Les quatre étapes de la cosmologie, de Ptolémée à la gravité quantique

par Bernard Dugué
mercredi 16 mars 2022

Le défi de la gravité quantique dépasse l’enjeu d’une unification des deux piliers de la physique contemporaine (théorie quantique et cosmologie relativiste). Cette aventure scientifique pourrait avoir des conséquences dépassant le cadre de la physique, en débouchant sur une compréhension inédite du cosmos, de la nature, du temps, avec des répercussions en sciences biologiques et en philosophie de la conscience. Pour introduire cette étude, un rapide coup d’œil sur les quatre étapes de la cosmologie qui ont accompagné les transformations des savoirs depuis la Grèce présocratique jusqu’à l’ère de la cosmologie quantique. 

 

a) Jusqu’à la Renaissance tardive, les savants adhéraient à la thèse des épicycles héritée de Ptolémée qui l’énonça au second siècle de notre ère en perfectionnant un modèle grec hérité d’Hipparque deux siècles avant notre ère et dont le principe remonte à Aristote et son système cosmologique des 55 sphères emboîtées. Cette description adoptée pendant deux millénaires n’est pas à proprement parler une « image » du monde au sens moderne. L’époque des conceptions du monde est plus récente, elle arrive dans le sillage de la Révolution et des conquêtes napoléoniennes. Le mouvement des planètes est décrit à partir d’images construite à partir du cercle, la plus parfaite des figures. Le modèle est géocentrique, la terre est un point fixe interprété comme centre du cosmos. En cherchant un ordre dans l’univers, Ptolémée assumait l’héritage de Platon en construisant les figures les plus parfaites censées être tracées par la course des astres. Kepler vit dans les épicycles des artifices mathématiques et proposa une toute autre version en se basant sur le modèle héliocentrique inventé par Copernic. Cette nouvelle cosmologie nous paraît moderne et semble ouvrir à la voie à la gravitation de Newton. Mais ce n’est pas pour autant que Kepler est un moderne et c’est même le contraire. La conception képlérienne de l’univers est animiste. Non seulement les planètes ont une âme qui se manifeste par la lumière émise, mais aussi les planètes se meuvent grâce à une âme qui est selon Aristote la forme d’un corps qui a la vie en puissance. En fait, Kepler transfère la propriété du monde vivant animé vers le ciel. La forme géométrique tracée par les planètes est produite par une âme, qui génère également le mouvement. Pour Kepler, les six planètes qu’il connaissait semblaient jouer une symphonie pour le soleil.

 

b) Newton a fourni une conception inédite du cosmos en plaçant les corps sur une scène spatiotemporelle fixe, absolue, en expliquant leur trajectoire par une force attractive de gravité dont le calcul pour deux corps massiques m et M fait grâce à une formule assez triviale (F = G.m.M/r2). Les corps s’attirent mutuellement mais personne n’a pu détecter cette mystérieuse action à distance vouée à disparaître à l’instar du phlogistique, ce fluide calorique vite enterré après les explications de la thermodynamique statistique. L’univers est compris comme la somme des objets qui s’y trouvent et qui interagissent sur une scène fixe. La conception newtonienne est parfaitement cohérente avec une philosophie mécaniste et s’insère dans l’esprit d’une époque marquée par la vie active plus que la contemplation. La science mécaniste a un prix, elle accompagne et propulse le désenchantement.

 

c) Après Einstein, la conception newtonienne s’effondre. Il n’y a plus de scène fixe, cette sorte d’écran spatiotemporel étranger à la matière sur laquelle se déplacent les choses matérielles. Le cosmos relativiste est construit avec le principe du champ et des sources. Les masses façonnent la scène sur laquelle elles jouent et donc l’espace-temps n’est plus indifférent à la matière. Les « masses relativistes » sont à l’image d’araignées tissant ensemble une toile sur laquelle elles se déplacent comme si elles captaient les vibrations et les tensions de la toile indiquant où se trouve chaque araignée présente dans le cosmos et participant au tissage de l’espace-temps. Les objets conservent leur propriété mais le cosmos dépasse la somme des parties avec l’émergence d’un espace-temps produits par une communauté des objets jouant de leur influence réciproque et donc, l’existence de cet espace-temps ne peut être expliquée indépendamment des masses qui le façonnent, le modèlent, le font émerger, tel un phénotype dont on ignore la nature exacte du génotype, autrement dit, l’ADN du cosmos en quelque sorte. C’est sans doute une des failles de cette cosmologie amenée à s’effacer au profit de la gravité quantique. Il n’en reste pas moins que la cosmologie d’Einstein marque une rupture avec la mécanique classique fondée sur des grandeurs (vitesse, énergie, potentiel…) attribuées à un point matériel pourvu de quatre coordonnées. La relativité générale est bâtie avec les principes de la physique du champ alors que la métrique est influencée par la matière disposée dans le cosmos.

 

d) Avec la gravité quantique une ère nouvelle se dessine. Un monde matériel caché devient une partie de l’explication et la chose expliquée ne se réduit pas aux changements de position des corps célestes et à la forme de la géométrie de l’étendue. Les physiciens du XXIe siècle se posent une toute autre question. Pourquoi et comment un ordre émerge dans la Nature à partir d’une articulation entre les choses extrêmement petites et l’immensité du cosmos ? Ce changement de vision ne peut que troubler un physicien rompu à la mécanique classique ou même quantique. La réalité cachée doit être précisée pour éviter toute méprise. Il ne s’agit pas d’une réalité cachée parce qu’elle est microscopique, comme par exemple un virus ou une molécule qui, si l’on utilise les puissant moyens d’observations, apparaissent sous forme d’images fournies par les microscopes électroniques et sont conçus alors comme des objets. Le réel fondamental voilé se situe derrière la « couche » matérielle accessible et « transitant » par le monde étendu et sensible. La gravité quantique se conçoit alors sous l’angle d’un encodage quantique de la forme que prend le cosmos avec la disposition des corps célestes. Le déploiement du monde manifeste est alors la résultante de deux processus, encodage et décodage. L’encodage suppose que la matière du cosmos possède une mémoire équivalente à l’ADN cellulaire, une mémoire archétypale, fonctionnant de pair avec le cosmos manifeste perçu comme phénotype. Il ne reste plus aux physiciens qu’à jouer avec les notions et les mathématiques, de concert avec les philosophes qui ont leur mot à dire car le cosmos compris avec la gravité quantique pourrait bien coïncider avec l’ouvert des philosophes et le concept de Dasein élaboré par Heidegger. D’ailleurs, le Dasein est un « cosmos mouvant » qui prend conscience de lui-même et se pense avec la complicité de l’homme qui est partie prenante dans cette quête.

 

La gravité quantique doit expliquer l’émergence de l’univers comme s’il était un immense phénotype encodé par un ADN du cosmos dont on cherche le support matériel en privilégiant les particules. L’image de l’ADN n’a qu’un intérêt heuristique ; j’aurais pu aussi utiliser l’image d’une partition de musique, chaque note étant jouée par une particule, ce qui rappelle l’univers animé de Kepler et sa symphonie céleste. Le rayonnement issu de la « matière quantique » permet aux parties du cosmos de communiquer, d’envoyer et de recevoir des signaux, d’échanger de l’énergie et de créer les conditions pour l’émergence de la vie. La gravité quantique doit expliquer la disposition des corps dans l’espace mais aussi les réglages entre la phénoménologie causée par le magnétisme et cette disposition des masses causée par la gravité. Or, ces masses étant composée de matière, la confrontation avec le modèle standard des particules est inévitable. Le défi scientifique est fascinant. Il n’est pas certain que le chemin puisse contourner la métaphysique et la philosophie. Et il se pourrait bien que la gravité quantique annonce la conjuration du désenchantement et la sortie possible de la modernité.

 

A suivre peut-être.........


Lire l'article complet, et les commentaires