Les Manouchian mercredi au Panthéon

par Sylvain Rakotoarison
mardi 20 février 2024

« Missak et moi étions deux orphelins du génocide. Nous n’étions pas poursuivis par les nazis. Nous aurions pu rester cachés, mais nous ne pouvions pas rester insensibles à tous ces meurtres, à toutes ces déportations de Juifs par les Allemands, car je voyais la main de ces mêmes Allemands qui encadraient l’armée turque lors du génocide arménien. » (Mélinée Manouchian).

Les cendres du couple de résistants Missak Manouchian et sa femme Mélinée Manouchian (née Soukémian puis, par erreur, le nom de naissance est devenu Assadourian) vont être transférées au Panthéon ce mercredi 21 février 2024 au cours d'une cérémonie présidée par le Président de la République Emmanuel Macron. Le jour choisi est le 80e anniversaire de l'assassinat de Missak Manouchian, chef du groupe Manouchian, fusillé par les nazis au Mont-Valérien le 21 février 1944 à l'âge de 37 ans (né le 1er septembre 1906 à Adiyaman). Son épouse depuis 1936, également résistante, est née le 13 novembre 1913 à Constantinople (Istanbul) et morte à 76 ans le 6 décembre 1989 à Fleury-Mérogis.

Missak Manouchian, qui a survécu au génocide arménien de 1915, s'est réfugié en France en 1924 où il commença à travailler. Il s'est engagé au parti communiste français après la crise du 6 février 1934 pour lutter contre le fascisme. Son engagement s'est naturellement décliné pendant la guerre en s'engageant dans la Résistance dès juin 1940. Il est devenu le commissaire militaire de son groupe des FTP-MOI (francs-tireurs et partisans – main-d'œuvre immigrée) en août 1943.

Mélinée Manouchian est devenue orpheline à l'âge de 2 ans, ses parents ont été massacrés durant le génocide, elle a été déportée avec sa sœur à Thessalonique en 1922, puis à Corinthe, avant d'arriver en France en 1926. Avec un diplôme de comptable et de sténodactylographe, elle s'est installée au début des années 1930 à Paris où elle s'est intégrée à la famille du futur Charles Aznavour (1924-2018). Elle fut même l'accompagnatrice du premier succès de radio-crochet du futur chanteur en 1935. Elle s'est engagée au parti communiste français par antifascisme comme son futur mari qu'elle a rencontré en 1934.



Pour donner une petite idée de qui était Missak Manouchian, voici deux témoignages de soldats sous ses ordres à partir de 1942 qui sont assez instructifs (cités par Wikipédia) : « La première fois que j'ai rencontré Manouchian, nous avons passé l'après-midi ensemble. Tout ce qu'il me disait résonnait en moi. Nous partagions les mêmes convictions. Cet homme m'a également tout appris, l'amour de la poésie, de la biologie, de la philosophie. Il était très intelligent et surtout on pouvait lui faire une confiance aveugle. Et d'ailleurs tout le monde lui faisait confiance et l'admirait. Mais il était très timide et quand il parlait, c'était uniquement de résistance. ». Et aussi : « C'était un athlète, un grand sportif. Il était bon, il écoutait les gens et surtout il avait une vision très humaine et très intelligente de la résistance. Il ne voulait pas de "héros fous", pour reprendre une expression du docteur Kaldjian, de kamikazes. Des volontaires prêts à se faire sauter, il y en avait, mais lui ne supportait aucun sacrifice. Il ne commandait une opération que si elle était sûre. ».

Missak Manouchian et ses compagnons de résistance ont été arrêtés le 16 novembre 1943 puis jugés entre le 15 et le 19 février 1944 au cours d'un procès expéditif dont on ne connaît que le verdict, et exécutés le 21 février 1944 au Mont-Valérien. Avant d'être jugé, Missak Manouchian a été torturé. Le 15 juin 1985, sa femme Mélinée Manouchian a porté des accusations sur la responsabilité de la direction du parti communiste français de l'époque qui aurait "lâché" et "sacrifié" le groupe Manouchian pour des raisons tactique. Mais cette thèse, si elle a été reprise par l'historien Philippe Robrieux en 1986, a été considérée comme fausse par d'autres historiens et est aujourd'hui abandonnée.

La notoriété de Missak Manouchian a été la conséquence d'une très mauvaise propagande politique des nazis pour fustiger auprès des Français les résistants en tentant de démontrer qu'ils étaient des criminels, des tueurs, des terroristes et des Juifs (pour une partie du groupe), en résumé, "l'armée du crime". C'est en effet une affiche rouge placardée partout en 15 000 exemplaires qui se chargea de faire de Manouchian et de ses camarades d'infortune des héros de la Résistance intérieure, et par là, qui assura leur postérité.



Car nous voilà dans le vif de la cérémonie. L'entrée au Panthéon est un acte politique, mais il faut y voir de la politique au sens noble et pas politicien. En effet, la République a ses saints, depuis le Premier Empire (qui était une sorte de République pour Napoléon), et elle les commémore avec cette présence au Panthéon. D'un point vue concret, cela paraît un peu morbide, mais il y a des cimetières nationaux pour honorer les gloires locales dans beaucoup de pays (entre autres, aux États-Unis, en Israël, au Vatican bien sûr, mais je n'ai pas une vision d'ensemble de la planète sur ce sujet). Historiquement, la France de l'Ancien Régime avait sa nécropole des rois à la Basilique Saint-Denis, où la plupart des corps de nos rois défunts furent jetés dans des fosses communes pendant la Révolution.

Le Panthéon "héberge" actuellement 81 personnes dont (seulement) 6 femmes (et parfois, pas pour de bonnes raisons, simplement épouses de). Citons les femmes puisqu'elles ne sont pas très nombreuses : Sophie Berthelot (femme de Marcellin Berthelot, morte quelques heures avant son mari) le 25 mars 1907, Marie Curie (chimiste, double Prix Nobel et femme de Pierre Curie) le 20 avril 1995, Geneviève Anthonioz-De Gaulle (résistante et militante humanitaire) et Germaine Tillion (ethnologue et résistante) le 27 mai 2015 (toutefois, les corps des deux femmes n'ont pas été déplacés selon les vœux de leur famille), Simone Veil (femme d'État et ancienne déportée) le 1er juillet 2018, et Joséphine Baker (artiste) le 30 novembre 2021.



La venue de Mélinée et Missak Manouchian est la quatrième cérémonie de transfert au Panthéon sous la Présidence d'Emmanuel Macron, et Mélinée Manouchian sera donc la septième femme à y être honorée. Sous la Cinquième République, la Présidence d'Emmanuel Macron est donc la deuxième Présidence à faire des transferts, après celle de François Mitterrand (en nombre de personnes, François Mitterrand sept personnes transférées et Emmanuel Macron six personnes transférées, et ex aequo en cérémonies, quatre).

Entre parenthèses, ce n'est pas le cas des Manouchian, mais ceux qui s'interrogent sur la rapidité, parfois, de transférer une personnalité au Panthéon quelques jours après son décès, réflexion notamment à propos de Robert Badinter, il faut prendre en considération que dans le passé, c'était assez courant, et même très fréquent lors du Premier Empire. J'avais cité il y a quelques jours l'exemple de Paul Painlevé (mort le 29 octobre 1933) transféré le 4 novembre 1933, mais il y a aussi (parmi les plus connus) Victor Hugo (mort le 22 mai 1885) transféré le 1er juin 1885, Sadi Carnot (assassiné le 24 juin 1894) le 1er juillet 1894, Marcellin Berthelot et Sophie Berthelot (morts le 18 mars 1907) le 25 mars 1907. Les plus récents : le physicien Paul Langevin (mort le 19 décembre 1946) le 17 novembre 1948 et enfin, Simone Veil (morte le 30 juin 2017) transférée le 1er juillet 2018. Remarquons également que Joséphine Baker est née trois mois avant Missak Manouchian, cela pour se donner une comparaison chronologique.

Insistons sur le fait que ce n'est pas le Président de la République qui initie une décision de transfert au Panthéon, par une sorte de caprice personnel. Certes, c'est lui qui prend la décision finale (ce qui pourrait interroger : qui devrait prendre cette décision ? le Président, le Premier Ministre, le Ministre de la Culture, le Parlement ? Après tout, il a la légitimité populaire), mais après avoir reçu des associations, des groupements, voire des pétitions qui demandent le transfert de telle ou telle autre personnalité.

Pour les Manouchian, il s'agissait d'un comité de soutien qui s'est créé le 19 décembre 2021 en accord avec Katia Guiragossian, la petite-nièce des Manouchian, et qui a instruit tout un dossier sur le sujet, avec une tribune commune de plusieurs personnalités dans le numéro du 13 janvier 2022 de "Libération" et beaucoup d'interventions médiatiques. Ce comité a été reçu à l'Élysée le 30 mars 2022 et la décision a été prise et annoncée le 18 juin 2023, confirmée par la Secrétaire d'État aux Anciens Combattants Patricia Mirallès le même jour lors de la commémoration de l'Appel du 18 juin 1940 au Mont-Valérien. Emmanuel Macron a même visité la crypte du Panthéon avec des membres du comité pour déterminer la place qui sera réservée aux Manouchian. Parallèlement à leurs dépouilles, les noms des vingt-trois résistants condamnés à mort du groupe Manouchian seront inscrits sur le mur.

Pour autant, la décision n'était pas consensuelle car des intellectuels et des descendants d'autres membres du groupe Manouchian ont protesté dans une tribune dans le journal "Le Monde" le 24 novembre 2023 (pourquoi si tardivement ?) pour regretter de ne faire rentrer que les époux Manouchian sans les autres membres du groupe.

C'est là qu'il faut se convaincre que le transfert au Panthéon a une valeur symbolique et qu'il n'y a pas de justice à proprement parler, il n'y a pas de droit au Panthéon, ou de mérite du Panthéon. Simone Veil a été une femme d'État incontestable, mais elle n'a pas été la seule, elle a eu une adolescence tragique car elle a vécu les camps d'extermination, mais elle n'a pas été la seule. Pourtant, elle représente, à elle seule, beaucoup que la République veut honorer. De la même manière, pourquoi honorer Jean Zay et pas Léo Lagrange, par exemple (d'autant plus qu'il a été tué pendant la guerre le 9 juin 1940) ? Pourquoi honorer André Malraux qui a prononcé ce discours historique du transfert de Jean Moulin au Panthéon le 19 décembre 1964 et pas Maurice Schumann voire Jacques Chirac lui-même qui ont prononcé les discours lors du transfert d'André Malraux au Panthéon le 23 novembre 1996 ? et ainsi de suite... Plus exemple que représentant. Voici l'objectif de la panthéonisation.



La valeur symbolique du transfert des époux Manouchian au Panthéon est très forte. D'une part, ce sont des résistants qui sont honorés par la République, dont un a payé son courage par sa vie, puisqu'il a été assassiné par les nazis. D'autre part, bien sûr, ce sont des ouvriers qui ont résisté, donc, comme l'attachement à Guy Moquet de Nicolas Sarkozy, ils ne faisaient pas partie d'une élite mais étaient des hommes du peuple. Et il y a une raison à cela, troisième élément symbolique, c'est qu'ils étaient étrangers et ils ont engagé leur vie pour la France libre parce qu'ils se sentaient français. D'où, très important à notre époque de repli sur soi, l'intérêt d'une immigration qui se soit assimilée à la France. Ce symbole risque d'exclure tous les autres symboles, d'ailleurs, avec un effet grossissant peut-être trompeur et il serait souhaitable que le Président de la République ne s'arrête pas qu'à cela.

Quatrième symbole, l'Arménie, d'autant plus que les deux Manouchian étaient également des rescapés du génocide arménien. Or, la communauté arménienne a toujours été très influente auprès de la classe politique (ici, le comité de soutien a été créé notamment par un maire LR d'une grande ville). Cinquième symbole, ils étaient communistes, et cela rachète en quelque sorte le Pacte germano-soviétique. Des communistes ont résisté et y ont parfois perdu leur vie. On le savait, bien sûr (voir Guy Moquet, par exemple), mais la République en est aujourd'hui reconnaissante. On pourrait aussi y voir un sixième symbole, celui d'un couple, car Mélinée Manouchian a beaucoup agi après la guerre pour faire honorer la mémoire de son mari et de son groupe. Enfin, peut-être tiré par les cheveux, mais c'est une leçon aussi à la propagande nazie qui a mal imaginé la réaction de ses interventions. En effet, sans cette fameuse affiche rouge, probablement que le groupe Manouchian serait mort dans une indifférence générale, la même que tous ces martyrs de la guerre, les assassinats de résistants, etc.



Donc, évidemment que je reprends au bond l'interrogation précédente, pourquoi eux et pas les autres ? Pourquoi est-on ému plus par un mort plutôt qu'un autre ? C'est justement la valeur symbolique, et elle est d'autant plus grande que la personne est connue. Certains posent la question de l'émotion sélective suscitée par la mort du dissident Alexeï Navalny sans se rendre compte que sa valeur symbolique est immense. L'émotion était légitime. Alexeï Navalny était rentré de lui-même à Moscou quand il a quitté l'Allemagne le 17 janvier 2021 après son rétablissement d'un empoisonnement au Novitchok, et dès son arrivée sur le sol russe, il a été incarcéré parce qu'il n'avait pas le droit de quitter le territoire russe. Pourtant, c'étaient bien les autorités russes qui l'ont autorisé à se faire soigner en Allemagne. Il n'a jamais retrouvé sa liberté depuis ce jour-là, jusqu'à en mourir, et la famille ne dispose même pas de sa dépouille. Même dans les pires guerres (par exemple, celle de Gaza), on négocie le retour des corps.

Il faut ainsi voir le Panthéon comme une vitrine de la République (française), une devanture de nos peurs, de nos émotions, de nos fiertés et de nos joies également. Ce sera dans cette esprit qu'il faudra envisager cette cérémonie du mercredi 21 février 2024.



Nicolas Sarkozy avait aimé lire la lettre de Guy Moquet à sa mère. Voici quelques extraits très émouvants de la dernière lettre de Missak Manouchian à sa femme Mélinée, le 21 février 1944, peu avant son exécution : « Dans quelques heures, je ne serai plus de ce monde. Nous allons être fusillés cet après-midi à 15 heures. Cela m’arrive comme un accident dans ma vie, je n’y crois pas mais pourtant je sais que je ne te verrai plus jamais. (…) Je m’étais engagé dans l’Armée de la Libération en soldat volontaire et je meurs à deux doigts de la Victoire et du but. Bonheur à ceux qui vont nous survivre et goûter la douceur de la Liberté et de la Paix de demain. Je suis sûr que le peuple français et tous les combattants de la Liberté sauront honorer notre mémoire dignement. Au moment de mourir, je proclame que je n’ai aucune haine contre le peuple allemand et contre qui que ce soit, chacun aura ce qu’il méritera comme châtiment et comme récompense. (…) Je meurs en soldat régulier de l’armée française de la libération. (…) Je pardonne à tous ceux qui m’ont fait du mal ou qui ont voulu me faire du mal sauf à celui qui nous a trahis pour racheter sa peau et ceux qui nous ont vendus. ».


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (17 février 2024)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
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Que penser de la proposition de loi sur le génocide arménien ?
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