Tchernobyl et l’opacité « officielle », vingt ans après...

par Joël de Rosnay
lundi 24 avril 2006

A l’occasion du 20e anniversaire de la catastrophe de Tchernobyl (26 avril 1986), nous publions un article que Joël de Rosnay avait écrit à l’époque dans Paris Match, quelques jours après le désastre. Il s’agit là d’un témoignage fort, qui montre bien comment en France l’opacité « officielle » a été au coeur de cette affaire dès les premiers jours...

" Je ne suis ni un spécialiste du nucléaire, ni un anti-soviétique primaire, ni un écolo-ca­tastrophiste, ni un habitué des manifestes et des pétitions en tous genres. Je suis un citoyen concerné ayant une formation scientifique et quelques connaissances sur les effets biologiques des radiations. Si je m’exprime ici, c’est pour témoigner des diffi­cultés que j’ai rencontrées pour obtenir les informations de base auxquelles j’estime, comme tout le monde, avoir droit.

Dès le 29 avril, à la lecture des journaux et à l’écoute des bulletins télévisés et radiodiffu­sés, je commence à m’inquiéter de la situa­tion à Tchernobyl. J’ai suffisamment lu d’ar­ticles sur l’énergie atomique pour réaliser que cette fois nous sommes en face du plus grave accident de l’histoire du nucléaire dans le monde. Je me précipite sur tous les journaux disponibles, les informations inter­nationales, les flashes de l’AFP obtenus sur mon Minitel. Très vite les contradictions : 2 morts ? 2000 morts ? Les satellites se trompent-ils ? Existe-t-il un ou deux foyers ? L’Europe s’inquiète du nuage radioactif. La France, nous assurent les services officiels, serait miraculeusement préservée. Rien à craindre, disent les spécialistes, le nuage s’arrête aux frontières. Et ceci grâce au providentiel anticyclone des Açores enfin de retour le 1er mai, ce que montre, de toute évidence, la carte satellite. Vrai ou faux ?

Or, on le sait maintenant, c’est le 1er et le 2 mai que le nuage a envahi toute la France, avant que le vent d’ouest ne le réexpédie à l’envoyeur. A partir du 5, et les jours sui­vants, j’apprends avec étonnement par les communiqués officiels que la situation est redevenue « normale » sur la France. Ce qui voudrait dire qu’elle ne l’avait pas été ? Personne ne nous a indiqué les mesures à prendre en cas d’élévation « anormale » de la radioactivité. Des amis me téléphonent, et notamment des scientifiques et des ingénieurs. Certains font état, dès le 2 mai, de mesures inquiétantes de radioactivité au pic du Midi. Consignes officielles : silence. D’au­tres signalent le déclenchement d’alarmes aux alentours de centrales. Encore une fois : ordre de secret des autorités responsables. Je ne peux pas y croire. On raille dans nos médias la paranoïa ou « l’hystérie » des Allemands ou des Suédois. La France, quant à elle, ressemble à un paradis miracu­leusement préservé.

Il a fallu attendre 15 jours pour juger, sur la carte publiée par le SCPRI (Service de contrôle et de protection contre les rayons ionisants) de l’impact du nuage sur la France. Les taux de radioactivité détaillés pendant la période du 29 avril au 8 mai sont donnés, pour l’air, l’eau, le lait, l’exposition générale de la population. On découvre des maxima de 800 picocuries de radioactivité globale dans un m3 d’air, de 100 nanocuries par litre de lait ou de 12 nanocuries d’iode 131 (maximum du 5 mai) par litre de lait, l’exposition générale se situant à 60 micro­rads/heure. Est-ce dangereux ? Que faut-il - ou plutôt, qu’aurait-il fallu - faire ? Et voici que commence, pour le pauvre consomma­teur que je suis, la bataille des rads, milli­rems, picocuries, becquerels et autres unités qui déroutent le non-spécialiste et entretiennent la confusion. Nous avons reçu 60 microrads (soit 4 fois la dose « normale »). Or, nous avons droit, d’après ce que m’ont dit les experts, à 5,4 microcu­ries par an ou 500 millirads (on parle aussi de millirems pour exprimer l’effet biologi­que) ; les experts m’ont dit que le rem était à peu près équivalent au rad pour les radia­tions les plus communes. Le « becquerel », quant à lui, égale 27 picocuries. On n’y comprend rien ! Comment s’y retrouver ? Ce qui m’intéresse, ce sont les effets cumu­lés. Si j’avais bu un litre d’eau de pluie le 2 mai (3000 becquerels) ou 2 litres de lait le 5 mai (1500 becquerels) et respiré 30 m3 d’air par jour (moyenne quotidienne), soit 750 becquerels, aurais-je approché la dose maximale quotidienne autorisée ? On me dit que la dose de 60 microrads/heure est 2 fois inférieure à celle reçue lors d’un voyage en avion. Je plains les pilotes de ligne et les hôtesses de l’air. Je ne savais pas que les voyages en avion étaient si dange­reux. Tchernobyl semble l’être beaucoup moins ! Je suis sûr que je me perds dans les unités, mais je n’ai pu trouver un tableau clair donnant toutes les équivalences...

Auprès de qui me renseigner ? Les Cana­diens refusent les champignons italiens, et les Italiens des asperges espagnoles. Et les fraises, le raisin, les épinards, les pommes, même lavées ? Y a-t-il encore un risque ? Puis-je acheter du fromage suisse, hollan­dais ? Manger du thon dans quelques mois, alors qu’il concentre les résidus radioactifs ? Quel est l’effet cumulatif à long terme de faibles doses de radioactivité ? Question à ne jamais poser aux spécialistes du nu­cléaire, rarement d’accord entre eux sur ce sujet tabou. Que se passerait-il si un autre des trois réacteurs restant à Tchernobyl se « réveillait », et si la radioactivité redevenait en France supérieure à la normale ? Quelles précautions prendre ? Existe-t-il une bro­chure simple, comme dans les avions, pour nous expliquer les consignes de sécurité ?

Je comprends que l’iode 131 a une vie courte, mais qu’en est-il du strontium, du césium, du baryum dont on parle moins ? Je sais que 2,5 grammes d’alcool dans le sang conduisent à des ivresses graves, et que l’on retire des permis de conduire pour une telle dose. Je sais qu’un taux de cholestérol de 2,9 grammes peut occasionner des mala­dies graves. Quand je me fais faire une analyse de sang, je vois d’un coup d’œil les seuils dangereux avec, en face, la norme pour pouvoir se situer.

Quelles sont réellement les normes en ma­tière de radioactivité, acceptables pour une population ? Les pays européens ne par­viennent pas à s’entendre dès qu’il s’agit d’importation de produits irradiés chez le voisin. Alors, qu’en est-il de nos experts ?

Je comprends évidemment les risques d’une panique injustifiée pour nos exportations agricoles ou la poursuite de notre pro­gramme nucléaire. Je respecte les avis des spécialistes. Mais j’ai le droit de savoir. Qu’est-ce qu’un seuil « tolérable » ? La bio­logie ne joue pas aux dés. Elle est toute en nuances. Comme le cancer. Les uns seront touchés, pas les autres. Une seule particule traversant l’ADN, et c’est peut-être une malformation génétique, une leucémie. La notion de dose minimale paraît bien théori­que, face à la complexité biologique.

Revenons à la centrale de Tchernobyl. Est-elle toujours en train de « brûler » ? On nous dit que les « pompiers ont éteint le feu ». Un expert international a vu une «  petite fumée grise ». Mais de quel feu s’agit-il ? Tant qu’il est question de pompiers et de fumée, on reste dans le connu, le rassurant. Mais à côté des feux « chimiques », l’autre feu, le « feu nucléaire », couve et c’est l’inconnu. A la température qu’il a atteinte, le cœur serait en train de s’enfoncer dans le béton fondu. S’enfonce-t-il vraiment ? Quand s’arrêtera-t-il ? Combien de temps faudra-t-il pour « brûler » les 200 tonnes d’uranium ? Qui le sait ? Les experts français, les plus expéri­mentés du monde, sont partagés sur l’utilité de creuser des galeries pour y injecter du béton. Pourquoi n’y a-t-il pas dans notre pays de vrais débats contradictoires à la télévision ? Une sorte de «  Dossiers de l’écran » permanents en cas d’événements nécessitant la collecte et l’évaluation d’in­formations scientifiques, techniques, médi­cales, agricoles ? Grâce à la télévision par câble et aux émissions étrangères par satelli­tes, que l’on peut capter en France, il m’a été possible de comparer ce qui se passait sur les chaînes des pays voisins ou aux Etats­-Unis sur Cable News Network (CNN) : les débats où s’opposent les avis du public, d’experts, d’agriculteurs, d’ouvriers du nu­cléaire, se succèdent, avec, à l’appui, cartes, schémas, films, animations sur ordinateur.

Je ne cherche pas à critiquer les éminents spécialistes du CEA, de l’EDF, du SCPRI, qui font un travail difficile vis-à-vis des médias. Mais je souhaiterais entendre d’autres voix que les leurs. Celles, par exemple, de responsables du ministère de la Santé, bien silencieux ; du ministère de l’En­vironnement, bien désarmé ; des écologis­tes, soudain devenus « soft » ; des associa­tions de consommateurs si virulents contre les dangers des épurateurs d’eau ou de la dioxine, et aujourd’hui étrangement muets.

Ce sont pourtant eux, en principe, les avo­cats de notre santé, de notre intégrité biolo­gique. On nous dit que la dose de radioacti­vité reçue en France est inférieure à celle représentée par un séjour de deux semaines en montagne, et en tout cas bien inférieure aux risques de cancer représentés par le fait de fumer quelques cigarettes par an. Le fumeur choisit son poison. Moi, je n’ai pas choisi les fumées de Tchernobyl. On dirait que les experts et les contrôleurs officiels craignent plus l’inquiétude justifiée de la population que les dangers réels des radia­tions. Nos méthodes d’information s’inspire­raient-elles de celles des pays totalitaires, dès lors qu’il s’agit de parler du nucléaire ?

En fait, je ne critique même pas le pro­gramme électronucléaire français. Certes, je ne l’aime pas. Je lui préfère les économies d’énergie, les ressources géothermiques, hydrauliques, éoliennes, solaires thermiques ou photovoltaïques, celles de la biomasse ou des océans. Mais on ne pouvait guère faire mieux et aussi vite. J’espère de tout cœur que le nucléaire sera une énergie de transition à l’horizon limité. Je me suis senti contraint de l’accepter sans l’avoir choisie. Je m’étais fait une raison. Et voici que Tchernobyl vient tout relancer. Car ce n’est plus seulement du « nuage radioactif » qu’il s’agit aujourd’hui, mais de la menace per­manente représentée par les quelque 380 centrales en service aujourd’hui dans le monde, et les quelque 160 en commande.

Je ne critique pas non plus les lobbies de l’électronucléaire en France, dont on connaît la puissance. J’ai simplement honte. Honte que dans une vraie démocratie comme la France, l’information ait été si partielle sur des questions aussi vitales.

Nous sommes tous des Ukrainiens. Tcher­nobyl, c’est la porte à côté. Le nuage ra­dioactif a mis deux jours pour franchir 2000 km. Leur air, c’est le nôtre. Leur eau, c’est la nôtre. Si le cœur s’enfonce comme dans du beurre dans l’argile, le calcaire, et le gravillon de l’Ukraine, et qu’il contamine pour des centaines d’années la nappe d’eau souterraine, et peut-être le Dniepr, jusqu’où ira la pollution radioactive, même diluée ? Jusqu’à la mer Noire, la Méditerranée ? Tout communique sur notre petite planète. Les mers sont un bien commun de l’huma­nité, mais la Méditerranée, c’est chez nous. Si un tel accident se produit et qu’un expert d’un des services de contrôle, édifié par ce qu’il mesure, brise la règle du secret imposée par les organismes officiels et se confie aux grands médias : c’est à coup sûr la panique. Par contre, une information intelli­gente et des mesures de précaution dans les zones les plus touchées auraient sans doute été parfaitement comprises des populations concernées. Comment savoir si la centrale crache encore des éléments radioactifs ? Si c’était le cas, l’iode 131, qui disparaît au bout de quelques jours, continuerait à s’ac­cumuler, un nouveau dépôt remplaçant l’an­cien, sur l’herbe, les fruits, les légumes, puis se retrouverait dans le lait. Cela changerait-il les seuils ? Qui peut me le dire ?

Comment se fait-il que les pays occiden­taux, et en particulier les gouvernements eu­ropéens, n’aient pas encore exigé la créa­tion d’une commission internationale char­gée d’aller voir à Tchernobyl si tout danger est écarté, et de proposer des solutions pour accélérer la décontamination ?

Quel est le rôle réel de l’Agence internatio­nale de l’énergie atomique de Vienne ? Peut­-on lui faire jouer un rôle de surveillance international, ou est-elle inféodée à une grande puissance ?

Est-il normal que les constructeurs de cen­trales nucléaires, les producteurs, les exploi­tants soient aussi ceux qui informent le pu­blic des dangers de la radioactivité ?

Ne serait-il pas opportun de créer un Cen­tre d’information du public, avec répondeurs et service Minitel 24 heures sur 24, pour répondre aux questions de base en cas d’accident ? De rassembler, sous l’égide du ministère de l’Environnement, les informa­tions provenant des ministères de la Santé, de l’Industrie et de l’Agriculture, sur la pro­gression et les développements d’une ca­tastrophe chimique ou nucléaire majeure ? De préparer les gendarmes, les pompiers, les DDASS à donner des réponses claires et coordonnées en cas de danger grave pour la population ?

Nous sommes tous concernés par la ca­tastrophe de Tchernobyl et par le poids mondial du nucléaire. Notre avenir est en jeu. Pas seulement en tant qu’individus, mais en tant qu’espèce vivante. Cette catastrophe de­vrait marquer le début d’une ère nouvelle dans les rapports entre gouvernants et gou­vernés. La transparence, dans les pays dé­mocratiques, s’impose. Le mensonge est la plus mauvaise et la plus bête des défen­ses."

Voici l’article original au format PDF publié par Paris Match le 23 mai 1986.


Lire l'article complet, et les commentaires