Manon Lescaut : l’incipit...

par rosemar
vendredi 30 septembre 2022

Le mot "incipit" vient d'un verbe latin à la troisième personne et se traduit par "il commence".

L'incipit désigne donc la ou les premières pages d'un roman... Traditionnellement, l'incipit a deux fonctions essentielles :

- une fonction informative : il s'agit d'informer le lecteur sur les temps, lieux, personnages.

- une fonction attractive : il convient d'inciter le lecteur à poursuivre la lecture, et de susciter sa curiosité...

On retrouve ces deux fonctions dans l'incipit du roman de Prévost : Manon Lescaut...

 

I) Fonction informative dans un récit réaliste :

1) Le narrateur parle à la première personne "je", dès la première phrase : on sait qu'il s'agit du Marquis de Renoncour ( Le roman Manon Lescaut était à l'origine inséré dans un ensemble plus vaste : Les Mémoires d'un homme de qualité.)

Le Marquis évoque sa première rencontre avec les héros de l'histoire : Manon et Des Grieux. Le récit se présente donc comme un véritable témoignage : une façon d'authentifier le récit par l'emploi de la première personne. C'est un témoin fiable, crédible qui s'exprime, un homme de qualité.

2) Des renseignements nous sont donnés sur le cadre : un cadre ordinaire, familier, il s'agit d'une scène de rue où l'on voit la populace, "tous les habitants" se précipiter pour assister à l'arrivée d'un convoi. On perçoit quelques détails réalistes : "mauvaise hôtellerie... deux chariots couverts... des maisons... des chevaux fumants".

3) Le lieu est situé précisément : Pacy sur Eure, une ville réelle située en Normandie.

On relève aussi plusieurs noms propres : "Le Havre de Grâce... Paris (Des Grieux a suivi Manon depuis Paris)... l'Amérique : c'est la destination du convoi.

4) Des allusions à l'actualité de l'époque : la Régence... Une nouvelle colonie avait été récemment conquise par Louis XIV : la Louisiane. Pour la peupler, on avait recours à des déportations forcées de filles de joie, de détenues. Pour encadrer ces convois, on venait de créer un corps spécial de militaires : des "archers" avec un uniforme particulier "une bandoulière et un mousquet."

Ces archers avaient mauvaise réputation : ils étaient cupides, brutaux. Un des archers s'exprime dans un discours direct, ce qui authentifie la scène.

5) Quelques détails réalistes émaillent le récit.

"filles enchaînées... la saleté du linge de Manon... l'hôpital" : il s'agit de l'hôpital de la Salpêtrière qui était à l'époque une prison où l'on enfermait les fous, les mendiants, les filles de joie.

 

II La fonction attractive

1) Prévost attire notre regard par une scène spectaculaire, très visuelle : la populace se précipite pour observer un convoi, une scène intense quasi cinématographique.

Le verbe "voir" est utilisé dès le début de l'extrait. Plus loin, on trouve le mot "spectacle".

Les verbes de mouvement traduisent l'élan de la foule attirée par ce spectacle : "se précipitaient... courir... la populace qui s'avançait... se poussant."

2) La curiosité des gens et du narrateur lui-même (le marquis de Renoncour) renvoie aussi à la curiosité du lecteur comme une mise en abîme : le lecteur s'identifie au narrateur et voit la scène en même temps que lui.

3) Les personnages suscitent aussi notre curiosité : 

Manon a un "air et une figure peu conformes à sa condition", elle ressemble à "une personne de premier rang". Manon se distingue des autres, elle apparaît unique.

Pourtant, Manon n'est pas vraiment décrite, elle reste une énigme, sa beauté est suggérée mais n'est pas détaillée. Elle est souvent associée aux verbes "paraître, sembler".

On connaît seulement l'impression, les sentiments qu'elle produit sur les autres : "je vis quelque chose d'assez touchant... du respect et de la pitié... " On a une connaissance lyrique du personnage qui attire immédiatement la sympathie.

Des Grieux, lui, est présenté par un des archers : c'est l'image même de la passion, de la fidélité, une figure tragique associée à des pleurs. On relève des expressions hyperboliques : "enseveli dans une rêverie profonde... je n'ai jamais vu de plus vive image de la douleur."

Le personnage est décrit aussi en termes élogieux soulignés par des adverbes d'intensité : "un air si fin et si noble". Lui aussi apparaît attirant, énigmatique : il n'est pas décrit précisément.

Les deux héros apparaissent distingués et s'opposent au milieu populaire évoqué au début.

 

III La composition du roman et sa technique

1) En fait, dès le début du roman, le lecteur apprend ce que sera le sort de Manon : elle sera déportée en Amérique : avant de connaître en détail l'histoire d'amour des deux héros, leur rencontre, leurs aventures, on sait en partie ce qui va leur arriver.

Quel est l'effet produit ? Une sorte de fatalité pèse sur les personnages comme dans les tragédies antiques où tout est raconté dans le prologue : on entre tout de suite dans le drame.

2) Le roman au XVIII ème siècle est encore influencé par l'esthétique théâtrale : on trouve dans le roman de nombreux aspects qui font songer à la tragédie classique.

Nous avons là une véritable scène de théâtre tragique : Manon est au centre de la scène, la lumière est concentrée sur elle, tout le monde la regarde : la foule, une vieille femme, l'homme de qualité...

Les autres personnages jouent le rôle de figurants. La vieille femme commente l'action comme le choeur dans les tragédies antiques. On peut noter l'expressivité de ses gestes : "joignant les mains et criant que c'était une chose barbare..."

3) On retrouve dans cet incipit les ressorts essentiels de la tragédie classique : "horreur et compassion", la terreur et la pitié, selon la définition d'Aristote. Les exclamations de la vieille femme soulignent le tragique. 

Comme au théâtre, il y a là tout un art de la préparation et de l'attente. Et bien sûr le style direct utilisé à plusieurs reprises dans cet incipit fait songer aussi à l'art théâtral.

 

 

Cet incipit parvient à intéresser le lecteur avide de connaître le destin de ces deux êtres d'exception dans un convoi de déportés. Manon et Des Grieux sont des héros romanesques fascinants.

Manon incarne la fatalité de la passion : c'est une figure de rêve, une beauté idéale qui rayonne et envoûte...

Le style reste classique : plein de pudeur, de retenue : aucune vulgarité dans l'évocation du convoi.

 

 

 

Le texte :

 "Ayant repris mon chemin par Évreux, où je couchai la première nuit, j’arrivai le lendemain pour dîner à
Pacy, qui en est éloigné de cinq ou six lieues. Je fus surpris en entrant dans ce bourg, d'y voir tous les habitants en alarme. Ils se précipitaient de leurs maisons pour courir en foule à la porte d'une mauvaise hôtellerie, devant laquelle étaient deux chariots couverts. Les chevaux, qui étaient encore attelés et qui paraissaient fumants de fatigue et de chaleur, marquaient que ces deux voitures ne faisaient qu'arriver. Je m'arrêtai un moment pour m'informer d'où venait le tumulte ; mais je tirai peu d'éclaircissement d'une populace curieuse, qui ne faisait nulle attention à mes demandes, et qui s'avançait toujours vers l'hôtellerie, en se poussant avec beaucoup de confusion. Enfin, un archer revêtu d'une bandoulière, et le mousquet sur l'épaule, ayant paru à la porte, je lui fis signe de la main de venir à moi. Je le priai de m'apprendre le sujet de ce désordre. Ce n'est rien, monsieur, me dit-il ; c'est une douzaine de filles de joie que je conduis, avec mes compagnons, jusqu'au Havre-de-Grâce, où nous les ferons embarquer pour l'Amérique. Il y en a quelques-unes de jolies, et c'est apparemment ce qui excite la curiosité de ces bons paysans. J'aurais passé après cette explication, si je n'eusse été arrêté par les exclamations d'une vieille femme qui sortait de l'hôtellerie en joignant les mains, et criant que c'était une chose barbare, une chose qui faisait horreur et compassion. De quoi s'agit-il donc ? lui dis-je. Ah ! monsieur, entrez, répondit-elle, et voyez si ce spectacle n'est pas capable de fendre le cœur ! La curiosité me fit descendre de mon cheval, que je laissai à mon palefrenier. J'entrai avec peine, en perçant la foule, et je vis, en effet, quelque chose d'assez touchant. Parmi les douze filles qui étaient enchaînées six par six par le milieu du corps, il y en avait une dont l'air et la figure étaient si peu conformes à sa condition, qu'en tout autre état je l'eusse prise pour une personne du premier rang. Sa tristesse et la saleté de son linge et de ses habits l'enlaidissaient si peu que sa vue m'inspira du respect et de la pitié. Elle tâchait néanmoins de se tourner, autant que sa chaîne pouvait le permettre, pour dérober son visage aux yeux des spectateurs. L'effort qu'elle faisait pour se cacher était si naturel, qu'il paraissait venir d'un sentiment de modestie. Comme les six gardes qui accompagnaient cette malheureuse bande étaient aussi dans la chambre, je pris le chef en particulier et je lui demandai quelques lumières sur le sort de cette belle fille. Il ne put m'en donner que de fort générales. Nous l'avons tirée de l'Hôpital, me dit-il, par ordre de M. le Lieutenant général de Police. Il n'y a pas d'apparence qu'elle y eût été renfermée pour ses bonnes actions. Je l'ai interrogée plusieurs fois sur la route, elle s'obstine à ne me rien répondre. Mais, quoique je n'aie pas reçu ordre de la ménager plus que les autres, je ne laisse pas d'avoir quelques égards pour elle, parce qu'il me semble qu'elle vaut un peu mieux que ses compagnes. Voilà un jeune homme, ajouta l'archer, qui pourrait vous instruire mieux que moi sur la cause de sa disgrâce ; il l'a suivie depuis Paris, sans cesser presque un moment de pleurer. Il faut que ce soit son frère ou son amant. Je me tournai vers le coin de la chambre où ce jeune homme était assis. Il paraissait enseveli dans une rêverie profonde. Je n'ai jamais vu de plus vive image de la douleur. Il était mis fort simplement ; mais on distingue, au premier coup d'oeil, un homme qui a de la naissance et de l'éducation. Je m'approchai de lui. Il se leva ; et je découvris dans ses yeux, dans sa figure et dans tous ses mouvements, un air si fin et si noble que je me sentis porté naturellement à lui vouloir du bien. Que je ne vous trouble point, lui dis-je, en m'asseyant près de lui. Voulez-vous bien satisfaire la curiosité que j'ai de connaître cette belle personne, qui ne me paraît point faite pour le triste état où je la vois ? Il me répondit honnêtement qu'il ne pouvait m'apprendre qui elle était sans se faire connaître lui-même, et qu'il avait de fortes raisons pour souhaiter de demeurer inconnu. Je puis vous dire, néanmoins, ce que ces misérables n'ignorent point, continua-t-il en montrant les archers, c'est que je l'aime avec une passion si violente qu'elle me rend le plus infortuné de tous les hommes."

Extrait de la première partie de Manon Lescaut - L'abbé Prévost

 

Le blog :

http://rosemar.over-blog.com/2022/05/manon-lescaut-l-incipit.html

 


Lire l'article complet, et les commentaires