Se taire sur le conflit en Terre Sainte

par Rémy Mahoudeaux
mardi 21 mai 2024

Tout est piégeux dans ce conflit qui dure depuis si longtemps. S'exprimer, c´est s'exposer à prendre des horions, virtuels ou non. Comme si la neutralité était impossible. Nous serions tous sommés de prendre parti.

Il y a déjà ce titre qui mécontentera tout le monde. La Terre Sainte, ce n'est pas un état, ni même une géographie aux contours définitifs. Si vous parlez de « Palestine » pour désigner toute la région ou seulement la Cisjordanie et la bande de Gaza, vous avez choisi votre camp. De même, choisir d'user « d'entité sioniste » ou « d'Israël » indique clairement de quel côté vous vous situez. Alors, écrire « Terre Sainte », c'est refuser l´obstacle, c'est fuir avec une pirouette, et risquer de s´aliéner les deux camps. Et d´autres mots sont encore plus dangereux : prenez « sionisme » par exemple. Il y a un sionisme historique qui s´achève avec la création de l´État d´Israël. Est-ce le même qui se poursuit avec la loi du retour ? Et puis, il y a l'expansion, de facto, de la souveraineté d´Israël sur de nouveaux territoires. Et puis il y a les idéologies d´appropriation de toute la Terre Sainte, peut-être au prix du génocide de tous ceux d’en face qui s´y opposeraient, ou de leur exil. Est-il sain d´user d´un mot qui peut prendre tant de sens différents ?

Sans doute faut-il opposer à cette séparation en deux camps antagonistes une autre césure : celle entre victime et bourreau. Même si une personne peut passer de l’une de ces catégories à l’autre sans préavis ni indemnités, au gré des circonstances. Et bien sûr, il faudrait épouser la cause des victimes, toutes les victimes. Elles ont besoin de compassion, de consolation, d’aides, de prières. Mais les bourreaux, eux aussi, ont besoin de prières, et sans doute plus.

Bien sûr, nous sommes gavés par des informations et des désinformations dramatiques à souhait. La corde émotionnelle supplée aux faits et à leur analyse. C´est normal, c´est par l'émotion plus que par la rationalité que l´on dirige les peuples. Des rafales de stimuli nous sont proposées en continu, qui engendreront indignation, colère, dégoût, compassion, solidarité, répulsion, parfois enthousiasme et admiration : la guerre a besoin de héros. Mais la dictature de l´instant nous interdit de contrôler, de douter, de relier, d´évaluer, de contextualiser, de comparer, de mettre en perspective, de penser, en bref. Il nous est juste demandé de nous émouvoir et d’adhérer a un « narratif », ce nouveau nom tellement plus branché pour désigner la propagande. Connaître la vérité est une gageure.

Ce serait bien de regarder le temps long, pour tenter de comprendre. Oui, il faut sortir de cette dictature de l’émotionnel instantané. Mais sommes-nous seulement capables, au prix de multiples analyses aussi objectives et fouillées que possible, de parvenir à dire qui et quoi est juste, et qui et quoi est injuste, et peser et pondérer la somme de tous les justes et de tous les injustes pour tenter de déterminer ne serait-ce que l’esquisse d’une solution la moins injuste possible ? Là encore, le second précepte1 du discours de la méthode de René Descartes nous est peut-être cher à nous français, mais il est un outil illusoire face à tant de différentes causes combinées qui ont tant d’inextricables et parfois contradictoires effets. Oui, ce serait bien, en théorie, le temps long pour « débrouiller les œufs2 ». Mais ce n’est sans doute pas possible, c’est trop compliqué, trop indémerdable, si vous permettez cette familiarité. La raison ne tranchera pas nettement.

Enfin, il y a nos doubles standards dont certains sont hérités par nos culpabilités collectives, prégnantes dans notre société, qu’elles soient justifiées ou non. Principalement celle de la Shoah et celle du colonialisme. Elles sont dans ce cas d’espèce antagonistes, mais nul doute qu’elles altèrent nos perceptions.

La perspective de paix que les accords d’Oslo avait ouverte est bien morte, torpillée par tant d’intérêts bellicistes. Le psalmiste a beau chanter «  Amour et vérité se rencontrent, justice et paix s’embrassent3 », c’est raté. La haine triomphe, la vérité fuit, la justice est hors d’atteinte et la paix une chimère.

C’est une litote de dire que toute guerre est fratricide. D’ailleurs les deux peuples qui s’affrontent ont pour salutation quotidienne salam aleykoum et shalom alekhem qui invoquent chacune la paix sur l’autre, et ces langues sont si incontestablement cousines ! Ce conflit a un goût de réchauffé de Caïn et Abel, d’Osiris et Seth, d’Étéocle et Polynice, de Romulus et Remus.

Il me faut jeter l’éponge et écrire que je ne peux rien écrire d’autre. C’est trop compliqué. Quitte à passer pour lâche, ou tiède, ou indécis, je refuse de faire pencher arbitrairement une telle balance d’un côté ou de l’autre. J’ai relu récemment une phrase de Golda Meir4 : « Nous vous pardonnerons peut-être un jour d’avoir tué nos enfants, mais nous ne vous pardonnerons jamais de nous avoir mis dans la situation de tuer les vôtres5 ». Elle avait tort. Après tant de sang et de larmes, quand la justice et l’équité sont hors d’atteinte, le pardon universel est l’unique voie d’accès vers la paix. Mais nous en sommes très loin.

Illustration : De l'épée à la charrue, sculpture de Yevgeny Vuchetich, 1959.
Cliché Neptuul CC BY-SA3.0

1Le second, de diviser chacune des difficultés que j’examinerois, en autant de parcelles qu’il se pourroit, et qu’il seroit requis pour les mieux résoudre.

2Unscramble the eggs

3Ps 84, 11

4Golda Meir, 1998-1978, premier ministre d’Israël de 1969 à 1974

5Citée par Jean Daniel dans La Prison juive


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