart de temps parce qu’elles n’ont pas de « sens ». Et elles n’en ont pas parce qu’il confond les ordres. Le travers anglo-saxon du discours linéaire excluant tout plan structuré trouve ici sa limite. L’essai est à peine séparé en chapitre d’inégales longueurs, ce qui ne permet guère de voir où l’auteur veut en venir. Il reprend, sans les citer, les vieilles lunes de la prééminence de « la Technique », déjà explorée par les auteurs allemands après la guerre de 14 : Spengler, Jünger, avant Ortega y Gasset et Jacques Ellul. Il y rajoute la biotechnologie et internet pour manifester son « effroi ». Sans jamais s’élever à la place de l’homme dans la nature (ce qui serait philosophie) ou à l’analyse historique du savoir scientifique (ce qui serait épistémologie). Dès lors, que dit-il ?

Que « toucher à la complexité de l’immensément petit est toucher au divin », p.177. Ou que « la place dominante que nous occupions au sommet de la hiérarchie planétaire est maintenant contestée », p. 66. C’est peut-être avec ces remarques qui reviennent de temps à autre que l’on parvient à concevoir son message : la technologie touche au plus intime de l’homme, donc au sacré. La conception catholique est remise en cause. L’université Concordia n’a-t-elle pas été fondée par les Jésuites ? Apprenti sorcier, l’homme se veut égal aux dieux. D’où l’effroi. Dans un chapitre consacré à la science-fiction, l’auteur prend pour exemple le film Signes de Night Shyamalan. Des monstres envahissent une ferme familiale : « D’où émergent-ils ? De l’abandon de la foi, de la trahison (...), de la perte d’innocence (...), du glissement des valeurs (...) et surtout de la destruction de la cellule familiale », p.199. La théorie du Complot, répandue par la série TV X-Files au milieu des années 90 est une rébellion contre la réalité : « d’essence réactionnaire  », dit-il, cette théorie cherche à rassurer en plaquant un schéma connu sur ce qui fait peur, ces transformations, changements et incertitudes contemporaines. Une idée juste est aussi que le réseau mondial du net abêtit en mettant sur le même plan de « l’information » les idées de n’importe qui, sans filtre de vérification ni hiérarchie de pertinence entre elles, des plus étayées aux plus farfelues. L’humanité ainsi technicisée régresse au comportement des cafards qui imitent les autres lorsqu’ils se mettent dans la lumière.

Ce serait cela, La Condition inhumaine - titre de l’essai. L’auteur a commis 6 ans avant un autre essai, Chair et métal où il voit la lutte entre le pot de fer et le pot de chair, avec le tropisme que l’on devine, sous-titré La Technologie prend le relais. Dans un style amphigourique, ponctué d’incidents, l’auteur définit son effroi  : « La condition inhumaine nous propose l’impossibilité de ne croire, de ne voir et de n’accepter que la dimension organique de l’existence, elle nous suggère l’impossibilité de l’individu intelligent, autonome et conscient, elle nous force à accepter que seuls un courant, une circulation, un passage entre l’organique et l’inorganique, entre la réalité biologique et les myriades d’autres réalités permettent d’entrevoir, du coin de l’œil, cette dynamique étrange qu’est l’humain contemporain », p.220. N’est-ce pas trop réductionniste pour penser l’homme et la technique ?

Mais l’auteur ne vit pas dans la conservatrice Europe qui a peur de tout en vieillissant mal. Il est citoyen de ce continent jeune où tout reste possible. Il accepte donc que « le sens (soit) inséparable de l’insensé », p. 223. L’homme s’adaptera, comme toujours. L’humanité n’est plus simple collection de gènes, mais aussi d’outils, de collectivités, d’intelligences technologiques. « Nous sommes la machine qui palpite » est la dernière phrase du livre.

Mais pourquoi réduire l’humaine condition au seul biologique ? Pourquoi anthropomorphiser l’univers qui serait « parfaitement étranger à la perception que nous en avons » (p.16) ? Pourquoi feindre de croire que c’est la couveuse mécanique qui « fait naître » ou le tchat sur internet qui « rend amoureux » ? Pourquoi prendre exemple du « bug de l’an 2000 » - qui ne s’est jamais avéré ! - pour en inférer que « nous ne contrôlons plus le monde qui nous entoure » (p. 23) ? Pourquoi affirmer qu’un aéroport, une autoroute ou un centre commercial ne répondent pas aux besoins humains, mais « aux besoins technologiques » (p. 24) ? Le piercing est-il si différent des épines aborigènes pour « transformer le corps » (p. 24) ? Pourquoi dire - sinon par croyance sous-jacente - que « seul le non-machine donne accès à l’espoir de la transcendance » (p. 29) ? Pourquoi les langages informatiques seraient-ils autres que des langages, nous « plongeant dans un monde sans origine ni fin » (p. 59) ? Doit-on rappeler que « le mot chien ne mord pas » (William James) dans la réalité traditionnelle ? Pas plus que le bit ne génère d’enfant dans la réalité virtuelle ? En quoi « la nature de l’humain » serait-elle modifiée par la technologie (p. 64) - puisque c’est l’homme qui l’invente, la construit et l’instrumente en fonction de ses besoins et désirs ? L’humanité n’a jamais été - jamais ! - « simple collection de gènes » : ce qui constitue l’humain est l’outil, la réflexion, la conscience.

Ne choisissant ni la voie de l’épistémologie, ni celle de la philosophie, La Condition inhumaine reste, à notre sens, une compilation de type journalistique sans que jamais la pensée ne s’élève.

Il y a clairement confusion des ordres qui empêche de théoriser clairement. Pascal (Pensées, p. 103) distingue « trois ordres de différents genres  » : sagesse, esprit et chair. « L’esprit a son ordre, qui est par principes et démonstrations ; le cœur en a un autre », (p. 322). Et le corps est d’ordre de la nature. « Tous les corps et tous les esprits ensemble ne sauraient produire un mouvement de vraie charité : cela est impossible, et d’un autre ordre tout surnaturel. » La neurobiologie contemporaine distingue dans le cerveau ce qui ressort du moteur, de l’émotion ou du cognitif. Pourquoi donc réduire « la civilisation » à ses effets utilitaristes, à la Teilhard de Chardin (cité une fois) ? « La vie, l’essence, le but d’une civilisation sont de conceptualiser, c’est-à-dire de modifier l’environnement en une structure manipulable et pétrissable », p.112. Ah bon, n’est-ce donc que cela ? Dans l’ordre du biologique, peut-être, mais pas dans celui du social où «  civiliser » veut dire devenir vivable, poli, courtois. Ni dans l’ordre de la conscience, où il signifie bâtir une vie commune et donner un sens à l’Histoire. Pourquoi distinguer « l’humain et la technologie » pour affirmer ensuite qu’ils constituent « bien un seul et même système » (p.114) ? Qui en doutait - encore une fausse question ? Pourquoi reprendre le sophisme de la poule et de l’œuf pour affirmer que c’est l’outil qui a la « volonté » de se multiplier par les hommes (p.124), alors que l’outil n’a pas de vouloir sans l’ouvrier qui l’utilise ? Pourquoi dire que « sans réseaux (de télécommunications) les traces de notre présence sur cette planète disparaîtraient  », p.128 ? Il y a avait bel et bien une vie avant internet (il y a dix ans seulement !) et Notre-Dame-de-Paris est encore là pour le rappeler...

Il y a aussi une claire ignorance des recherches épistémologiques qui montrent comment l’homme pense avec les outils qu’il se donne. La conception XVIIIe de « l’homme machine » (La Mettrie, Descartes) ne pouvait surgir que des techniques d’alors : les engrenages du moulin à eau et les leviers du métier à tisser mécanique. La conception XXe siècle de la relativité, du chaos fractal et des cordes ne pouvait surgir que des techniques d’aujourd’hui : l’électricité, la physique des particules, le traitement de l’information.

Tout se passe comme si l’auteur se battait avec une conception archaïque et datée de la condition humaine. Nous ne partageons pas cette conception - en un mot « catholique années 1950 ». Cet ensemble de questions que l’auteur se pose n’a pas de signification pour nous. Ni - et c’est plus grave - pour l’adolescent d’aujourd’hui, né avec toute la technologie qui « effraie » tant ce bon M. Dyens. Mais nous concevons parfaitement que certains se posent les questions de l’auteur. C’est à eux qu’est destiné, sans nul doute, ce livre. Car il reste que ses idées font penser. Et il est toujours nécessaire de penser pour apprivoiser.


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