Le conseil de l’Europe face au « livre noir du communisme »

par Daniel RIOT
lundi 23 janvier 2006

En quoi une condamnation des crimes communistes par l’Assemblée de l’Institution paneuropéenne des Droits de l’Homme et de la démocratie serait-elle choquante ?

Mikis Theodorakis a été le premier à « s’insurger ». Nombre de partis communistes européens -le grec et le français notamment- crient au scandale. Alors que la Russie s’apprête à présider le Comité des ministres, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe examine une proposition-résolution sulfureuse, qui ravive les polémiques provoquées (entre autres) en 1997 par la publication du « Livre noir du communisme », cet ouvrage collectif publié chez Laffont et dirigé par Stéphane Courtois. Cette assemblée représentative des parlements de 46 pays veut être mercredi prochain la première institution internationale à condamner "les crimes des régimes communistes totalitaires".

Le rapporteur , le Suédois Göran Lindblad, membre du groupe du Parti populaire européen (PPE, droite), a vu son rapport approuvé en commission , malgré l’hostilité des délégués russes, et il espère, bien sûr, que l’hémicycle de Strasbourg le suivra, mercredi 25 janvier : "Les crimes communistes n’ont jamais été condamnés par la communauté internationale, à la différence des crimes du nazisme". D’ailleurs, le même jour, l’assemblée du Conseil de l’Europe examine un rapport sur la nécessité de combattre la résurgence du nazisme.

Ce rapport contre les "crimes commis par les régimes communistes "est contesté dans son existence même : « Du passé faisons table rase » prend un sens nouveau pour nombre de communistes aujourd’hui... Il est contesté aussi au nom des « communistes qui ont résisté au nazisme et l’ont combattu » : c’est la première source de la colère de Mikis Théodorakis. Il est contesté aussi parce qu’il préconise des révisions des livres d’histoire, et invite les PC qui ne l’ont pas encore fait à exercer leur auto-critique : « liberticide », s’exclame-t-on au PCF. Il est surtout contesté en raison du rapprochement fait entre nazisme et communisme : « une ignominie », dit un communiqué du PCF. C’est, bien sûr, oublier bien des choses, à commencer par le pire des symboles des deux totalitarismes : BUCHENWALD, près de WEIMAR....
La question n’est pas nouvelle : les deux totalitarismes ne sont pas semblables, par leur nature même et leurs motivations. L’hitlérisme est un « idéal », qui s’est réalisé avant d’être vaincu par les armes (et non par les arguments, comme le souligne justement Pierre Legendre). Le stalinisme est un idéal trahi.

« Pour le Parti communiste français, le stalinisme est une perversion terrible d’un idéal communiste qui ne peut pas séparer l’égalité et la liberté, la justice sociale et les droits imprescriptibles de la personne », précise aujourd’hui un communiqué du PCF, en soulignant qu’il « n’a pas attendu la chute de l’URSS pour condamner les violations des libertés qui ont si longtemps bafoué, et, parfois, continuent de bafouer, les principes humanistes et démocratiques qui sont le cœur du projet communiste ».

Le PCF va même plus loin : « Ce n’est pas l’idée communiste, mais sa dénaturation qui a produit les crimes. En identifiant le communisme et le nazisme, le projet vise à nier la place tenue par les communistes, à partir de leurs valeurs, dans le combat acharné contre le fascisme. De fait, il participe de la négation de l’exceptionnalité du phénomène nazi. Il contribue ainsi à la banalisation du génocide des Juifs. »

Ce n’est évidemment ni l’esprit, ni le but du projet de résolution. Sur ce point précis, le PCF « oublie » que l’antisémitisme a marqué aussi le stalinisme, même si ce constat n’enlève rien à la spécificité de la Shoah. Le PCF et ceux qui ont lancé une campagne contre ce débat et contre le projet de résolution oublient que quelles que soient leurs différences, nazisme et communisme d’Etat constituent, selon la formule de François Furet dans Le passé d’une illusion, les « deux faces d’un même monstre totalitaire ».

Le rapporteur du Conseil de l’Europe peut faire quelques constats qui justifient pleinement son initiative, d’ailleurs très tardive :

1) La réalité des chiffres. Sans reprendre ceux (contestés) du Livre noir du communisme, il est clair que le rapport de l’ouvrage est incontestable sur ce point :
« Les régimes communistes ont été marqués par une violation massive des droits de l’homme, dès l’origine. Pour arriver au pouvoir et s’y maintenir, les régimes communistes sont allés au-delà des assassinats individuels et des massacres à l’échelle locale, et ont intégré les procédés criminels dans le système de gouvernement. Il est vrai que quelques années après l’établissement du régime dans la plupart des pays européens, et au bout de dix ans en Union soviétique et en Chine, la terreur a quelque peu perdu de sa violence initiale. Toutefois, le « souvenir de la terreur » a joué un rôle important dans les sociétés, la menace potentielle remplaçant les atrocités réelles. De plus, si la nécessité s’en faisait sentir, ces régimes recourraient à la terreur, comme on a pu le voir en Tchécoslovaquie en 1968, en Pologne en 1971, 1976 et 1981, ou en Chine en 1989. Cette règle est valable pour tous les régimes communistes, historiques et actuels, quel que soit le pays.
D’après de prudentes évaluations (les chiffres exacts ne sont pas connus) le nombre de personnes tuées par les régimes communistes répartis en pays ou régions s’établit comme suit2 :
- Union soviétique : 20 millions de victimes
- Chine : 65 millions
- Vietnam : 1 million


- Corée du Nord : 2 millions
- Cambodge : 2 millions
- Europe orientale : 1 million
- Amérique latine 150 000
- Afrique : 1,7 million
- Afghanistan : 1,5 million
Ces chiffres recouvrent des situations très diverses : exécutions individuelles et collectives, décès dans les camps de concentration, victimes de la faim et des déportations. Mais faut-il les « oublier » ?
"Le grand public est d’ailleurs très peu conscient de ces crimes, et l’on constate une inquiétante nostalgie dans certains pays", regrette le rapporteur du Conseil d’une Europe "qui est le gardien des droits de l’homme, et dont tous les anciens pays communistes d’Europe sont membres, à l’exception de la Biélorussie".

2) Quinze ans après la dissolution de l’URSS, les révélations des archives soviétiques et des pays de l’Est le prouvent sans discussion : le communisme et le nazisme sont de même nature. Les deux idéologies, d’après l’historien Alain Besançon, se donnent comme objectif de parvenir à une société parfaite en arrachant le principe mauvais qui lui fait obstacle. D’un côté, les "races inférieures", de l’autre les "capitalistes" et assimilés. Pour créer l’homme nouveau, les deux régimes n’hésiteront pas à légitimer le meurtre de masse, à déporter les peuples, à affamer des régions entières.
Communisme, nazisme, tous les régimes totalitaires usent des mêmes méthodes. Embrigadement des jeunes, propagande dès l’école, militarisation de la société, culte de la personnalité du chef, suppression des libertés individuelles, traque systématique et sans scrupule des opposants, répression aveugle et sans pitié, etc. L’objectif : asservir complètement le peuple, pour en faire ce que l’on veut.
Le communisme d’Etat, tel qu’il a été pratiqué, répond aux critères du totalitarisme selon Hannah Arendt (« Les mouvements totalitaires sont des organisations massives d’individus atomisés et isolés »), et Raymond ARON, ( Démocratie et totalitarisme, Folio Essais, Gallimard, 1965 : « Il me semble que les cinq éléments principaux sont les suivants :

  1. Le phénomène totalitaire intervient dans un régime qui accorde à un parti le monopole de l’activité politique.
  2. Le parti monopolistique est animé ou armé d’une idéologie à laquelle il confère une autorité absolue et qui, par suite, devient la vérité officielle de l’État.
  3. Pour répandre cette vérité officielle, l’État se réserve à son tour un double monopole, le monopole des moyens de force et celui des moyens de persuasion. L’ensemble des moyens de communication, radio, télévision, presse, est dirigé, commandé par l’État et ceux qui le représentent.
  4. La plupart des activités économiques et professionnelles sont soumises à l’État et deviennent, d’une certaine façon, partie de l’État lui-même. Comme l’État est inséparable de son idéologie, la plupart des activités économiques et professionnelles sont colorées par la vérité officielle.
  5. Tout étant désormais activité d’État et toute activité étant soumise à l’idéologie, une faute commise dans une activité économique ou professionnelle est simultanément une faute idéologique. D’où, au point d’arrivée, une politisation, une transfiguration idéologique de toutes les fautes possibles des individus et, en conclusion, une terreur à la fois policière et idéologique. [...] Le phénomène est parfait lorsque tous ces éléments sont réunis et pleinement accomplis. »

3) Le défaut de « devoir de mémoire » envers les crimes staliniens nuit à la « réconciliation des mémoires » entre les pays européens de l’Ouest et ceux qui ont subi le joug soviétique. C’est lui aussi qui, dans tous les pays, favorise le retour à une idéologie qui, derrière les slogans faciles et les exhortations généreuses, se traduit par un révolutionnarisme pernicieux et dangereux.
Sur ce dernier point, il est sûr que les réactions au projet de recommandation du Conseil de l’ Europe sont aussi intéressantes à analyser que le rapport présenté et débattu mercredi. Les analyses faites voilà des années par de bons observateurs comme Jean-François Revel, ou par des historiens comme Furet gardent (malheureusement) toute leur actualité .
1) Jean-François Revel, écrivait dans Le Figaro Magazine,du 12 février 2000 :
« Le refus vigilant de toute équivalence, de toute comparaison, même, entre nazisme et communisme, malgré la parenté de leurs structures étatiques et de leurs comportements répressifs, provient de ce que l’exécration quotidienne du nazisme sert de rempart protecteur contre l’examen attentif du communisme.(...). Selon la formule d’Alain Besançon, "l’hypermnésie du nazisme" détourne l’attention de "1’amnésie du communisme ».
2) « Le passé d’une illusion » reste une illusion au présent.... Furet a bien retracé l’histoire, « ce tour de prestidigitation » qui permet, comme l’écrivait le philosophe anglais Bertrand Russell dès 1921, de transformer une tyrannie, en Russie, en l’espoir d’une libération, hors de Russie. La Seconde guerre mondiale augmentera cet espoir, puisque l’URSS stalinienne, trahie par l’Allemagne nazie, contribuera largement à son effondrement et, avec elle, croit-on, au terrassement de l’hydre totalitaire. Pourtant, comme le montre Furet, dès l’entre-deux guerres, on soupçonne l’identité foncière du nazisme et du communisme. Des auteurs comme le marxiste allemand Karl Kautsky ou le révolutionnaire Boris Souvarine en font le thème central de leurs travaux....à redécouvrir.
3) A la différence du nazisme, le régime mis en place, en Russie, à partir de 1917, a bénéficié d’une véritable aura auprès des intellectuels européens. Marx est, bien sûr, le nom propre de ce « rayonnement ». Aucun penseur sérieux ne peut mettre en question le génie du philosophe. Nous ferions bien d’ailleurs de le relire aujourd’hui... pour maîtriser cette globalisation capitalistique mondial qui engendre une autre forme de totalitarisme.

Mais qui répond vraiment à quelques questions-clefs :
* « Staline est-il dans Lénine, et Lénine est-il dans Staline ? »
* L’indulgence, les visions sélectives, les compréhensions excessives envers les « crimes communistes » (voire les nostalgies cultivées) ne masquent-elles pas des refus de ce que nous vivons : la démocratie pluraliste, l’économie de marché, les droits de l’Homme ?
* Pourquoi, aujourd’hui encore, tant d’esprits jugent-ils préférable « d’avoir tort avec Sartre plutôt que raison avec Aron » ?
* Pourquoi les « mythes » du « Grand soir », des « lendemains qui chantent » occupent-ils encore une telle place dans les têtes ?
* Pourquoi ne parvient-on pas à mieux analyser les mécanismes qui conduisent à vouloir « renoncer démocratiquement à la démocratie », comme le dit Pierre Legendre ?

Ce sont ces questions-là que pose en fait, au-delà du texte, le rapport examiné par le Conseil de l’Europe. Il ne s’agit pas seulement de mieux cerner les réalités du passé. Il s’agit de mieux préparer l’avenir, pour que l’histoire ne bégaie pas, et que de nouveaux cauchemars ne réapparaissent pas, en brun, en rouge, ou en tout autre couleur...


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